Lettre ouverte : « Démagogie contre pédagogie » (1993)
Nous étions en novembre 1993. Et comme d’autres enseignants, j’ai reçu un épais dossier, signé du Ministère de l’Education nationale et du groupe AXA, intitulé « Les années lycée ». Une agence en communication – Darjeeling » - était chargé, je cite, du « suivi opérationnel ». Quelle opération ? « Demander à quinze personnalités phares du monde des lettres, des articles et du spectacle, de la science du sport, de l’économie de retourner dans leur lycée d’origine pour y rencontrer les lycéens d’aujourd’hui et répondre à leurs questions. » Avec que objectif officiel ? C’est ce qu’on pourra lire plus loin. Sollicité en ma « qualité » d’ancien enseignant de M.C. Solaar, je décidais alors d’assortir mon obéissance d’une lettre ouverte. Une dernière précision : François Bayrou était alors Ministre de l’Éducation nationale.
C’est en professeur soucieux de remplir sa fonction le moins mal possible que j’ai accepté de contribuer à la préparation d’une rencontre entre les élèves de la classe de terminale où j’enseigne la philosophie et l’un de « mes » anciens élèves, M.C. Solaar, dont la personnalité est des plus attachantes et la créativité indiscutable. Laisser circuler un peu d’air frais à l’intérieur des établissements publics n’a jamais fait de mal à personne. Mais c’est en bon petit soldat de l’Education Nationale, que je me suis prêté, ce faisant, à une opération démagogique, sans grand danger il est vrai, mais symptomatique de la conception que M. Bayrou se fait de « l’Ecole de France ». Tant vaut l’objectif, tant vaut la méthode.
L’objectif ? « Transmettre aux lycéens inquiets pour leur avenir des repères et des valeurs d’exemples à travers les témoignages de personnalités qui illustrent concrètement la possibilité d’atteindre un objectif malgré les obstacles à franchir. Montrer à travers leur parcours que tout est possible, rien n’est joué d’avance. » Voilà pourquoi quinze personnalités vont à la rencontre des élèves d’une classe de terminale de leur lycée d’origine. Quant aux autres élèves, patience : AXA veille sur tous. Eux aussi bénéficieront de cette pédagogie par l’exemple où des saints, mais laïcs (dont la valeur n’est pas en cause ici) ont pour charge de leur indiquer le chemin des cieux, mais réduits à cette modeste gargote : Un objectif... Gardons-nous de préciser lequel : l’ANPE s’en chargera. Gardons-nous de préciser comment : les statistiques de l’échec scolaire, des handicaps sociaux, des parcours brisés sont soigneusement gardées à l’abri des regards candides. De cette façon, il sera aisé de montrer que « cent pour cent des gagnants ont joué ». Opération de magie sociale qui permet au pouvoir politique de se défausser de ses responsabilités en matière d’Education et de se déguiser en narrateur de contes de fée : les bergères finissent toujours par trouver leurs princes.
Reste la méthode. L’ensemble de l’opération est « sponsorisée » par les Assurances AXA, et deux journaux : Phosphore et Le Point. Qu’on se rassure : il s’agit d’un pur mécénat. Ils n’ont aucun intérêt particulier à défendre ! Leurs motivations pédagogiques sont purement laïques ! M. Bayrou en discutait sans doute à la tribune qu’il partageait, à l’occasion d’une Conférence de Presse commune, avec le P.D.G d’AXA... universellement connu pour ses responsabilités éducatives. Peut-être même est-il intervenu comme « consultant » quand il fut question d’abroger la loi Falloux. En tout cas, le partenariat n’est pas vain : des rencontres entre personnalités et lycéens doivent naître un dossier spécial et exclusif du Point et un livre diffusé gratuitement à près d’un million d’exemplaires à tous les élèves et professeurs de terminale. Pas de mécénat sans mise en spectacle. Il est vrai qu’une information objective, permettant d’évaluer des chances et des obstacles réels, serait d’une lecture rébarbative, même si sa diffusion est gratuite ! On aurait même besoin des enseignants et des conseillers d’orientation pour les expliquer. Tout cela serait terriblement... scolaire.
Cette opération de marketing, destinée à la promotion de ses organisateurs (et non de M.C. Solaar qui a pris de multiples précautions...), intervient dans le contexte de l’abrogation de la loi Falloux. Laïcité signifie : indépendance à l’égard de tous les pouvoirs, ouverture à tous les savoirs ; tous les pouvoirs, mais en sachant les distinguer pour les tenir à distance, - et tous les savoirs, mais en sachant les distinguer pour pouvoir les discuter. M. Bayrou traduit : dépendance à l’égard de tous les lobbies officiels et fermeture à l’égard de toutes les opinions privées ; mise en concurrence de tous les établissements dans la plus parfaite des inégalités et mise en tutelle de l’Ecole publique par la plus sournoise des hiérarchies. Au lieu de soustraire l’Ecole aux injonctions du marché, du spectacle, de la clientèle, on la soumet cyniquement à leurs exigences. Au lieu d’ouvrir l’Ecole à la diversité des opinions et à la multiplicité des savoirs (y compris en matière de religion), on l’enferme dans la neutralisation morose des débats d’idées et la normalisation de savoirs indifférenciés, au nom de laquelle « savoir se vendre » équivaut à « savoir penser ». Devrons-nous nous étonner si, un jour, il nous est demandé d’enseigner l’astrologie (en faisant silence sur les conceptions religieuses), d’animer des ateliers de démagogie (en taisant les conceptions sociales et politiques), de dispenser une pédagogie sponsorisée (en récitant les leçons de la philosophie de la réussite) ?
Sans attendre la réponse, je retourne dans ma salle de classe, pour proposer à mes élèves médusés (et râleurs : encore un devoir !), le sujet suivant : « Un philosophe officiel de l’Etat balladurien déclare : “Les succès de quelques-uns montrent que pour tous, tout est possible, rien n’est joué d’avance”. Qu’en pensez-vous ? » Je ne désespère pas de voir des adolescents lucides, dont on tente de se jouer, sourire devant tant de naïveté. J’espère les aider à découvrir quelle est la différence entre un slogan démagogique et une règle éthique. Mais la meilleure copie ne sera pas publiée dans Le Point.
Henri Maler, enseignant de philosophie
Lycée de *** (94)
Source : Rouge n°1578, 24 février 1994