Marx et l’appropriation sociale (2) : Ambiguïtés, dérives et esquisses

Comme on a tenté de l’établir dans la première partie de cette contribution, tout semble indiquer que Marx et Engels proposent de distinguer deux niveaux de socialisation, revêtant des formes spécifiques, mais rigoureusement articulés entre eux : appropriation étatique et l’appropriation coopérative. Rigoureusement articulés ? Ce serait ne tenir aucun compte des ambiguïtés qui persistent, des dérives qu’elles favorisent et des problèmes qui demeurent.

III. Ambiguïtés et dérives

Pour saisir ces ambiguïtés, c’est vers les écrits proprement théoriques contemporains de la rédaction du Capital qu’il convient de se tourner. Comme on l’a vu, Marx procède, dans ses écrits politiques, à une réévaluation progressive du mouvement coopératif après l’avoir frontalement critiqué. Désormais, cette réévaluation se fonde partiellement sur les progrès de la critique de l’économie politique. Quelle la place cette critique accorde-t-elle respectivement à l’étatisation et au mouvement coopératif dans le processus d’émancipation ?

1. Des ambiguïtés persistantes

Deux ambiguïtés persistantes laissent penser que l’appropriation sociale passe prioritairement par l’étatisation et que celle-ci ouvre la voie à une planification autoritaire, voire despotique.

1.1. Retour unilatéral de l’étatisation ?

Marx distingue, dans Le Capital, deux formes de négation de l’appropriation privée : les sociétés par actions et les coopératives [1]. Les sociétés par actions et les usines coopératives apparaissent ainsi comme des formes de transition vers un nouveau mode de production. Mais Marx souligne que ces deux formes sont essentiellement différentes, voire contradictoires.

Les sociétés par actions s’opposent au mode de production capitaliste dans les limites du mode de production capitaliste : elles s’opposent à lui, mais la transformation en sociétés par actions reste « prisonnière des lisières capitalistes »  :

« C’est là la suppression [Aufhebung] du capital en tant que propriété privée à l’intérieur du mode de production capitaliste lui-même ( …) Ce résultat du développement suprême de la production capitaliste est le point où passe nécessairement la reconversion du capital en propriété des producteurs, non plus comme propriété privée des producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés, propriété directement sociale. Par ailleurs, c’est le point par où passe la transformation du procès de reproduction encore rattachées à la propriété du capital en simple fonctions des producteurs associés (…) C’est la suppression [Aufhebung] du mode de production capitaliste à l’intérieur du mode de production capitaliste lui-même, donc une contradiction qui se détruit elle-même et qui, de tout évidence, se présente comme simple phase transitoire vers une forme nouvelle de production. (…) Dans le système des actions existent déjà l’opposition à l’ancienne forme, dans laquelle le moyen social de production apparaît comme propriété privée ; mais la transformation en actions reste elle-même prisonnière des lisières capitalistes [2]. »

En revanche, les usines coopératives, certes encore prisonnières du mode de production capitaliste, en préfigure le dépassement :

« À l’intérieur de la vieille forme, les usines coopératives des ouvriers elles-mêmes représentent la première rupture de cette forme (…) [3]. ».

L’évolution de Marx qui, dans le Manifeste, préconise l’étatisation des moyens de production et néglige les solutions coopératives, et finit, dans Le Capital, par présenter comme une forme positive de dépassement de l’appropriation privée laisse penser que l’étatisation des moyens de production, si elle doit être un moment transitoire, ne peut être dissociée de l’appropriation coopérative. Mais Marx ne tire pas toutes les conséquences de son diagnostic. C’est ainsi qu’il n’hésite pas à écrire ceci :

« Il faut considérer les entreprises capitalistes par actions, et, au même titre les usines coopératives comme des formes de transition du mode capitaliste de production au mode collectiviste [4].

Cette mise en équivalence ouvre la voie au retour de la figure de l’appropriation sociale sous la forme exclusive de l’étatisation. Comment ?

Pour le comprendre, il faut s’arrêter un instant sur le rôle reconnu aux sociétés par actions.

« Résultat du développement suprême de la production capitaliste », elles constituent un point de transition nécessaire pour deux raisons convergentes mais différentes : parce qu’elle forment, selon Marx, « le point par où passe nécessairement la reconversion du capital en propriété des producteurs non plus comme propriété privée des producteurs particuliers, mais en tant que propriété des producteurs associés », ainsi que « le point par où passe la transformation de toutes les fonctions du procès de reproduction encore attachés à la propriété du capital en simples fonctions des producteurs associés, propriété directement sociale [5]. »

Conséquence : de ces deux négations de la propriété privée, Engels ne retiendra parfois que la dynamique d’étatisation, au point de négliger le rôle des coopératives.

(1) Précisément, le retour de l’étatisation coupée de la coopération apparaît quand prévaut la perspective d’une transformation des sociétés par actions en propriété d’État, notamment dans l’Anti-Dühring qu’Engels achève de rédiger en 1878 (et dont Socialisme utopique et socialisme scientifique, en 1880, reprend les principaux passages) [6].

Certes, Engels, dans son éloge de l’activité de Robert Owen ne manque pas de souligner la portée des sociétés coopératives :

« C’est ainsi qu’il [Owen] introduisit comme mesure de transition menant à une organisation entièrement communiste de la société, d’une part, les sociétés coopératives (coopératives de consommation et de production) qui, depuis, ont au moins fournit la preuve pratique que le marchand ainsi que le fabricant sont des personnages dont on peut très bien se passer (…) [7]. ».

Mais lorsqu’il en vient à l’examen des conditions du passage au communisme, c’est la perspective de l’étatisation qui occupe tout le devant de la scène, rendue possible et nécessaire, notamment, par l’existence même des trusts [8] :

« Quoi qu’il en soit, avec trusts ou sans trusts, il faut finalement que le représentant officiel de la société capitaliste, l’État, en prenne la direction ».

Nulle illusion cependant sur un quelconque capitalisme d’État :

« (…) ni la transformation en sociétés par action, ni la transformation en propriété d’État ne supprime la qualité de capital des forces productives. (…). Le rapport capitaliste n’est pas supprimé, il est au contraire poussé à son comble. »

Que va-t-il alors se passer ? C’est ce qu’annonce ce fragment de dialectique : « Mais arrivé à ce comble, il se renverse. » Que ce renversement puisse ne pas s’effectuer n’est pas encore enseigné par la théorie et par l’histoire.

Engels glisse alors insensiblement d’une formule qui suggère un renversement inévitable à des formulations qui indiquent qu’il est possible, simplement possible :

« La propriété d’État sur les forces productives n’est pas la solution du conflit mais elle renferme le moyen formel, la façon d’approcher la solution. Cette solution peut consister seulement dans le fait que la nature sociale des forces productives modernes est effectivement reconnue, que le mode de production d’appropriation et d’échange est mis en harmonie avec le caractère social des moyens de production. »

.

Comment ? La réponse suit :

« Et cela ne peut se produire que si la société prend possession ouvertement et sans détours des forces productives qui sont devenue trop grandes pour toute autre direction que la sienne. ».

Comment s’opère cette « prise de possession des moyens de production par la société » (p. 319) ? Rien ne le dit. Quant à l’absence de détours, elle signifie que l’État s’est éteint : au point d’être absorbé par la société ?

Quoi qu’il en soit, les coopératives, dans ce texte, ne semblent plus occuper aucune place dans le processus d’appropriation sociale. L’étatisation prépare la socialisation, comprise comme prise en charge directe et sans détour des forces productives par la société elle-même

(2) Dans la Critique du Programme d’Erhfurt (1891), Engels réitère et surenchérit au point de voir dans les trusts un point de passage vers la planification :

« La production capitaliste des sociétés par actions n’est déjà plus une production privée, mais une production pour le compte d’un grand nombre d’associés. Et si nous passons des sociétés par actions aux trusts qui se soumettent et monopolisent des branches entières de l’industrie, alors ce n’est pas seulement la fin de la production privée, mais encore la cessation de l’absence de plan [9]. »

À suivre cette pente, l’étatisation menace d’absorber la socialisation ou la socialisation se réduire au couplage entre l’étatisation (certes prolétarienne…) et la planification (sans doute démocratique…). On sait quelles politiques tenteront de se doter de titres de noblesse théorique en se fondant sur cette présentation unilatérale que tant d’autres (d’Engels lui-même) contredisent.

Or ce n’est pas la seule ambiguïté.

1.2. Maintien du despotisme ?

Les coopératives sont à la fois une forme de propriété et une forme d’appropriation : ces deux dimensions (que l’inflation des discours sur l’autogestion incite souvent à confondre) doivent être nettement distinguées. Les coopératives, répétons-le, relèvent d’une forme de propriété, non pas commune mais exclusive, dans la mesure où elles sont conçues ou pratiquées comme des entreprises qui appartiennent exclusivement aux travailleurs associés en coopérative. Mais les coopératives mettent en œuvre en même temps une forme d’appropriation sociale dans la mesure où elles placent la coopération des travailleurs dans le travail sous leur propre contrôle. Dans cette perspective, les coopératives de production sont avant tout une réponse au despotisme d’entreprise. Il convient donc de revenir sur les analyses de Marx sur le sujet, dans les écrits de critiques de l’économie politique qui s’étendent de 1957 à 1865 [10].

Le point de départ de l’analyse de Marx est constitué par l’analyse de la coopération dans le travail, et d’abord de la coopération simple. Marx présente la coopération simple comme la forme simple de la soumission formelle du travail au capital qui – c’est décisif – demeure sous-jacente aux formes de la soumission réelle [11]. Par soumission formelle, Marx entend le simple passage du travail sous les ordres du capital, sans transformation du procès de travail. Par soumission réelle, Marx entend la soumission qui engendre une transformation du procès de travail lui-même. Plus exactement, c’est avec la coopération que s’effectue le passage la subsomption simplement formelle à la subsomption réelle [12].

La direction de la coopération capitaliste revêt une forme spécifique : au lieu d’être une « fonction particulière du travail à côté d’autres fonctions particulières » elle est la puissance qui réalise l’unité de travailleurs « comme une unité qui leur est étrangère » [13]. Placée « sous le commandement du même capitaliste », la coopération prend la forme d’un travail planifié [14]. D’abord « conséquence formelle » du travail aux ordres du capitaliste, ce commandement devient une exigence fonctionnelle de l’exécution du procès de travail proprement dit. Mieux : « en tant que fonction spécifique du capital, la fonction de direction acquiert des caractères spécifiques » et revêt une forme despotique [15]. Ou, comparaison décisive : la coopération revêt la forme d’une armée qui repose sur une hiérarchie militaire [16].

Ainsi, la direction du procès de travail, au lieu d’être une simple fonction particulière au sein de ce procès, devient fonction exclusive et despotique du capital [17]. Plus exactement, ce sont à la fois l’association des producteurs et la direction du procès de travail qui deviennent – aliénation – des fonctions du capital [18].

Le passage de la dépossession impliquée dans le procès de travail capitaliste à la réappropriation collective de ce procès - la restitution au travailleur collectif des conditions de sa coopération - suppose « la propriété commune des moyens de production » [19]. Tout semble indiquer alors que cette propriété commune ne peut pas être exclusivement publique. Plus exactement la propriété commune doit reposer sur l’articulation entre l’appropriation publique et l’appropriation coopérative.

Nécessité renforcée par cette autre difficulté - qui mériterait qu’on lui consacre un développement plus ample : les rapports entre la planification et la division du travail. Une société émancipée – le communisme – serait « une association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectif et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale ». Or, cette conscience, précise le même passage du Capital, s’incarne dans la planification. Celle-ci consiste en une double répartition, réglée par le temps : répartition du travail et répartition des produits du travail. La "répartition socialement planifiée" du travail consiste en une répartition planifiée des facteurs de la production - la force de travail et les moyens de production – et donc à une répartition planifiée des tâches productives.

Autrement dit, la « suppression de la division du travail » (IA p. 445), « l’abolition de l’ancienne division du travail » (Kap p. 549) ou la fin de « l’asservissante subordination des individus à la division du travail » (Gotha p. 32) implique l’instauration d’une division volontaire du travail qui n’est plus dès lors division du travail à proprement parler, mais répartition des tâches. Or cette division volontaire n’est autre que la répartition planifiée. Mais, qu’il s’agisse de la répartition des facteurs de production entre les diverses branches de la production et de leur ajustement aux besoins (et par conséquent de la détermination de la diversité des produits), ou de la répartition des produits entre ceux qui sont destinés à la consommation individuelle et ceux qui sont destinés aux divers fonds sociaux, la maîtrise de la répartition suppose la maîtrise de la socialisation. Or, celle-ci dépend, pour une large part, des modalités de la planification : qui décide et selon quelles procédures, selon quels critères et avec quels moyens ?

L’objet de la planification ne peut être dissocié de ses modalités, le contenu ne peut être dissocié de la forme : la planification autoritaire s’oppose à la planification démocratique. Mieux : une planification étatique menace de soustraire le procès social de production au « contrôle conscient » des individus associés ; elle réintroduit la scission que la planification prétend combattre, elle la porte à son comble, et les leçons de la dialectique n’y peuvent rien : ce comble ne se renverse pas. Le contrôle de la société sur elle-même renvoie nécessairement aux formes de l’appropriation sociale (et aux formes politiques qui la sanctionnent et la favorisent.). On mesure, une fois de plus, les enjeux d’une articulation entre l’appropriation publique et l’appropriation coopérative.

On a déjà évoqué la relative « instabilité » des formulations de Marx et surtout d’Engels à ce propos. Il faut encore souligner que même dans les éloges des coopératives les plus appuyés, la question du despotisme d’entreprise est à peine évoquée. La question est pourtant cruciale : la négligence, voire l’omission, de l’importance des coopératives (de l’autogestion) menace gravement l’ensemble du projet d’émancipation, notamment parce qu’en laissant au second plan (voire en faisant disparaître) la question du despotisme d’entreprise, c’est l’ensemble des rapports de pouvoir qui soutiennent les rapports d’exploitation et de domination qui est sont soustraits à la transformation sociale. Toutes les dérives sont alors possibles.

2. Des dérives insistantes

C’est surtout dans les textes d’Engels (sauf erreur ou omission de ma part) que l’on peut relever une présentation de plus en plus périlleuse. Marx souligne fortement le contraste entre le despotisme de l’organisation du travail et l’anarchie de la production. Que l’on puisse présenter ce contraste comme une contradiction fait problème (en quoi consiste précisément la « contradiction » ?), surtout si cette contradiction, systématiquement soulignée par Engels, doit être résolue par la suppression d’un seul de ses termes : l’anarchie de la production. À suivre cette pente, on mesure où elle risque de conduire : le transfert de l’armée industrielle placée sous le commandement du capital dans l’entreprise à l’ensemble de la société.

 Un premier glissement engage sur cette pente : la présentation du despotisme comme une forme de direction indépendante de tout état social (Engels, « De l’autorité ») ;

 Un second glissement – que l’on ne trouve pas directement chez Engels, me semble-t-il – menace de s’ensuivre aussitôt : la présentation de la planification comme transfert de l’organisation du travail dans l’entreprise à l’organisation d’ensemble de la société.

La métaphore militaire (du commandement des hommes) cesse alors d’être une simple métaphore et la métaphore administrative (de l’administration des choses) devient l’enveloppe d’une militarisation généralisée des forces de travail.

En l’absence de toute reprise sous le contrôle des producteurs de leur propre association dans la coopération et de la direction du procès de travail, la socialisation se transforme en généralisation de l’entreprise capitaliste ; l’association des producteurs se résume dans la formation d’une seule entreprise d’État ; la socialisation se confond avec la généralisation du despotisme d’usine.

Il n’existe aucune raison sérieuse d’imputer à Marx et Engels une telle dérive. Mais, dans la mesure où ils suggèrent que deux formes de d’appropriation opposées (sociétés par actions et coopératives) indiquent la même tendance, l’on a pu conclure qu’elles préparaient au même titre l’appropriation sociale. Or leur nature et leur destin divergent. Dans les limites mêmes du mode de production capitaliste, les coopératives tendent à réduire la disjonction entre le travail et le capital que les sociétés par actions tendent à amplifier. De là deux dépassements possibles de l’appropriation privée : par accélération des monopoles transférés à l’État et/ou par généralisation des coopératives confiées aux producteurs eux-mêmes. Autrement dit, la contradiction entre socialisation des forces productives et appropriation privée peut se résoudre de deux façons distinctes voire opposées. Or non seulement ces deux modalités de reconnaissance de la socialisation des forces productives ne s’additionnent pas, mais elles s’opposent, comme les capitaux associés par étatisation et les producteurs associés par coopération. Tant que leurs rapports ne sont pas pensés et établis, ces deux négations de la propriété privée ne font pas une solution.

Après Marx et Engels, s’autorisant des textes, mais ne s’expliquant nullement par eux seuls, les régressions se sont multipliées. En effet, la logique de l’étatisation, non seulement menace de se replier vers des formes de propriété et d’appropriation proprement capitalistes (capitalisme d’État, nationalisations), mais livrée à elle-même elle menace de laisser subsister les effets de la séparation entre les travailleurs et les moyens de production dans l’entreprise. Soit très précisément le despotisme d’usine.

 La première régression commence quand l’appropriation publique est effectuée par un État politique séparé qui confie à des gouvernants dominant les gouvernés les fonctions de direction et de gestion des entreprises « socialisées » : on aura reconnu là le destin de l’URSS sous Staline, quand la déformation bureaucratique devient la structure bureaucratique d’une dictature.

 La seconde régression – il n’est pas besoin d’argumenter longuement – commence quand, sous la domination politique de la bourgeoisie, les nationalisations (le cas échéant assortie d’une gestion démocratique) sont présentées comme une forme de socialisation : on aura reconnu les avatars de la démocratie avancée et autre bimbeloteries du PCF sous Georges Marchais.

Quant aux impasses de l’autogestion, souvent tributaires des impasses de l’étatisation, elles ont trop souvent invité à renoncer à sa perspective. Mais à quel prix ?

Tout en admettant qu’un programme ne saurait être qu’une esquisse, une esquisse des formes politiques et des formes sociales de la transition au communisme – stratégiquement nécessaires à la transition au communisme – est indispensable. Il faut rompre radicalement avec la sous-estimation marxienne de cette question (quels que soient les rectificatifs apportés par Marx et Engels dans le cours de leur cheminement) et avec les présupposés théoriques de cette sous-estimation.

S’en remettre au mariage aléatoire entre une tendance immanente à l’histoire et des circonstances historiques particulières est théoriquement douteux et peut devenir politiquement désastreux. En l’absence d’un projet fondé sur l’esquisse des formes, il devient difficile de démêler en théorie et en pratique ce que sont les formes imposées par les circonstances et les formes adéquates à l’histoire : et notamment entre les reculs tactiques et les retraites stratégiques, voire les reniements catastrophiques. Mais les « lacunes » ou les « erreurs » ne sont pas totalement indépendantes de l’héritage : Marx et Engels éprouvent des difficultés à penser ensemble les formes de l’appropriation publique et les formes de l’appropriation coopérative et à penser ensemble les formes de la domination politique et les formes de l’émancipation sociale.

L’objectif est de trouver une ébauche de réponse à cette double question : Comment penser les rapports (énigmatiques) entre une forme de domination (politique) et les formes (sociales) d’émancipation ? Quelle forme de domination politique peut être une forme d’émancipation sociale ? Quelles formes d’émancipation sociale peuvent être mises en œuvre sous la domination du prolétariat ?

IV. Esquisses et problèmes

L’appropriation sociale des forces productives - forces de travail et moyens de production - consiste, dans un même mouvement, dans l’abolition de l’appropriation privée des moyens de production (c’est-à-dire dans la pleine reconnaissance de leur caractère social) et dans l’abolition de l’appropriation privée des forces de travail et de leur coopération (c’est-à-dire dans la pleine reconnaissance à du caractère social du procès de production). Autrement dit, la socialisation des forces productives implique, dans un même mouvement, la socialisation des moyens de production et la socialisation de la force de travail : l’abolition de la propriété privée et l’abolition du salariat.

1. Vers une double appropriation sociale

La dissociation des deux figures de la socialisation est tendanciellement une dissociation de cette double socialisation. L’appropriation par l’étatisation tend à privilégier la socialisation des moyens de production : leur appropriation étatique ou publique. L’appropriation par la coopérative tend à privilégier la socialisation de la force de travail : l’appropriation collective et autogérée des moyens et du procès de travail.

Plus précisément, l’étatisation est une forme de socialisation des moyens de production qui a comme corrélat la militarisation des forces de travail : ainsi, la métaphore de l’armée du travail n’est pas seulement une métaphore. La coopération sous la forme des coopératives, au contraire, met en jeu la socialisation des moyens de production (qui défait leur appropriation privée) et celle de la force de travail (qui défait le despotisme d’entreprise). Mais elle a pour corrélat le maintien d’entreprises indépendantes (et à ce titre privées) soumise à la loi du marché ou, plus exactement, à la valorisation de la valeur, du moins tant qu’il s’agit de coopérative ouvrières institutionnelles, constituées sous la tutelle de l’État, voire avec son aide, dans les limites de l’ordre capitaliste existant. Toute autre serait, même si les premières peuvent partiellement leur ouvrir la voie, une organisation coopérative de la production placée sous le contrôle d’une démocratie de citoyens-producteurs. C’est pourquoi l’appropriation sociale devrait revêtir une double forme.

La résorption de la séparation entre les travailleurs et les moyens de production passe par l’abolition de l’appropriation privée et exclusive. Mais l’appropriation collective et commune revêt nécessairement deux formes distinctes, du moins initialement : l’appropriation publique par l’État et l’appropriation collective par les travailleurs. Telle est du moins la leçon la plus sûre que l’on peut retenir, malgré tout, des arguments successifs et parfois dissociés de Marx et Engels.

C’est notamment le cas de La Guerre civile en France où Marx s’efforce de penser ensemble les formes de la domination politique et les formes de l’émancipation sociale et, particulièrement les formes de la socialisation. Mais force est de constater que le résultat est inachevé. La transition au communisme coïncide donc avec le processus d’abolition du capitalisme et d’appropriation commune des moyens de production. En quoi consiste cette appropriation commune ? Marx propose deux formulations successives.

Selon la première (premier essai de rédaction), Marx invite le prolétariat à réaliser « la libération des formes sociales de production telles qu’elles existent dans l’organisation actuelle du travail (engendrées par l’industrie moderne) » et à « réaliser la coordination harmonieuse de ces formes sur le plan national et international » (p. 216). Mais quelles sont ces formes sociales qu’il s’agit de libérer et de coordonner ? Marx n’en dit rien, mais on peut légitimement penser qu’il s’agit des formes de production qui ont pour base la coopération et qui se déploient avec le machinisme et la grande industrie. S’agit-il des formes de la grande industrie privée transformée en sociétés par actions ou les formes coopératives ? S’agit-il de libérer les formes capitalistes de leur détermination sociale capitalistes et/ou de donner à la coopération et à l’appropriation une nouvelle forme sociale - celle des coopératives précisément ? Ces questions restent ouvertes.

Selon la seconde formulation (rédaction définitive, que nous avons déjà citée), il s’agit de parvenir à la régulation planifiée de la production nationale par l’ensemble des coopératives :

« Mais si la production coopérative ne doit pas rester un leurre et un piège ; si elle doit évincer le système capitaliste ; si l’ensemble des associations coopératives doit régler la production nationale selon un plan commun, la prenant ainsi sous sa propre direction et mettant fin à l’anarchie constante et aux convulsions périodiques qui sont le destin inéluctable de la production capitaliste, que serait-ce, messieurs, sinon du communisme du très “possible” communisme [20] ? »

Ainsi se trouve esquissée une solution cohérente. Jusqu’alors, la tendance des textes de Marx consiste, quand ces deux formes de l’appropriation sociale ne sont pas dissociées (ou la coopérative purement et simplement « oubliée »), à répartir entre elles deux fonctions différentes : la planification centralisée et la gestion coopérative. Mais les conditions et les formes de la combinaison de l’appropriation publique (ou indirecte) et de l’appropriation coopérative (et directe) ne sont pas clairement exposées.

Quel est donc le rapport entre les deux formes de l’appropriation sociale ? Les problèmes soulevés peuvent être présentés sous forme de questions distinctes.

 Première série de questions : Quelle forme revêt cet « ensemble des associations coopératives », évoqué par Marx dans La Guerre Civile en France ? Quelle est la forme de coordination de cet ensemble ? Une fédération ?

À ces questions, Engels (qui, comme on l’a vu, est souvent tenté par la perspective unilatérale de l’étatisation) répond très clairement en 1891. Présentant Proudhon comme « le socialiste de la petite paysannerie et de l’artisanat », qui « haïssait positivement l’association », Engels soutient que les proudhoniens (comme les blanquistes) furent amenés à faire, pendant la Commune, « le contraire de ce que leur prescrivait leur doctrine d’école ». Et Engels d’écrire :

« En 1871, même à Paris, ce centre de l’artisanat d’art, la grande industrie avait tellement cessé d’être une exception que le décret de loin le plus important de la Commune instituait une organisation de la grande industrie et même de la manufacture qui devait, non seulement reposer sur l’association des travailleurs dans chaque fabrique, mais aussi réunir toutes ses associations dans une grande fédération ; bref, une organisation, qui, comme le dit Marx très justement dans La Guerre civile, devait aboutir finalement au communisme, c’est-à-dire à l’exact opposé de la doctrine de Proudhon [21]. »

 Deuxième série de questions : Quelle est la forme que revêt la régulation planifiée qui permettrait à « l’ensemble des associations coopératives » de « régler la production nationale selon un plan commun, et de la prendre « ainsi », comme le dit Marx, « sous sa propre direction  » ? Dépend-elle directement de l’ensemble des coopératives (leur fédération) ou de l’ensemble des Communes (leur fédération), c’est-à-dire de l’État ?

À ces questions, on peut, il est vrai, tenter de répondre que, placée sous la domination politique du prolétariat, c’est l’État, puis le « pouvoir public » qui succède à l’État de classes qui prend en charge la planification, dont il confie l’exécution à l’ensemble des coopératives, et non à une fantomatique « société ». C’est donc à la perspective du dépérissement de l’État que nous sommes renvoyés.

2. Vers une démocratie sans domination

Les formes démocratiques de transition – les formes démocratiques de la transformation sociale – sont ou doivent être des formes de domination (politique) et d’émancipation (sociale). Toutes les contradictions d’une période de transition se concentrent dans l’opposition entre ces deux termes. Comment une forme de domination peut-elle être une forme d’émancipation ? Comment une forme de domination peut-elle œuvrer à son dépassement ? On connaît l’embarras – le terme est faible – où nous laisse l’héritage. Tout semble tenir, entre dépérissement de l’État et dictature du prolétariat, dans ce dédoublement insurmontable : à l’horizon, une démocratie sans domination ; en transition, une domination sans démocratie. Trou noir qui menace d’engloutir toute tentative d‘émancipation.

Si la Commune est « la forme enfin trouvée » de l’émancipation du prolétariat, c’est que cette forme de la domination politique du prolétariat n’est pas une fin, mais un moyen. Elle doit en effet remplir deux fonctions, en principe, indissociables, dont Marx souligne fortement la nécessité et l’articulation dans le premier essai de rédaction de La Guerre Civile en France (p. 215- 216 notamment)

 En tant que forme de domination politique – en tant qu’État politique ajusté à la domination du prolétariat – elle doit permettre de poursuivre la lutte des classes jusqu’à leur abolition. Et cela sur deux fronts : la lutte contre les tentatives violentes de contre-révolution et la lutte pour l’accomplissement de la révolution sociale, qui suppose une intervention proprement politique dans les rapports de propriété et les rapports de production capitalistes.

 Mais en même temps cette forme de domination politique doit être une forme politique de l’émancipation sociale, non seulement par ce qu’elle intervient dans l’expropriation des expropriateurs, mais par ce qu’elle doit favoriser l’appropriation sociale des moyens de production et d’échange et la maîtrise du processus de production et de distribution.

Ainsi, la domination du prolétariat comporte nécessairement deux faces : une face destructive et répressive et une face constructive et expansive. La lutte des classes et ses conditions décident des rythmes et des modalités particulières, des avancées et des reculs : c’est ce dont Marx est parfaitement conscient. C’est encore ce que souligne fortement le premier essai de rédaction de La Guerre Civile en France (p. 216 notamment). Les circonstances historiques en contraignant à privilégier la première fonction peuvent conduire à reculer, voire à abandonner l’accomplissement de la seconde. Dans ce dernier cas, la défaite serait déjà consommée. Telle est la leçon théorique et stratégique que l’on peut tirer de l’expérience historique.

En tout cas, la Commune en fournissant « à la République la base d’institutions démocratiques » n’atteint pas ainsi « son but dernier ». C’est en poursuivant son but qu’elle assure vraiment la domination politique du prolétariat. En effet, si la Commune la « forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail », c’est à condition de poursuivre cet objectif :

« Sans cette dernière condition, la Constitution communale eût été une impossibilité et un leurre. La domination politique du prolétariat ne peut coexister avec l’éternisation de son esclavage social [22]. »

Mais l’appropriation sociale, condition du « libre développement de chacun comme condition du libre développement de tous » est incompatible avec le maintien d’une forme quelconque de domination politique. L’expansion de la démocratie des citoyens producteurs est la condition de leur émancipation.

H.M.

Source  : « Les figures de l’appropriation sociale chez Marx » in Marx et l’appropriation sociale, collection « Les cahiers de critique communiste », Éditions Syllepse, décembre 2003, pp. 11-54 – Cet ouvrage comprend également des contributions d’Antoine Artous et Jacques Texier.

Notes

[1K. Marx, Le Capital, Livre III, t.2, Chapitre XXVII, « Le rôle du crédit dans la production capitaliste » (1863-1865), Éditions sociales, pp. 101-107 ; Karl Marx, Œuvres, Economie II, La Pléiade, p.1173-1180.

[2op.cit., Éditions sociales, p. 102.

[3op.cit., Éditions sociales, p. 105.

[4op.cit., Éditions sociales, p.106, c’est moi qui souligne.

[5op.cit., Éditions sociales, p.102-103.

[6Friedrich Engels, Anti-Dühring (M. E. bouleverse la science), (1877-1878), Éditions sociales, 1973, p. 316-317, 319 ; repris dans Socialisme utopique et socialisme scientifique, Éditions sociales, bilingue, 1977, p. 167-175.

[7op.cit., p. 300-301.

[8op.cit., p. 314-316, pour toutes les citations suivantes.

[9in Gotha p. 96

[10Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), Éditions sociales, 2 volumes, 1980, notamment t.2, p. 75-76 ; Karl Marx, Manuscrits de 1861-1863 (Cahiers I à V), Éditions sociales, 1980, notamment pp. 264-274 ; Karl Marx, Le Capital, Livre I, édition française, t.2, Éditions Sociales, notamment pp. 16-27 - Karl Marx, Le Capital, Livre 1, 4ème édition allemande (1890), traduction sous la responsabilité de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions sociales, 1983, notamment pp. 362-377 - K. Marx, Le Capital, Livre III, t.2, Chapitre XXVII, « Le rôle du crédit dans la production capitaliste » (rédigé en 1863-1865), Éditions sociales, pp. 101-107 - Karl Marx, Œuvres, Economie II, La Pléiade, pp.1173-1180. – Abréviations : Grund (pour « Grundrisse ») ; M61 (pour « Manuscrits de 1861-1863 »), Cap I, 2 (pour l’édition française) ; Kap (pour la 4ème édition allemande), Cap 3 (pour le Livre III). Voir également, sur cette question, Antoine Artous, Marx, l’Etat et la politique (Syllepse, 1999) p. 124-127

[11Cap I, 2 p. 20, 27, Kap, p, 377, M61 p. 264, 377.

[12M61, p. 272, 273.

[13M61, p. 273.

[14Kap. p. 362, 366, 371, Cap I, 2, p. 16, “ planifié ” disparaît p. 18, mais apparaît p. 22.

[15Kap. p. 372, Cap I, 2, p. 23-25.

[16Kap. p. 374 ; Cap. I, 2, p. 24 L’organisation militaire du travail sera plus nettement analysée comme effet de la soumission réelle du travail au capital dans le Chapitre inédit et dans les Grundrisse, puis comme despotisme d’usine dans Le Capital.

[17Kap. p. 374, Cap I, p. 24.

[18Grund, t.2, p. 75-77, M61, p. 27. De ces deux aspects, le premier – sur lequel insistent les Grundrisse – est effacé dans Le Capital.

[19Kap, p 376.

[20p. 46, souligné par moi. Le deuxième essai de rédaction ne dit rien à ce propos.

[21Engels, Introduction à l’édition allemande de 1891 de La Guerre civile en France, dans La Guerre civile en France, op.cit., p. 299 (souligné par moi). Sauf erreur, le décret auquel fait allusion Engels ne dit rien de la fédération des coopératives. Il est mentionné par Marx dans ses « Extraits de presse » (p. 129-130) et dans son « Premier essai de rédaction » (p. 199).

[22La guerre civile en France, op.cit., p. 45.