Marx et la critique du programme de Gotha

Les gloses qui suivent sont une mise en forme, un tantinet besogneuse, des notes que j’avais prises en 1991 en préparant ma thèse de doctorat [1] pour m’assurer que c’est à contresens que l’on prêtait à Marx une conception d’une double transition au communisme. Mentionnées à la fin de cet article, les lectures proposées depuis par Lucien Sève et, surtout, par d’Isabelle Garo (dont l’interprétation est particulière dense), m’ont incité à publier ces matériaux, avant de revenir ultérieurement sur ces lectures.

Étrange destin de ce texte d’intervention théorique et militante. Consacré comme une référence majeure et souvent présenté comme un résumé synthétique de la conception marxienne du passage au communisme, il a fait l’objet de distorsions et de pétrifications interprétatives peu acceptables.

Comme leur titre l’indique – « Commentaires en marge du programme du Parti ouvrier allemand » [2] - ce sont des annotations qui suivent, phrase après phrase, l’ordre du texte du programme au risque que la cohérence de la critique de Marx ne ressorte qu’après coup.

Un passage des « commentaires en marge » a été couramment interprété comme une exposé de deux phases du dépassement du capitalisme. Or, au moment où intervient le passage en question, il s’agit seulement d’exposer comment les règles de la distribution seront modifiées dans le cours du développement de la société communiste.

En commençant, dans ce passage, par la question de la répartition, comme le fait le programme lui-même, Marx consent à faire une concession provisoire, en traitant de la répartition indépendamment de la production alors que, selon sa conception, c’est la question de la production qui devrait être première, comme il le souligne au terme de sa réfutation (p.61).

Après une première salve de critiques, Marx entreprend de contester – de « désintégrer » - l’idée selon laquelle « tous les membres de la société peuvent bénéficier par droit égal à l’intégralité de l’apport du travail ». À cette fin, la critique suit plusieurs fils que Marx distingue lui-même, mais approximativement, au terme de sa démonstration, en indiquant qu’il s’est « particulièrement étendu sur “l’apport intégral” d’un côté, sur le « “droit égal” la “répartition équitable” de l’autre » (p.60)

Premier moment de la critique : Marx s’étend sur « l’apport intégral », en contestant la notion « d’apport du travail », puis la possibilité pour les producteurs et chaque producteur de bénéficier de « l’intégralité de l’apport du travail » : le producteur ne peut bénéficier que s d’un « apport réduit » (p.56), une fois effectuées diverses « défalcations » (p.55) nécessaires à la production et à la société dans leur ensemble. Dès ce premier moment, Marx met en question la notion d’une répartition équitable en s’arrêtant sur ce qui est réparti.

Reste alors – deuxième fil de la critique - à se prononcer sur la répartition de cet « apport réduit », que le programme présente comme une « répartition équitable » conforme au « droit égal ». C’est à la seule fin de critiquer cette proposition que Marx distingue deux phases de la société communiste.

Cette distinction n’a pas pour objet de déterminer les principaux caractères de chacune d’elle. Elle porte presque exclusivement sur les modalités de la répartition : le mode d’appropriation et les modalités de la production sont à peine évoqués.

Allons droit aux conclusions de l’analyse proposée ici. La distinction entre deux phases n’a pas pour conséquence de distinguer le socialisme du communisme. Elle a pour fonction de montrer qu’une répartition par droit égal relève du droit bourgeois, entérine les inégalités et ne s’applique que dans une première phase, appelée à être dépassée dans une phase ultérieure, dont la présentation est pour le moins problématique. La distinction entre les phases est avant tout un procédé auxiliaire - pour ne pas dire un artifice - de réfutation.

Deux phases, une seule société communiste

Les phases que Marx distingue sont des phases de la société communiste - « la première phase de la société communiste » et « une phase supérieure de la société communiste » - et non une phase socialiste et une phase communiste, comme on a eu trop souvent tendance à les présenter.

En effet, avant même de distinguer expressément ces phases, Marx soutient (ou affecte de penser) que le programme concerne une société communiste : « dans cette société communiste », dit-il, pour définir celle que le programme de Gotha présente, selon ses propres termes, comme une société « où les moyens de travail sont un bien commun et le travail collectif est régulé de façon communautaire » (p. 55). Plus loin, Marx souligne que dans « une société de forme coopérative fondée sur la possession commune des moyens de production », les produits du travail n’apparaissent pas « comme valeur de ces produits ». Et il indique, dans le paragraphe suivant : « Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est une société communiste » dont il précise immédiatement qu’il s’agit de la société communiste « telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste », soit ce qu’il désigne ensuite comme une « première phase » (p.57).

En désignant comme une « société communiste », la société que définit le programme lui-même et les deux phases qu’il distingue, Marx ne se livre pas à une coquetterie de vocabulaire, mais démarque, dans une intention polémique, sa propre conception de celle d’un parti qui, comme on peut le lire dans son programme, « aspire […] à la société socialiste » (p.42). [3]

Cette démarcation n’est pas nouvelle : Marx qualifie généralement de « communistes » , pour distinguer sa conception de diverses variétés de socialisme, à la fois le mouvement de dépassement du capitalisme, sa prise de parti et la société appelée à succéder au capitalisme. Parfois flottant, quand il recourt indistinctement aux termes de « socialisme » et de « communisme, le vocabulaire de Marx et d’Engels privilégie le terme de « communisme ». Parmi les exceptions notables, Socialisme utopique et socialiste d’Engels.

Quoi qu’il en soit, on mesure à quel point c’est à contresens que l’on peut lire dans la critique du programme de Gotha une distinction entre le socialisme et le communisme : deux phases absolument distinctes, dont la première réputée « socialiste », refermée sur elle-même devrait remplir des objectifs préalables à l’instauration du communisme lui-même.

Autant dire que Marx ne soutient pas ici (pas plus qu’il ne le fait ailleurs) la nécessité d’une double transition : une transition du capitalisme à une phase préalable (devenue socialisme) et une transition de cette forme inférieure à la phase supérieure (ou communisme proprement dit). [4]

De la transition entre la société capitaliste et la société communiste (dès sa première phase), il n’est pas question ici (c’est à peine si elle est suggérée, comme on le verra plus loin) : pour la simple raison que cette étape du démontage ne prend en compte que la question de la répartition.

C’est seulement quand il est question de la revendication d’un État libre que Marx évoque ce qui est ici laissé en blanc : « Entre la société capitaliste et la société communiste, se place la période de transformation révolutionnaire de celle-là en celle-ci. À quoi correspond une période de transition politique où l’État ne saurait être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat » (p.73). On notera que Marx, à la différence de mon propre usage, réserve le terme de « transition », à la transition « politique ». [5]

Quoi qu’il en soit, la conception de Marx est sans ambiguïté : le communisme est le mouvement réel d’abolition du capitalisme qui s’amorce dans le cours de son développement et se réalise sous la dictature du prolétariat. Il n’existe par conséquent que deux modes de production spécifiques : le capitalisme et le communisme, que relie une seule période de transition et de transformation révolutionnaire, quels que soient les moment de cette dernière.

Pourtant, Lénine lui-même, dans L’État et la Révolution, a avalisé la nécessité d’une étape socialiste distincte , mais provisoire, dont Staline s’est empressé de théoriser l’existence et la fermeture sous la forme du « socialisme dans un seul pays » : comme s’il pouvait exister un mode de production socialiste autonome, chargé de développer les forces productives nécessaires à l’instauration du communisme, d’opérer leur socialisation sous la forme de l’étatisation et de la planification et de subordonner les formes de sa domination à la réalisation de ces tâches. On sait ce qu’il en advint : l’intensification de la dictature du parti et une contrerévolution opposée au communisme proprement dit.

Deux phases, une seule démonstration

Reprenons. En distinguant deux phases de la société communiste, Marx ne se donne pour objectif ni de préciser les caractères de chacune d’elles, ni de présenter le processus de dépassement du capitalisme et de transformation du communisme qui conduit d’une phase à l’autre.

L’objet même du texte, centré sur la question de la répartition, dispense Marx de préciser, dans ce contexte et à cette étape de son démontage, les conditions et les modalités du dépassement du capitalisme et de passage à la « première phase » de la « société communiste ». Il se borne à indiquer, à deux reprises, qu’il s’agit d’une sortie du capitalisme : « une société qui vient de sortir de la société capitaliste » (p.57 et p.59). Et il précise seulement, s’agissant de cette sortie elle-même, qu’elle s’effectue « après un long et douloureux enfantement » (p.59).

De même, l’objet du texte dispense Marx de s’attarder sur les formes d’appropriation des moyens de production et sur les modalités de de la production, sur lesquelles il fait presque totalement l’impasse. Presque, mais pas totalement. On ne peut pas tenir pour complètement négligeable que Marx, ne serait-ce que pour justifier, dans une intention manifestement critique, l’appellation de « société communiste », reprenne à son compte la formulation du programme selon laquelle : « il vise une société où les moyens de travail sont un bien commun et le travail collectif est régulé de façon communautaire » et laisse entendre, qu’il s’agit, dès la première phase, d’ « une société de forme coopérative fondée sur la possession commune des moyens de production » (p.57).

Dans ce contexte, Marx soutient, selon une argumentation qui mériterait un examen détaillé, que le « droit égal » (à la part réservée à la consommation) auquel aspire le programme de Gotha est un droit bourgeois qui, attribuant à chacun la part qui lui revient (mesurée par le temps de travail), entérine les inégalités

Ce qui est vrai du rôle assigné à la présentation de la « première phase », l’est plus encore de la présentation de la « phase supérieure », dont le statut et la fonction ne sont pas, du moins de prime abord, d’une aveuglante clarté.

Remarque préalable : rien n’indique qu’il n’existerait que deux phases. Évoquer « une phase supérieure » n’exclut nullement l’existence de phases intermédiaires et d’un processus de transformation entre ces phases qui, de surcroît, s’arrêterait avec cette phase supérieure comme à une fin de l’histoire. Cela va mieux en le disant.

Coupée de toute évocation des modalités de son instauration et de toute démonstration de sa possibilité (et a fortiori, de l’effectivité de son accomplissement »), l’évocation de cette « phase supérieure » n’est à aucun titre un pronostic et encore moins d’une promesse. Cette évocation recueille des déterminations du communisme accompli, disséminées dans d’autres œuvres de Marx, à commencer par L’Idéologie allemande. Mais il s’agit ici d’une simple simulation dont le contenu – auquel le lecteur peut se reporter - mériterait une discussion précise. Il suffit ici de résumer sa conclusion : « l’horizon borné du droit bourgeois » sera dépassé quand la société communiste « pourra inscrire sur ses drapeaux : “de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins !” » (p. 59-60). Un futur pourtant conditionnel.

Le recours à une simulation n’est pas une exception dans l’œuvre de Marx. Dans Le Capital, Marx soutient que le « mysticisme » qui enveloppe la production marchande est propre à ce mode de production et serait défait dans un autre mode de production – « communiste, en l’occurrence – comme le montre sa simulation :

« Représentons-nous une société d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs et dépensant d’après un plan concerté leurs nombreuses forces de travail individuelles, comme une seule et même force de travail […]. Le produit total des travailleurs unis est un produit social. Une partie sert à nouveau comme moyen de production et reste sociale, mais l’autre partie est consommée et par conséquent doit se répartir entre tous. Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur et le degré de développement historique des travailleurs.

« Supposons, pour mettre cet état de choses en parallèle avec la production marchande, que la part accordée à chaque travailleur le soit en raison de son temps de travail, le temps de travail jouerait ici un double rôle ; d’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins ; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun, et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. Les rapports sociaux des hommes dans leurs travaux et avec les objets utiles qui en proviennent restent ici simples et transparents dans la production aussi bien que dans la distribution [6]. »

Si notre interprétation est exacte, la simulation proposée par la critique du programme de Gotha n’est pas, à proprement parler, celle d’une « phase » inscrite dans un processus historique. La distinction présentée comme une distinction entre deux phases a tout au plus valeur d’indice de l’existence ou de l’exigence d’un tel processus. Autrement dit, en donnant pour successives deux phases dont la seconde est présentée comme telle sans l’être véritablement, Marx n’a pas pour objectif d’analyser leur succession. Ni même de présenter cette succession pour elle-même.

Comment comprendre dès lors la fonction de la simulation d’une « phase supérieure » proposée par la critique du programme de Gotha ? Elle a manifestement pour objectif de compléter et de parachever la critique d’une répartition conforme au « droit égal », en exposant à quelles conditions le « droit bourgeois » peut être dépassé. À faire porter les commentaires sur la distinction entre deux phases, on efface l’enchaînement en deux temps d’une même réfutation du programme de Gotha.

La simulation d’une « phase supérieure » confirme et conforte ce que soulignait la présentation de la « phase inférieure » : que le droit égal ne s’applique qu’à une société « qui vient de sortir du capitalisme » et n’est qu’un doit bourgeois qui présuppose que les conditions de production n’ont pas été radicalement changées. Autrement dit que la solution préconisée par le programme de Gotha ne correspond tout au plus qu’à un moment initial de la révolution communiste et ne peut être érigée en principe.

En filigrane de cette réfutation court déjà la critique de la vanité d’une approche de la transformation révolutionnaire par les modalités de la répartition des moyens de consommation, surtout quand cette approche, comme Marx le souligne plus loin, s’énonce selon des règles de droit : « en reprenant avec l’idéologie juridique et le reste les bobards familiers aux démocrates et aux socialistes français » (p.60)

Le texte du Capital cité plus haut le souligne : « Le mode de répartition variera suivant l’organisme producteur et le degré de développement historique des travailleurs ». Marx, dans sa critique du programme de Gotha, le confirme pour solde tous comptes : la répartition des moyens de consommation ne doit pas être envisagée isolément et d’un point de vue essentiellement juridique comme le fait le « socialisme vulgaire » (p.61) . À bon entendeur, salut !

Henri Maler

À suivre : une discussion des lectures de Lucien Sève et d’Isabelle Garo.

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Petite bibliographie des lectures de Lucien Sève et d’Isabelle Garo

Lucien Sève et Isabelle Garo sont revenus à plusieurs reprises sur les (fameuses) phases.

Lucien Sève, Commencer par les fins. La nouvelles question communiste, Paris, La Dispute, 1999, 944-49, avec pour sous-titre « Une manipulation cruciale de la pensée de Marx »,

Lucien Sève, Aliénation et émancipation, Urgence du communisme, 2012, La Dispute, 61-67, avec pour sous-titre « Socialisme et communisme ne sont pas de synonymes pour Marx ».

Isabelle Garo, Marx et l’invention historique, Paris, Syllepse, 2012, p.694-132.

Isabelle Garo, « Que faire du programme de Gotha dans Communisme et stratégie, Editions d’Amsterdam, janvier 2019, p. 235-246, avec pour sous-titre « Que faire du programme de Gotha »

Isabelle Garo, « Le socialisme introuvable de Marx », article publié dans le numéro 3 (juin 2009) de la revue imprimée Contretemps, et reproduit le 7 mai 2020 sur le site de Contretemps.

Notes

[1Convoiter l’impossible. Critique marxienne de l’utopie et critique de l’utopie marxienne. Thèse soutenue en 1992 et désormais distribuée en deux livres : Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx, L’Harmattan, 1994 et Convoiter l’impossible : l’utopie avec Marx, malgré Marx, éditions Albin Michel, 1995.

[2Que je mentionne dans sa dernière édition en français : Karl Marx, Critique du programme de Gotha, éditions sociales, avril 2008.

[3De même, si Marx évoque une « société de forme coopérative », c’est sans doute pour anticiper sa critique des » coopératives aidées par l’État » préconisée par le programme.

[4Sur cette question, voir Henri Maler, Convoiter l’impossible, éditions Albin Michel, 1995, p. 268-269.

[5On relèvera également que Marx évoque, à proprement parler, une transition « politique » sans indiquer, faute de pouvoir les prévoir, les formes, l’étendue et la durée de la dictature du prolétariat et la transformation révolutionnaire de la société.

[6Le Capital, Ed. Gallimard, Pléiade, t. 1, p. 613 ; Le Capital, Livre premier, t.1, éditions sociales, 1969, p. 90. On relèvera que Marx soutient ici, comme par anticipation de sa critique du programme de Gotha, que « l’intégralité de l’apport du travail », n’est pas directement répartie entre les producteurs, mais aussi que le temps de travail de chaque producteur sert notamment de mesure à sa part dans la consommation.

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