Marxisme, messianisme et millénarisme : florilège d’analogies

Si l’on veut réellement penser, dans le sillage ou en marge de l’œuvre de Marx, ce qui, dans les doctrines religieuses et les mouvements millénaristes, peut contribuer aux projets d’émancipation humaine, il peut être utile de parcourir les raccourcis analogiques qui rabattent le marxisme sur le millénarisme. Et s’en défaire. Telle est l’objectif du florilège et des quelques notes qui suivent [1]

Analogies

C’est à l’eschatologie judaïque, dont Max Weber fut l’un des premiers à souligner les potentialités révolutionnaires, que nombre d’auteurs rattachent le marxisme, instaurant ainsi une véritable tradition critique, arpentée par d’innombrables défenseurs.

Nicolas Berdiaeff n’est pas le moindre. Dans Le sens de l’histoire, il attribue la conscience de l’ « historique » et, par conséquent, les commencements de la philosophie de l’histoire au messianisme du peuple juif, par lequel s’expliquerait son destin et la pensée de Marx qui était « le type même du Juif ». Sans l’eschatologie, « il aurait été impossible d’appréhender l’idée de processus, de mouvement tendant à un aboutissement ». Apparemment en rupture avec le judaïsme, « le théoricien socialiste a transféré à une seule classe, au prolétariat, l’idée messianique qui animait le peuple juif tout entier, comme peuple élu de Dieu ».

Cette idée est reprise dans la conférence de 1942, « Eschatologie et Histoire ». L’eschatologie est présente jusque dans la conception de Marx « ...d’après lequel le prolétariat aurait la mission de délivrer l’homme de l’esclavage et de l’exploitation ; c’est lui qui incarnerait pour la première fois l’unité du genre humain. C’est la forme sécularisée de l’ancien millénarisme judaïque » [2].

C’est dans le même sens que Arnold Toynbee fonde, sur le rapprochement entre l’apocalyptique juive et la pensée de Marx, sa critique de ce dernier.

« Ce qu’il y a de distinctement juif dans l’inspiration marxiste, c’est la vision apocalyptique d’une révolution violente et inévitable parce que (...) décrétée par Dieu lui-même, afin d’intervertir les rôles actuels du prolétariat et de la minorité dominante (...) renversement de rôles qui, d’un seul bond, fera passer le peuple élu de la dernière à la première place dans le royaume de ce monde. Chez Marx, la déesse "nécessité" historique" est une déesse toute-puissante qui remplace Jéhovah et substitue au judaïsme le prolétariat du monde occidental moderne, tandis que le royaume messianique est représenté par la dictature du prolétariat. Malgré cela les traits distinctifs de l’apocalypse juive traditionnelle apparaissent derrière ce déguisement transparent, et c’est en fait le judaïsme prérabbinique que notre philosophe imprésario présente en accoutrement occidental [3]. »

Karl Popper, qui n’est pourtant pas spécialement tendre avec Marx, donne pour un « exemple frappant » de l’irrationalisme de Toynbee « la manière dont il considère Marx » : le refus de prendre en compte les arguments rationnels de Marx. À preuve, justement, l’extrait ci-dessus, cité par Popper qui conclut : « Tant qu’il s’agit d’une intéressante comparaison, je n’ai presque rien à reprocher à ce brillant exposé. En revanche, je proteste si l’on prétend en faire une analyse sérieuse de certains aspects du marxisme [4]. »

Rien n’empêche de préférer à l’invocation de l’eschatologie judaïque, l’évocation de l’eschatologie chrétienne ou de l’une de ses formes et, comme le propose Albert Camus, l’assimilation du rôle du prolétariat à celui du Christ [5].

Ainsi, selon Leszek Kolakowski, la théorie de Marx serait « modelée sur le même schéma dichotomique » que la version luthérienne de doctrine chrétienne [6].

Plus prudente ou plus audacieuse, la critique la plus fréquente rattache la pensée de Marx conjointement au judaïsme et au christianisme.

C’est ainsi que Mircea Eliade insiste également sur la valorisation de l’Histoire par le Judaïsme (et sa sanctification par le christianisme) et revient à plusieurs reprises sur la structure eschatologique de la pensée de Marx.

Dès lors, la critique se répète invariablement.

Ainsi Raymond Aron :

« L’eschatologie marxiste attribue au prolétariat le rôle d’un sauveur collectif. Les expressions qu’emploie le jeune Marx ne laissent pas de doute sur les origines judéo-chrétiennes du mythe de la classe élue par sa souffrance pour le rachat de l’humanité. Mission du prolétariat, fin de la préhistoire grâce à la Révolution, règne de la liberté, on reconnaîtra sans peine la structure de la pensée millénariste : le Messie, la rupture, le royaume de Dieu [7]. »

C’est cette analyse que reprend Norman Cohn et que répète Jean Servier [8].

Même ceux qui tentent de restituer les chaînons théoriques et historiques qui conduisent à la conception de Marx la réduisent à ses origines. Tel est le cas de Karl Löwith :

« Tel qu’il se présente dans le Manifeste Communiste, le processus historique reflète dans son ensemble le schéma judéo-chrétien traditionnel d’une histoire considérée comme celle du salut, placée sous le signe de la Providence et interprétée dans son sens ultime [9]. »

Dans son ensemble, peut-être, mais dans le détail ?

Ainsi, pour Michel Henry, du moins dans les œuvres antérieures à L’Idéologie Allemande  : « Le prolétariat n’est qu’un substitut du Dieu chrétien, l’histoire qu’il promeut et va accomplir n’est que la transcription profane d’une histoire sacrée [10]. »

Il suffit de prendre au mot ces analogies pour les vider peu à peu de toute signification.

Sens et non-sens

Ainsi, le sens que Marx donne à l’idée de la fin de la préhistoire de l’humanité ne permet pas de considérer sa théorie comme une eschatologie, c’est-à-dire une étude des fins dernières de l’homme et du monde : où est-il question dans l’œuvre de Marx de la fin du monde, de la résurrection, du jugement dernier ?

Ainsi, les accents prophétiques et l’exaltation pratique qui retentissent dans le discours de Marx ne suffisent pas le considérer comme une variété des prédications des millénarismes, c’est-à-dire de la prédiction du Règne de Mille ans du Messie sur la terre avant le Jugement dernier : où est-il question dans l’œuvre de Marx d’attendre ou de précipiter le dernier âge de l’histoire, l’âge d’or du millénium, qui doit précéder sa fin ?

Ainsi encore, le rôle attribué au prolétariat, s’il fait résonner le thème de la rédemption, ne correspond pas à la définition même du messianisme, c’est-à-dire la croyance selon laquelle un messie personnel viendra affranchir les hommes du péché et établir le Royaume de Dieu sur la terre : où est-il question dans l’œuvre de Marx d’un Sauveur suprême, c’est-à-dire, si les mots ont un sens, d’un Sauveur transcendant et personnel ?

Ainsi, encore, l’attente d’une Révolution ne peut être comparé sans forcer le sens à l’attente de la parousie, c’est-à-dire du second avènement du Christ glorieux instaurant et gouvernant le millénium, attente qui, pour les chrétiens permet de conjuguer le millénarisme et le messianisme : où est-il question dans l’œuvre de Marx (et non dans l’exaltation stalinienne du Parti et de son chef) de la seconde résurrection du Sauveur ?

Ainsi encore, l’attente des effets de la Révolution ne peut être amalgamée comme doctrine d’un salut mondain à la doctrine du Salut, c’est-à-dire de la félicité éternelle promise aux homme sauvés de l’état naturel de péché et de la damnation : où est-il question dans la théorie de Marx d’une humanité promise au Bonheur ?

Enfin, que l’on définisse l’apocalypse comme une révélation (comme le veut l’étymologie) ou comme une réalisation (comme le veut le sens plus courant du terme) des perspectives eschatologiques, suffit-il de relever le thème de la catastrophe inéluctable et d’une fin inexorable du capitalisme pour la confondre avec l’annonce de la fin du monde ?

Etc.

Pourtant, toutes les analyses du millénarisme attribué à Marx ne s’équivalent pas.

Ouvertures

Ainsi, la typologie que propose Martin Buber, au contraire mérite plus d’attention, puisqu’elle s’efforce de distinguer et de marier des figures distinctes [11].

Buber commence par distinguer nettement l’eschatologie et l’utopie (temps parfait ou espace parfait, transcendance ou immanence, œuvre d’en haut ou œuvre d’en bas). Selon lui, les images de ce qui doit être, produits de l’imagination et plus encore du souhait, s’enracinent dans une force transpersonnelle : la nostalgie du Juste, expérimentée comme révélation ou comme idée, dans la contemplation religieuse ou dans la contemplation philosophique. De ces deux formes de contemplation naissent, respectivement, l’eschatologie et l’utopie : « La contemplation du Juste dans la révélation s’achève dans l’image d’un temps parfait : telle l’eschatologie messianique ; la contemplation du Juste dans l’idée s’achève dans l’image d’un espace parfait : telle l’utopie ». L’eschatologie déborde le social ; l’utopie se tient dans ses limites. La première dépend de la volonté divine, la seconde de la volonté humaine.

Mais, Buber distingue en outre deux formes d’eschatologie : la forme prophétique et la forme apocalyptique, celle qui interpelle les hommes et celle qui les emploie. La forme prophétique, d’origine juive, attribue à l’homme, en dépit du rôle décisif de la volonté divine, une part active dans la venue de la rédemption : elle remet la préparation de la rédemption, à chaque instant donné et dans une mesure indéterminée, au pouvoir de chaque homme interpelle. La forme apocalyptique, d’origine iranienne, s’en remet à un processus de rédemption prédéterminé qui, pour son accomplissement, n’utilise les hommes que comme instruments.

Enfin, Buber s’efforce de montrer comment l’utopie et les deux formes de l’eschatologie s’entrelacent dans le socialisme et le communisme du XIXème siècle. Le Siècle des Lumière est marqué conjointement par la mise à l’écart de l’eschatologie religieuse et la transformation de l’utopie sociale en système, mais pénétré de toute la force de l’eschatologie. Or cette conversion de l’utopie en eschatologie en épouse les deux formes fondamentales et produit deux formes de sécularisation socialiste de l’eschatologie : la forme prophétique du socialisme volontariste, que Marx tient pour utopique ; la forme apocalyptique du socialisme nécessitariste qui dans sa version marxiste est, pour Buber, proprement utopique.

Les mérites de cette analyse tracent déjà les limites de celles qui précèdent : la présentation des socialismes comme sécularisations de conceptions religieuses guide une interprétation qui avoue ses prémisses religieuses, au lieu de les dissimuler ; les types qu’elle dégage introduisent une analyse concrète, au lieu de la remplacer et ouvre le débat, au lieu de le clore.

A tous les raccourcis, il convient sans doute de préférer les ouvertures multiples que ménagent, dans le sillage ou en marge de la pensée de Marx, les contributions diverses d’Ernst, Bloch, de Walter Benjamin et de Daniel Bensaïd, notamment.

Notes

[1Rédigés, pour tenter de se clarifier les idées, à l’occasion de la préparation de ma thèse de Doctorat sur Marx et l’utopie.

[2Nicolas. Berdiaeff, Le sens de l’histoire Aubier, 1948, pp. 33-35, 74-75, pp. 207-208.

[3Arnold Toynbee, A Study of History, vol.II, Oxford University Press, 1934, p. 178.

[4Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis t.2, Le Seuil, p. 169-170.

[5Albert Camus, L’Homme révolté (1951), Folio/Gallimard p. 250-306.

[6Leszek Kolakowski, L’Esprit révolutionnaire, éditions Complexe, 1999, p. 14 sq.

[7Raymond Aron, L’Opium des Intellectuels (1955), Agora/Calmann-Lévy, 1986, p. 81.

[8Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse (1957), Julliard, 1963 ; Jean Servier, Histoire de l’utopie, Idées/Gallimard, pp. 25, 281-286.

[9Karl Löwith, Weltgeschischte und Heilgeshehen, Stuttgart, 1953 p. 47.

[10Michel Henry, Marx t.1., Tel/Gallimard, p. 143-144.

[11Martin Buber, Utopie et socialisme, Aubier, 1977, p. 5 sq.

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