Usages médiatiques d’une critique savante de « la théorie du complot »

Du conspirationnisme réellement existant au conspirationnisme imaginaire comme argument de propagande.

Il existe, il a toujours existé, des « complots » et des « comploteurs » ainsi que des sociétés secrètes et, plus banalement encore, des lobbies et des groupes de pression qui cherchent, de manière plus ou moins cachée, à peser sur les prises de décisions politiques. Mais il existe par ailleurs des gens pour qui le monde est entièrement gouverné par ce qu’ils pensent être autant de forces occultes qui tireraient les ficelles – et que tout s’expliquerait par là. Sous cette dernière forme, le conspirationnisme est moins une « théorie » qu’une vision de la société et de l’histoire qui mérite d’être critiquée, c’est-à-dire d’abord analysée et comprise.

Un média cultivé comme France Culture devrait être la station de radio tout indiquée pour aborder sérieusement la question des formes et des motifs des visions « conspirationnistes ». Mais France Culture n’est plus tout à fait France Culture : les polémiques en dessous de la ceinture qui se présentent comme des débats cultivés tendent à s’y multiplier ; les émissions sérieuses masquent des émissions qui le sont beaucoup moins. Par ¬exemple « Les nouveaux chemins de la connaissance » de Raphaël Enthoven qui, le 18 décembre 2009, était justement consacrée à « la théorie du complot ». Il recevait, pour en parler, un directeur de recherche au CNRS, Pierre-André Taguieff, présenté comme un spécialiste de la question.

Pendant la première demi-heure de l’émission, encouragé par Enthoven, Taguieff tente de définir les propriétés de cette « théorie », qu’il présente, en dépit de quelques dénégations, comme un objet unitaire dont il suffirait de recenser les multiples facettes. Notre savant explique que cette prétendue théorie repose sur une vision conspirationniste du fonctionnement du monde. Elle reposerait sur des croyances naïves et acritiques propagées par des individus de mauvaise foi ; ses tenants raisonneraient en s’interrogeant exclusivement sur le fait de savoir « à qui profite le crime » ; ils multiplieraient les sophismes et les stéréotypes, pratiqueraient l’amalgame, recourraient au plagiat et n’hésiteraient pas à fabriquer des faux. Enfin, cette « théorie » s’appuierait sur une conception de l’histoire délirante, obsédée par la dénonciation de grands complots aussi chimériques qu’imaginaires, fomentés par les Juifs, les francs-maçons, des ploutocrates, etc.

La description est souvent juste. Mais, pour que tout puisse entrer dans ce qu’il faut bien appeler un fourre-tout, Taguieff concède que cette « théorie » présente quelques variétés et des degrés, qui vont du complot purement imaginaire, comme « celui qui avait été attribué aux judéo-lépreux en 1321 en Aquitaine, qui n’était fondé sur rien », aux prétendus complots qui se fondent « sur des éléments de réalité certes mésinterprétés ou surinterprétés mais où on peut discuter », comme c’est le cas de certaines dénonciations contemporaines. « Il y a, explique Taguieff, des théories du complot qui se fondent sur des éléments empiriques, sur des fragments de réel, et c’est la force des complotistes contemporains que de se fonder sur quelques contradictions dans les relations des faits. »

Jusque-là, on peut être d’accord avec Taguieff, au moins sur un point : conclure au « complot » chaque fois qu’on est confronté à une explication insuffisante revient, en effet, à donner libre cours à l’imagination. Mais Taguieff franchit un pas de plus en proposant d’appeler les modernes conspirationnistes des « dubitationnistes » (pas « négationnistes » précise-t-il au cas où l’auditeur n’aurait pas saisi les résonances) car, plus pervers, ils ne nient pas mais, bien que cela revienne au même, ils ne font apparemment que douter. « Leur discours, poursuit-il, c’est de dire : “Je m’interroge, je ne réponds pas mais il y a des choses troubles, il y a du mystère.” » Et Taguieff conclut en observant que, « à force de critiques, on détruit le réel ». Faut-il en conclure que tout doute sur une explication mène tout droit à l’invocation d’un complot imaginaire ? Taguieff tend, pour le moins, à le suggérer.

En fait, cette dénonciation de « la théorie du complot » généralise une description qui peut être exacte : elle amalgame des assertions ou des élucubrations de nature très différente et mélange des faits qui ne relèvent pas de logiques identiques. Mais surtout elle caricature et ridiculise des représentations sociales que notre savant dénonce en bloc plutôt que de les expliquer. On ne tarde pas, au cours de l’émission, à en comprendre la raison : si Pierre-André Taguieff construit ainsi, de bric et de broc, « la » théorie du complot – une théorie délirante pour demeurés, pour individus menteurs, stupides ou paranoïaques, et, réellement ou potentiellement, antisémites (puisque les Juifs sont souvent dénoncés comme des comploteurs), c’est pour s’en servir comme arme qui peut atteindre, sans autre argument que la calomnie péremptoire, n’importe quel adversaire.

Les journalistes « complotistes » en version France Culture

Comme les complots ne se fomentent pas, par définition, au grand jour, ce sont les journalistes d’investigation ou de révélation qui sont d’abord pris dans les filets de la théorie de « la » théorie du complot.

« Est-ce qu’un journaliste comme Edwy Plenel, qui considère que son travail de journaliste consiste, à partir de quelques pièces de puzzle dont il dispose, à reconstituer le puzzle : est-ce que cette ambition-là, ce travail, cette conception qu’un certain nombre de journalistes se font de leur propre métier relève […] de la théorie du complot ? » demande Raphaël Enthoven.

On ne voit pas en quoi le travail d’investigation des journalistes relèverait d’une quelconque « théorie du complot » : ils font leur travail de journalistes qui consiste, non pas à proposer une théorie du monde social, mais à produire de l’information et à enquêter notamment sur le pouvoir et sur les affaires bien réelles qu’il tente de dissimuler. Tout cela relève de la fonction démocratique de la presse et non de délires « complotistes ».

Mais tout peut entrer dans « la » théorie du complot comme le montre le « spécialiste » qui, loin de refuser l’amalgame, répond : « C’est le modèle paléontologique appliqué dans un domaine qui est mi-policier mi-journalistique. Il y a un modèle policier du travail journalistique, notamment chez certains journalistes d’investigation. Edwy Plenel fait partie d’une immense famille… Ce point de vue, qu’on trouve dans le gauchisme ¬culturel aujourd’hui, qui consiste à s’intéresser aux zones -d’ombre. L’expression d’ailleurs est fameuse et utilisée par lui. Ce sont des gens qui s’intéressent aux zones d’ombre. Zones d’ombre, souterrain, crypte, caveau, nuit – tout cela, c’est le complot. C’est l’imaginaire du complot. Le complot, évidemment, ne se fait jamais au grand jour. On fomente des complots dans les caves et les zones d’ombre. Et donc il y a une espèce… »

Ainsi, selon Taguieff, tout serait transparent et tout se ferait au grand jour. Rien n’étant caché, prétendre révéler d’hypothétiques secrets fait de certains journalistes des « théoriciens du complot ». On espère qu’il existe encore quelques journalistes d’investigation à France Culture qui ne se laisseront pas dissuader de faire leur travail. Et on espère également, en dépit de ce qui suit, que France Culture accueillera encore quelques sociologues soucieux de mettre au jour des relations qui ne sautent pas aux yeux.

Pierre Bourdieu, « complotiste » jargonnant & académique

Sans transition, après avoir réglé leur compte aux journalistes d’investigation, Taguieff s’en prend au sociologue Pierre Bourdieu, qui ferait partie de l’« espèce » et doit donc, lui aussi, être classé dans la décidément très vaste catégorie des adeptes de « la théorie du complot » : « Et donc il y a une espèce… Comme dans la sociologie d’ailleurs de Bourdieu, ce qu’a vu très bien dans son dernier livre Nathalie Heinich, notamment dans le recueil de textes Contre-feux de Bourdieu. Bourdieu dénonce, par exemple, un gouvernement mondial invisible. Bon, manifestement, il cite un certain nombre d’organismes qui ressemblent beaucoup à des sociétés secrètes selon lui. Sa sociologie est une traduction plus ou moins jargonnante, en tout cas académique, d’une certaine théorie du complot, ce que Popper appelait la “théorie sociologique du complot”. »

Notre directeur de recherche au CNRS cite donc, comme une preuve irréfutable, le livre d’une de ses collègues, Nathalie Heinich. Celle-ci a publié un pamphlet, Le Bêtisier du sociologue : prétendant parler, elle, au nom de la vraie science, elle dénonce chez ses collègues ce qu’elle pratique pourtant elle-même allègrement, et au carré, dans son propre livre de circonstance, où elle milite avec ardeur contre tout militantisme, excepté le sien. Il ne suffit pas, en effet, de se prévaloir de l’inusable « neutralité axiologique » exigée par Max Weber (la suspension des jugements de valeur dans le métier de savant) pour régler une fois pour toutes, comme elle croit le faire, la question des rapports entre la sociologie, le politique et l’engagement militant.

Dans son opuscule, si Nathalie Heinich prend effectivement à partie le « complotisme » de Pierre Bourdieu, coupable à ses yeux d’avoir parlé d’un « gouvernement mondial invisible », elle se garde bien de condamner toute l’œuvre : il s’agirait « seulement » d’un « moment d’égarement », l’expression d’« une grosse faiblesse, à la fois intellectuelle et psychique », de Pierre Bourdieu à la fin de sa vie [1] !

Moins prudent que sa collègue, Taguieff dénonce toute l’œuvre de Bourdieu. Pour ce faire, il évoque, sans le moindre souci de précision, le texte d’une conférence du sociologue prononcée en mai 2000 à Zurich devant l’Union des syndicats suisses et en juin 2000 à Berlin devant les étudiants de l’université Humboldt : un texte qui a été édité sous le titre « La main invisible des puissants » [2].

Dans cette conférence, constatant que les dominants se sont déjà organisés au niveau européen, Bourdieu se borne à exhorter les forces politiques de gauche et les syndicats à s’organiser, eux aussi, au niveau européen pour défendre les acquis sociaux qui sont remis en cause par le néolibéralisme et la logique du capitalisme financier. S’appuyant sans doute sur le seul titre de la conférence, Taguieff voit dans ce texte la dénonciation exclusive « d’organismes qui ressemblent beaucoup à des sociétés secrètes » là où Bourdieu évoque le champ du capital financier, qui « fonctionne comme une sorte de machine infernale sans sujet qui impose sa loi aux États et aux entreprises » ; ou encore insiste sur le fait que, « en face d’un mode de domination aussi complexe et raffiné dans lequel le pouvoir symbolique tient une place si importante, il faut inventer de nouvelles formes de lutte » ; ou encore que « tout ce qu’on décrit sous le nom à la fois descriptif et normatif de “mondialisation” est l’effet non d’une fatalité économique mais d’une politique, consciente et délibérée, mais le plus souvent inconsciente de ses conséquences » [3] . Faut-il nier l’existence de formes de concertation qui s’étalent au grand jour et de choix politiques délibérés pour ne pas être soupçonnable de « conspirationnisme » ? Et pour que la mesure soit comble, est-il indispensable de ne tenir aucun compte de phrases qui insistent sur la complexité des mécanismes sans sujet et de politiques inconscientes de leurs conséquences ? – des phrases qui suffisent à situer l’analyse aux antipodes de tout conspirationnisme.

Mais sa disqualification allusive ne suffit pas à Taguieff, qui décrète que c’est toute l’œuvre du sociologue qui relèverait d’« une certaine théorie du complot ».

Bourdieu « conspirationniste » ne serait-il pas, en outre, potentiellement ou réellement, aussi antisémite ? Et s’il est antisémite, cela n’expliquerait-il pas qu’il soit un adepte de « la théorie du complot » ? C’est Raphaël Enthoven qui se charge de faire ce rapprochement en posant une question dont la relation avec « la théorie du complot » est pour le moins assez lointaine : « Vous iriez jusqu’à dire, comme Jean-Claude Milner sur les ondes de France Culture, que Les Héritiers de Bourdieu, c’est un livre sur les Juifs ? »

Cette allusion à la « charge indécente et diffamatoire de Jean-Claude Milner [4] » ressasse et entretient le doute – bien que cette charge, chose rare, ait fait l’objet d’un droit de réponse sur France Culture. Peut-être faut-il voir dans cette interrogation et dans la réponse un cas de ce « dubitationnisme » dont Taguieff a forgé le « concept » et dont il abuse quelque peu ? « Non, ça je… on peut soutenir cette thèse, mais ce n’est pas la mienne, précise Taguieff. Non, moi je vois simplement la sociologie de Bour¬dieu comme une sociologie s’intéressant aux stratégies liées à des réseaux qui ¬com¬plotent. Je pense que le modèle, le paradigme de la pensée de Bourdieu, est un modèle conspirationniste. »

En soutenant qu’il s’agit d’une « thèse » qui « peut se soutenir », Taguieff entretient donc le doute – un doute qui lui fournit l’occasion de réaffirmer « simplement » que la sociologie de Bourdieu repose sur « un paradigme » : façon pseudo-savante de désigner un modèle sous-jacent, complotiste évidemment. Et comme chacun sait que le « complot juif », dénoncé par les antisémites, est un exemple exemplaire de « théorie du complot »…

« La théorie du complot » comme argument de propagande médiatique

Ainsi les critiques englobantes de « la théorie du complot » ne se bornent pas à débusquer des interprétations abusives ou délirantes : ils les amalgament et leur amalgament tout ce qui, de près ou de loin, mais -surtout de loin, leur déplaît.

Cette critique par amalgames, surtout quand elle peut se prévaloir de références savantes, est particulièrement ajustée aux exigences des médias cultivés [5]. De quoi s’agit-il en fait ? De donner une apparence savante à une dénonciation qui englobe, dans une même vision du monde, des pseudo-explications par des complots imaginaires et des tentatives d’explications par des causes (qui sont parfois des conspirations) bien réelles. La dénonciation des premières permet, à peu de frais, de se débarrasser des secondes.

Vous menez une recherche sur le lobby militaro-industriel américain qui cherche par des moyens discrets à peser sur les prises de décisions politiques – et l’on peut vous accuser de voir des complots partout ; vous enquêtez sur le fait de savoir qui a fait couler le Rainbow Warrior ou quel fut le rôle de la CIA dans la chute d’Allende au Chili – et vous êtes censé être obsédé par les actions des services secrets qui comploteraient contre la démocratie ; vous suivez l’épistémologie de Gaston Bachelard selon laquelle il n’y a de « science que du caché » – et vous êtes là encore atteint par ce qui, finalement, serait moins une théorie qu’une sorte de maladie.

En réalité, « la théorie du complot », telle que la conçoivent quelques pseudo-savants et les journalistes qui les suivent, n’existe que dans la tête de ceux qui la dénoncent. Tout et n’importe quoi peut se voir rangé sous cette dénomination – et il en est de même de la pseudo-psychiatrie du « délire » étendue à des explications de toute nature. Au point que les pourfendeurs de cette version de la théorie du complot finissent par prêter leurs propres élucubrations et leur propre imagination à ce qu’ils dénoncent – un peu à la manière de ces présidents de ligues de moralité qui conjurent et pourchassent leurs propres « perversions » à travers celles, souvent imaginaires, qu’ils ont tendance à voir un peu partout autour d’eux.

Le « cas » de Pierre-André Taguieff – que nous nous garderons de qualifier de « paranoïaque » – est, à cet égard, éclairant. Enthoven, qui ne peut pas ne pas voir l’obsession dénonciatrice de son interlocuteur, lui tend la perche pour qu’il s’en défende : « Mais je vous pose la question ; enfin, je me fais l’interprète de ceux qui se la posent en vous écoutant : est-ce que vous ne faites pas vous-même le même travail, c’est-à-dire de sociologue du complotisme ? Est-ce que, en pointant des liens, des réseaux, des accointances, des homologies, des structures, des isomorphismes entre différents discours, est-ce que vous ne tombez pas vous-même sous le coup du reproche que vous formulez à l’attention des complotistes ? En somme, est-ce que vous ne seriez pas… que répondez-vous à ceux qui considèrent que vous voyez des paranoïaques partout et qu’en somme il y aurait une paranoïa propre à la détestation de la paranoïa ? »

La réponse est révélatrice d’une des logiques au principe de la dénonciation, englobante au point d’en devenir délirante, de la « théorie du complot ». Pour se doter du prestige moral qui donne à ses versions les plus vulgaires une caution savante, elle se présente elle-même comme une « autocritique » d’un ancien « égaré ». Pour Taguieff « cela, on peut le dire évidemment de tout examen critique, bien sûr. Je ne peux pas répondre puisque c’est un argument ad hominem. Donc je peux dire : “Écoutez, je suis de bonne foi, lisez mes textes, voyez tout de même les autocritiques que je peux faire, je n’ai pas une trajectoire je dirais rectiligne parce que, tout simplement, je me suis moi-même égaré à un certain moment.” Par exemple, quand je travaillais sur l’extrême droite, je me fondais sur une idée très banale et reçue, et qui, d’ailleurs, est une des théories du complot des années 1950 et 1960, l’idée communiste qu’il y a un grand complot fasciste mondial. Idée que ce brave boy-scout intellectuel qu’est Daniel Lindenberg a reprise dans son dernier livre ».

Cette allusion vise peut-être Le Procès des Lumières, dans lequel personne, hormis Taguieff, ne pourrait trouver le moindre indice de la thèse d’un « grand complot fasciste mondial » [6]. Elle vise, plus sûrement, un essai précédent du même auteur, Le Rappel à l’ordre, dans lequel celui-ci classait Taguieff parmi les « nouveaux réactionnaires » [7]. Quelle meilleure réplique que de lui attribuer une « théorie du complot » avant de généraliser. « Donc, continue Taguieff, ce sont des gens en quête d’indices d’un complot ¬[mondial] fasciste ou néonationaliste ou néoconservateur, peu importe, qui est une idée qui, évidemment, relève du mythe. Et moi-même j’étais persuadé, j’étais en quête, je cherchais des indices au début des années 1980, je tenais un discours militant, engagé, antifasciste traditionnel. »

Si Taguieff reconnaît avoir été atteint par cette maladie, c’est pour dire que, à la différence de certains de ses anciens petits camarades – Linden-berg, Plenel, etc. –, lui, il est vraiment guéri. Et même bien guéri parce qu’il a été très malade et qu’il a touché le fond du conspirationnisme. Et qu’il faut avoir été très malade pour être définitivement guéri.

« Bon, ben j’ai rompu avec cela, continue Taguieff. Mais il faut aller jusqu’au bout de la nuit, jusqu’au bout de l’erreur. Plenel l’a fait, mais il y est resté. On peut rester dans l’erreur, on peut rester dans le mythe, on peut rester dans les fantasmes, mais on peut aussi s’en sortir. Je pense que, sur ces questions-là, j’ai échappé à la pensée conspirationniste, mais pour l’avoir traversée. »

La lucidité à laquelle Taguieff prétend désormais est rehaussée par une autocritique illusoire. Après avoir vu des complots partout, il voit désormais partout des « théories du complot », qu’il passe son temps à pourchasser, à la manière de ces anciens staliniens devenus des antistaliniens de manière stalinienne. Et France Culture concourt à donner des lettres de noblesse à une chasse aux « complotistes » imaginaires : une chasse que nombre de médias accueillent et pratiquent avec délectation.

Des cibles ajustées à la disqualification de toute critique des médias

Cette critique par amalgames est également partagée par quelques journalistes de haut rang et d’éminents intellectuels médiatiques. Elle a pour cible toute trouvée la critique des médias.

Ainsi « d’imaginaires “théories du complot” » sont-elles convoquées comme « arguments de propagande » [8] : des citations détournées de leur sens (quand elles ne sont pas coupées pour leur faire dire le contraire de ce qu’elles affirment) permettent de falsifier la critique des médias par Noam Chomsky et Edward Herman [9].

Militant engagé dans la critique-critique de la critique des médias, Philippe Corcuff « découvre » que la « vision des médias » d’Acrimed serait « fondée sur “la manipulation” consciente et dans les coulisses, par quelques individus en “connivence” et en “réseaux” ». Pour décrypter cette « vision », il suffit d’affirmer qu’« elle n’utilise pas en général les mots “complot” ou “conspiration” mais recourt à un vocabulaire et à des constructions de phrases qui en suggèrent le sens [10] ». Cette « vision » serait ainsi une vision complotiste « fondée », non sur ses arguments, mais sur ce que les mots et la grammaire « suggèrent »… à leur interprète.

Soutenue par le journaliste Emmanuel Lemieux, la sociologue Nathalie Heinich reprend la même chanson dans la revue Sciences humaines  [11]. Et le journaliste Jean Quatremer, piqué au vif parce qu’on lui reproche de présenter comme une vérité avérée une thèse controversée, réagit en brandissant l’accusation de « Théorie du complot » [12].

Les hommes politiques qui contestent l’ordre médiatique ne sont pas mieux traités. François Bayrou dénonce-t-il, au cours de la campagne de l’élection présidentielle de 2007, la place prépondérante accordée à deux autres candidats ? Alain Minc l’accuse d’avoir parlé de complot médiatique, Bernard-Henri Lévy d’être atteint de « complotisme » – « une des vilaines maladies partagées, une maladie, une vérole commune à la gauche et à la droite » –, et Le Monde d’avoir eu recours à « la vieille thèse du “complot médiatique” » [13].

Le décryptage de la prestation de Pierre-André Taguieff permet peut-être de mieux comprendre pourquoi, dans l’espace médiatique, la critique des médias peut être régulièrement accusée de succomber à la « théorie du complot » – même lorsque les accusés ne cessent de s’opposer à toute conception réductrice et obsessionnellement manipulatrice des médias.

Les pressions (et censures) politiques et économiques seraient en effet inefficaces si les rapports de forces institutionnels ne les favorisaient pas. La corruption, quand elle existe – et elle existe –, est d’abord structurelle. Les journalistes, quand ils sont « manipulés » (mais dès lors, cet adjectif ne convient plus), le sont avant tout par les logiques sociales qui sont à l’œuvre dans le microcosme médiatique et notamment par la concurrence interne entre supports et par les contraintes objectives de la production de l’information. Il reste que ces processus objectifs s’incarnent dans des personnes, et même des personnalités.

Une critique sérieuse, c’est-à-dire argumentée et reposant sur des faits précis, se doit d’enquêter, de citer les déclarations et les commentaires de journalistes à l’appui des analyses, de compter les invitations dans les émissions, de mettre en évidence les échanges de services et les connivences, bref de faire apparaître des relations objectives à partir de la désignation de personnes qui ne cultivent guère leur anonymat et qui ne peuvent pas être dégagées de toute responsabilité individuelle. Dans cet univers social (comme dans tout autre), les relations objectives que l’on cherche à mettre en évidence passent en grande partie par des relations interpersonnelles qu’il n’y aurait aucun sens à passer sous silence. On comprend dès lors pourquoi la dénonciation de la « théorie du complot » trouve un écho favorable, notamment chez ceux qui occupent une position éminente dans les médias : elle permet de disqualifier toute analyse qui les désigne nommément et de se débarrasser à peu de frais de toute critique effective des médias.

Plus généralement, le procès en conspirationnisme, fondé au mieux sur de vagues impressions et de maigres citations, fonctionne comme un véritable opérateur de dénégation du social. Les journalistes, du moins la minorité qui occupe le sommet de la hiérarchie professionnelle et dont la tête ou la signature est connue et reconnue, cultivent une revendication d’indépendance dont dépend le crédit qu’il conviendrait d’accorder à ce qu’ils disent : ils sont censés dire et écrire librement ce qu’ils pensent, sans préjugés ni esprit partisan, et ne servir que la vérité et la démocratie. Mais cette revendication n’est pour une large part qu’une croyance : une croyance que menace de défaire brutalement toute critique des médias qui, s’appuyant sur les méthodes des sciences sociales, leur rappelle que, comme tout individu, les journalistes sont socialement conditionnés, que le sentiment de liberté qu’ils éprouvent effectivement réside en grande partie dans le fait qu’ils sont les bonnes personnes à la bonne place dans un ensemble social très vaste et très complexe. C’est pourquoi placer sous le titre de « théorie du complot » une sociologie (imaginaire) des médias, qui ferait des journalistes de simples marionnettes des puissants, offre un repoussoir commode à toute tentative d’objectivation qui se propose de mettre méthodiquement en relation position sociale, propriétés sociales et prise de position, sans se taire sur les personnes et les faits qui les illustrent.

Le rapport que nombre de médias entretiennent avec « la théorie du complot » est en définitive purement instrumental. Tandis que certains journalistes dénoncent à juste titre des élucubrations complotistes, ¬d’autres – et parfois les mêmes – participent à ces « marronniers » des news magazine sur les « francs-maçons » ou les « dessous de… » dont le contenu est tellement superficiel qu’il encourage les visions purement manipulatrices de la vie sociale et politique.

C’est pourquoi cette mise au point restera vraisemblablement sans effet. Si l’accusation de « complotiste » peut revenir en permanence, c’est que la théorie de « la théorie du complot » remplit des fonctions sociales et idéologiques relativement puissantes. Et cela d’autant mieux qu’il ne s’agit pas d’une véritable théorie, c’est-à-dire d’un ensemble de propositions cohérentes, discriminantes et falsifiables. Elle annexe à des critiques qui peuvent être fondées des imputations sans preuves, qui fonctionnent alors comme de simples calomnies. Et la calomnie peut frapper d’autant plus largement que la théorie de « la théorie du complot », telle qu’elle est construite, est un vaste fourre-tout attrape-tout qui fonctionne par association de mots et mélange tous les genres : journalistiques et scientifiques, théoriques et polémiques, militants et politiques.

Patrick Champagne et Henri Maler

Publié dans la revue Agone n°47, janvier 2012. Version revue et abrégée d’un article publié en février 2010 par Acrimed sur son site, sous le titre « La "théorie du complot" en version France Culture (par P.-A Taguieff, savant). Consultable en ligne sur le site de la revue Agone. Voir également sur le site Les Crises.

Notes

[1Nathalie Heinich, citée in « Pierre Bourdieu et le “gouvernement mondial ¬invisible” », Conspiracywatch.info.

[2Pierre Bourdieu, Contre-feux 2, Raisons d’agir, 2001, p. 43-55.

[3Ibid., p. 45, 53 et 57.

[4Henri Maler, « Droits de répondre et droit de répandre : Jean-Claude Milner, Alain Finkielkraut et compagnie », Acrimed.org, 8 mars 2007.

[5Lire par exemple Arnaud Rindel et Henri Maler, « Arte et la théorie du complot : une émission de propagande de Daniel Leconte », Acrimed.org, 27 avril 2004.

[6Daniel Lindenberg, Le Procès des Lumières, Seuil, 2009.

[7Daniel Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002.

[8D’après le titre d’un article d’Arnaud Rindel et Serge Halimi, « D’imaginaires “théories du complot” comme arguments de propagande », Acrimed.org, 20 août 2007 – version abrégée de « La conspiration. Quand les journalistes (et leurs favoris) falsifient l’analyse critique des médias », Agone, 2005, n° 34,

[9Lire Gilbert Achcar, « Corcuff et la “théorie du complot” », Acrimed.org, 6 septembre 2006.

[10Philippe Corcuff, « De quelques aspects marquants de la sociologie de Pierre Bourdieu », . Bellaciao,org, octobre 2004.

[11Lire Henri Maler, « Modeste contribution au “bêtisier du sociologue” de Nathalie Heinich », Acrimed.org, 8 janvier 2010.

[12Henri Maler, « M. Quatremer, de Libération, n’est pas content », Acrimed.org, 28 mars 2006.

[13Lire « Brèves de campagne (5) : Professionnalismes… », Acrimed.org, 20 mars 2007 ; également Henri Maler et Sébastien Fontenelle, « Le Monde réplique à François Bayrou », Acrimed.org, 13 septembre 2006.