
20 ans après, retours sur le référendum de 2005
Le 29 mai 2005, le traité établissant une Constitution pour l’Europe était rejeté par référendum. À l’occasion de ce vingtième anniversaire, Acrimed a publié au fil de l’été les différents chapitres de Médias en campagne. Retours sur le référendum de 2005 (Henri Maler et Antoine Schwartz, Syllepse, 2005).
Je publie ici l’introduction, suivie des liens aux chapitres publiés par Acrimed
Depuis plusieurs années, la construction européenne, puis le projet de « Traité établissant une Constitution pour l’Europe » (TCE) ont bénéficié d’un traitement « exemplaire » dans les médias dominants : à plusieurs voix, certes, mais (presque) à sens unique.
Quand vint le 29 mai 2005 : avec près de 55% des suffrages exprimés, une nette majorité des Français rejetait le projet. Vu du côté de la minorité des patrons de presse, éditorialistes, et « experts » qui occupent le devant de la scène médiatique, le bilan est rapidement tiré : non seulement l’échec de leur engagement forcené en faveur de l’adoption du Traité n’aurait pas infirmé l’excellence de leur travail, mais il aurait confirmé son innocuité. La preuve, disent-ils, devenus soudainement modestes, que notre pouvoir est limité, c’est qu’il s’est révélé apparemment sans effet.Apparemment… Car, parmi d’autres « pouvoirs » sur lesquels nous reviendrons, les médias disposent de celui de se faire oublier ou, plus exactement, d’entretenir l’amnésie sur leurs œuvres passées quand celles-ci ne coïncident pas avec les contes et légendes du « quatrième pouvoir » [1].
Le premier objet de ce livre est donc de proposer un aide-mémoire : pour que celles et ceux qui, journalistes inclus, ont eu à subir l’omniprésence et l’arrogance de l’oligarchie qui trône au sommet de l’espace médiatique, n’oublient pas. Et ne négligent pas, s’ils sont tentés de le faire, d’en tirer quelques conséquences.
C’est pourquoi le 6 juin 2005, l’association Acrimed (Action-Critique-Médias) adressait une « Lettre ouverte à la gauche de gauche » [2]. Sous le titre « Les médias désavoués ? Et maintenant ? », on pouvait lire ceci :
Les enjeux sont d’importance. Certes, le pouvoir que les médias dominants s’attribuent est moins grand qu’ils le prétendent ou qu’ils le voudraient : les lecteurs, les auditeurs, les téléspectateurs ne sont pas des éponges qui absorbent n’importe quoi ou des chiots que l’on peut dresser à volonté. Le résultat du référendum vient de le confirmer. Mais le pouvoir des grands médias reste exorbitant lorsqu’il s’exerce sans partage (ou si peu). Le pluralisme est une question de principe et non d’opportunité. C’est pourquoi s’il ne faut pas leur reconnaître plus de puissance qu’ils n’en ont, il ne faut pas la mésestimer et accepter les abus de pouvoir dont ils sont responsables.La critique du rôle des “grands médias” pendant et après le vote du 29 mai 2005 ne devrait pas rester sans suites. […]
Rarement (du moins dans un passé récent) la contestation de l’ordre médiatique dominant aura été aussi forte qu’elle le fut à l’occasion de la campagne du référendum sur le Traité constitutionnel européen.Rarement (mais beaucoup moins...), le pluralisme démocratique aura été aussi ouvertement et cyniquement bafoué par les grand médias, publics ou privés, que leurs chefferies éditoriales ont tenté de mobiliser en faveur du Traité Constitutionnel. Au mépris non seulement des électeurs, mais aussi de journalistes enrôlés, bon gré mal gré (et non sans fortes résistances comme en témoigne l’appel lancé par des personnels du secteur public), dans une campagne qui n’est pas la leur et, en tout cas, pas digne des métiers de l’information.
L’arrogance des éditorialistes et chroniqueurs multicartes, des présentateurs d’émission et des contrôleurs d’antenne, des experts en tous genres et des tenanciers toutes catégories qui occupent l’espace médiatique et en contrôlent l’accès s’est exprimée sans aucune retenue. Se réservant le monopole de « la raison », face à des opposants auxquels ils n’accordent que des passions, de préférence, les plus basses et les desseins les plus inavouables, ils se sont attribués du même coup le monopole de la « pédagogie ». Aveuglés par leur propre domination, ils se tiennent pour légitimes parce qu’ils proclament qu’ils le sont. Peu leur importe le désaveu massif dont ils ont fait l’objet. Après le vote, ils continuent, cyniquement, sans vergogne et toute hargne dehors.
Chacun a pu vérifier tout cela et le dossier réuni par Acrimed le confirme amplement.
Mais cette situation n’est pas nouvelle. En 1995, pour ne pas remonter plus loin, les mêmes s’étaient mobilisés contre des grévistes « irresponsables », « incultes » et « dangereux ». En 2003, les mêmes ont récidivé, exhibant leur morgue et leur mépris. Faut-il une fois passés les moments fort de la mobilisation, remiser notre révolte et n’avoir pour seule ambition que de tenter, non sans cynisme nous aussi, de nous servir des médias dominants sans contester leur domination ?
Il n’est que trop évident qu’une telle domination, parce qu’elle s’exerce en permanence, doit faire l’objet d’une vigilance, d’une critique et d’une action permanentes. […]
Qu’ils se rassurent : nul ne conteste la liberté d’expression des prescripteurs d’opinion pris un à un, bien que les nuances qui les distinguent n’affectent guère leur consensus. Mais comment ne pas constater que, pris dans leur grande majorité, ils détiennent un quasi-monopole qui s’exerce au mépris du débat démocratique dont ils se croient les gérants ou les propriétaires ? Quand les médias, pris dans leur ensemble, s’expriment à plusieurs voix certes, mais dans le même sens, ils sont les acteurs d’un pluralisme anémié et d’une démocratie mutilée.
C’est le même le « déficit démocratique », comme on dit, qui à la fois affecte la représentation politique et s’étend aux médias dominants, notamment parce que leurs formes d’appropriation et de financement, leurs hiérarchies rédactionnelles et leurs orientations éditoriales contribuent à les transformer en instruments de campagnes politiques à sens unique. Si le secteur public de l’audiovisuel est le premier concerné, il n’est pas le seul : le « décalage » (pour utiliser un terme pudique) entre, d’une part, un espace médiatique livré à une domination pratiquement sans partage des tenants du libéralisme, plus ou moins social, et, d’autre part, la diversité sociale, culturelle et politique de leurs publics, est devenu patent.
C’est donc l’ordre médiatique existant lui-même qui doit être transformé.
L’appel qui, au printemps 1996, a donné naissance à notre association et demeure au fondement de son action, déclarait déjà :
« Persuadés que la démocratie court un grand risque quand la population est privée de la possibilité de se faire entendre et comprendre dans les grands médias, en particulier lorsque la situation sociale est tendue et la nécessité du débat plus vive ; Persuadés que l’exigence de démocratie dans les médias est déterminante dans la lutte pour instaurer une société respectueuse de l’égalité effective des droits de toutes et de tous ; Nous dénonçons :
– l’appropriation de la plupart des grands médias par les puissances financières et politiques qui s’en servent sans compter pour permettre à "ceux d’en haut" d’imposer leurs valeurs et leurs décisions à "ceux d’en bas" ;
– l’hégémonie des discours convenus et conformes, parfois à plusieurs voix mais toujours à sens unique (sur Maastricht, la monnaie unique, les grèves, les plans Juppé, etc.) ;
– les multiples dérives de l’information que nombre de journalistes sont les premiers à constater et à condamner (transformation de l’information en spectacle et du spectacle en information) ;
– la subordination fréquente des journalistes à une logique qui les prive peu à peu de leur indépendance rédactionnelle et les transforme en simples auxiliaires d’une machine dont les priorités échappent aux exigences de l’information. »
Rien n’a changé depuis, bien au contraire. L’appel concluait : « Une population en état d’ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c’est la démocratie qui dépérit. » Cela demeure aujourd’hui, s’agissant des « grands médias », notre conclusion.
C’est assez dire que la question des médias est une question politique, ne serait-ce que pour cette raison : leurs échecs n’empêchent pas ces médias de rester dominants.
Le pouvoir dont ils disposent, certes, n’est ni uniforme, ni écrasant : il diffère selon les médias et ne s’exerce pas mécaniquement sur des « consommateurs » passifs. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’UN « pouvoir », mais de plusieurs : pouvoir de consécration ou de stigmatisation (des individus ou des groupes sociaux), pouvoir de révélation ou d’occultation (des faits et des analyses dissimulés à la connaissance publique), pouvoir de problématisation (des questions et des solutions légitimes), etc.
De surcroît, ces pouvoirs multiples dont les effets varient selon les médias et leurs publics ne s’exercent pas isolément et sans partage. Le « pouvoir des médias » n’est pas autonome, mais dépend de leurs relations à d’autres pouvoirs, économiques et politiques, dont le microcosme médiatique est plus ou moins dépendant. Les réseaux des prétendues « élites » économiques, politiques et médiatiques ne sont que la forme la plus apparente de proximités sociales et d’interdépendances structurelles dont les configurations et l’intensité peuvent varier sans être remises en cause. En raison, notamment, de leurs origines sociales, de leurs parcours scolaires et des conditions de leur recrutement, les journalistes les plus influents peuvent bien ne pas obéir immédiatement aux ordres d’un gouvernement ou de leurs employeurs et pourtant être spontanément ajustés à leurs exigences.
La faible autonomie du champ journalistique à l’égard des pouvoirs établis permet de comprendre pourquoi, en dépit de quelques conflits, la connivence des journalistes politiques dominants avec les représentants politiques majoritaires s’impose « naturellement » sans être toujours intentionnelle (et il importe finalement assez peu de savoir si elle l’est vraiment). L’ingérence directe peut être l’exception (et laisser le champ libre aux discours sur l’indépendance des journalistes) et la subordination sociale et culturelle demeurer néanmoins la règle. Sans être mécanique, la soumission des médias aux puissances financières et aux logiques économiques peut s’exercer d’autant plus efficacement qu’elle demeure souvent peu visible. C’est pourquoi les liens étroits qu’entretiennent les médias tels qu’ils sont avec le monde social tel qu’il est rendent solidaires la question politique de leur nécessaire transformation et la question politique plus globale des nécessaires transformations économiques, sociales et politiques de nos sociétés.
Pour saisir les obstacles qu’ils dressent, plutôt que de spéculer sur les effets de persuasion unilatéraux et indifférenciés que l’ordre médiatique existant produirait par sa seule action, mieux vaut s’arrêter deux des influences majeures qu’exercent ces médias tout à la fois dominants et assujettis.
La première repose sur leur pouvoir d’accréditation de leur propre rôle et donc d’intimidation de celles et ceux qui, croyant à la puissance que les médias s’attribuent, contribuent à la conforter : pouvoir d’intimidation des écrivains, des créateurs, des chercheurs qui quémandent la faveur des médias dans l’espoir de faire connaître leurs œuvres ; et surtout des forces collectives, des militants et de leurs porte-parole qui préfèrent trop souvent ne pas trop importuner les médias et leurs tenanciers, dans l’espoir qu’ils se fassent l’écho de leurs propositions et de leurs les actions et favoriser ainsi leur popularisation. Pourtant, la campagne référendaire de 2005 l’a montré, des avancées et des victoires sont possibles sans les médias et malgré eux.
La deuxième influence exercée par les médias consiste dans leur pouvoir de légitimation de certaines visions du monde qui pèse en conséquence sur la manière dont sont construits les débats publics et les enjeux politiques. Au point que, à les entendre, les seules lunettes adaptées à la compréhension et aux transformations souhaitables de la société devraient être néo-libérales, avec, il est vrai, diverses moutures et montures.
Ainsi, bien que les médias exercent donc pas un, mais des pouvoirs, ceux-ci participent, pour la plupart, d’une même domination : une domination idéologique ou, mieux, symbolique qui s’exerce souvent à l’insu de ceux qui la subissent, même quand ils lui résistent. Et même quand ils la battent en brèche comme on a pu le voir, précisément, à l’occasion de la campagne référendaire sur le Traité constitutionnel européen. Personne n’est a priori et définitivement immunisé contre cette domination, dont notre « mémento » se propose moins d’en analyser les « mécanismes » que d’en parcourir quelques figures : les simulacres d’ « équité », de « pédagogie » et de « démocratie ».
La suite, sur le site d’Acrimed.
II. Vous avez dit « pédagogie » ?
III. Vous avez dit « démocratie » ?
Et après ? D’autres médias pour un autre monde
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Le dossier que nous présentons ici a été coordonné et mis en forme par Henri Maler et Antoine Schwartz. Composé pour l’essentiel à partir d’extraits remaniés des quelques 60 articles publiés sur le site d’Acrimed pendant la campagne référendaire, il n’existerait pas sans l’activité collective de notre association et les contributions individuelles de ses membres, ainsi que celles de nos correspondants et de l’équipe du journal Pour Lire Pas Lu. Sauf précision, tous les articles mentionnés sont disponibles dans leur version intégrale sur notre site où ils sont parus au cours même de la campagne et quelques jours après le vote. Se reporter à leur présentation : « Le Traité constitutionnel européen, les médias et le débat démocratique » (http://www.acrimed.org/article1950.html)