À propos de La Misère du Monde : Politique de la sociologie (2)

Quand Bourdieu nous propose, comme on l’a vu,, non de rire ou de pleurer, mais de comprendre, la sociologie mise en œuvre permet-elle de s’arracher à la contemplation et de fonder une politique ? [1]

II. Transformer

L’exercice de la sociologie, quand elle s’intéresse à la misère, peut n’être qu’une forme savante de la compassion, et, plus souvent qu’on ne le croit, les sociologues jusqu’à ce jour n’ont fait que compatir au monde qu’il s’agit de transformer. Une telle sociologie, absorbée dans la contemplation de son objet, quand elle n’avoue pas son impuissance, procède à un nivellement de toutes les souffrances : position éthique inattaquable, dans la mesure où c’est des individus qu’il s’agit, et où une règle tacite d’universalité admet a priori une règle explicite d’équivalence. Sans doute cette morale universelle de la compassion ou de la compassion universelle n’est-elle pas larmoyante. Mais d’où tient-on que la pitié doit toujours avoir la larme à l’œil ?

Sociologie vraie contre vaine morale : l’ouvrage de Bourdieu ne confond pas compréhension explicative et compassion réactive, mais sans parvenir, malgré tout, à dissiper toutes les équivoques [2].

1. Entre deux médecines : clinique et politique

Les effets de transformation que la sociologie peut espérer produire dépendent de l’objet qu’elle rencontre et construit. Or le monde dont Bourdieu analyse la misère est celui d’une époque de crise et de transition, qui renvoie la majorité des agents sociaux à une impuissance intériorisée et la totalité des acteurs du champ politique à des gesticulations démagogiques et technocratiques que Bourdieu diagnostique avec lucidité. Ainsi, la sociologie rencontre un champ social qui semble vidé de tout potentiel de transformation ; et une sociologie qui ne renonce pas à penser le changement social rencontre une conjoncture où le changement social est enlisé. La démystification, effet pratique attendue de la sociologie, menace de n’être qu’un camp retranché. Le désenchantement du sociologue qui connaît le poids des inerties sociales et le désenchantement d’une société qui le subit se cumulent : l’impuissance du sociologue rencontre l’impuissance de la société. Que peut proposer alors le premier à la seconde ?

Dans un même mouvement (qui, comme on dit, fait sens), le sociologue s’adresse aux dominés pour qu’ils se comprennent par le monde dans lequel ils vivent, et en appelle aux politiques pour qu’ils transforment le monde dans lequel vivent les dominés : clinique et politique - socio-analyse des victimes et socio-politique de l’assistance.

Socio-analyse des victimes ? - Aux victimes de la misère, Bourdieu n’a, au fond, à offrir que la connaissance de soi [3]. C’est ainsi qu’il déclare de « l’efficacité du message sociologique » qu’ « on ne peut tenir pour nul l’effet qu’il peut exercer en permettant à ceux qui souffrent de découvrir la possibilité d’imputer leur souffrance à des causes sociales et de se sentir ainsi disculpés » (p.944) [4]. Sans doute n’est-il pas totalement vain de se comprendre et de s’assumer [5]. Et plus généralement de comprendre et d’accepter. Mais cet usage clinique de la sociologie est si limité qu’on ne peut éviter de se demander si elle n’est pas l’effet d’une sociologie qui ne voit dans la souffrance que la souffrance, et « ne voit dans la misère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne » (Marx). On concédera sans peine que ce côté n’est pas aisément perceptible ; et cela d’autant moins que « Les formes nouvelles que revêt l’action de l’Etat contribuent (...), avec l’affaiblissement du syndicalisme et des instances mobilisatrices à la transformation du peuple (potentiellement) mobilisé en un agrégat hétérogène de pauvres atomisés (...) » (p.223) et que le discours prophétique, en la matière, risque de produire plus d’aveuglement qu’il n’apporte de lumières [6]. On admettra volontiers que la détection d’un potentiel de subversion n’était pas l’objet déclaré de l’ouvrage ; et cela bien que ce potentiel soit, à l’occasion, explicitement évoqué, comme on peut le lire à propos des luttes pour l’appropriation de l’espace ou des effets de l’exclusion scolaire sur les élèves (respectivement pp.164-167 et pp.598-599). On peut toutefois se demander si le sociologue qui, dûment averti de l’esprit du temps, nous invite sans cesse à nous en défier, ne cède pas à cet esprit quand il produit un ouvrage qui vient à point nommé nous instruire de l’ampleur des problèmes, mais sans préciser comment il serait possible d’y faire face sans déléguer leur résolution. Ainsi, aux possibilités restreintes offertes aux victimes de la misère font pendant les possibilités ouvertes à une action politique. Mais de qui ?

Socio-politique de l’assistance ? - « Ce que le monde social a fait, le monde social peut, armé de ce savoir, le défaire » (p.944). Aussi, à rebours de ce qu’a produit « la démission de l’Etat », convient-il de « refaire l’histoire » et d’ « essayer d’ouvrir des possibilités à une action rationnelle visant à défaire ou à refaire ce que l’histoire a fait » (p.226). Et l’urgence de la situation impose ce jugement : « (...) toute politique qui ne tire pas pleinement parti des possibilités, si réduites soient-elles, qui sont offertes à l’action, et que la science peut aider à découvrir, peut être considérée comme coupable de non-assistance à personne en danger » (p.944).

Mais à qui revient cette action ? Bourdieu souligne que « (...) la démission ou le retrait de l’Etat a déterminé des effets inattendus (...) qui sont de nature à menacer, à terme, le bon fonctionnement des institutions démocratiques, si une politique résolue d’un Etat décidé à prendre réellement les moyens de ses intentions proclamées ne vient pas, de toute urgence, les contrecarrer » (p.228-229, souligné par moi). Mais peut-on réellement espérer que l’Etat défasse ce qu’il a fait ? Comment pourrait-on s’en remettre à une administration dont la fonction est précisément de rationaliser la domination ? Comment serait-il possible, surtout, de s’en remettre aux « responsables politiques » dont la surdité, sans doute moins récente que Bourdieu ne le laisse entendre, a atteint la profondeur que nous lui connaissons en raison, notamment, des mutations du champ du pouvoir que Bourdieu analyse [7]. Ce sont elles qui ont contribué à refermer sur elle-même la noblesse d’Etat et à produire cette fermeture du monde politique que Bourdieu déplore [8]. Cette fermeture est donc l’effet de positions qui gouvernent des prises de position : la conversion au néo-libéralisme achevée par le ralliement des socialistes s’est traduite par une démission de l’Etat et une démolition de l’idée de service public au nom d’un « corps de lieux communs » qui « exprime très directement la vision et les intérêts de la grande noblesse d’Etat, issue de l’ENA et formée à l’enseignement de Sciences Pô » (p.220-221). Il serait étonnant que Bourdieu, si prompt à dénoncer les mauvais remèdes préconisés par de faux médecins, se borne à enseigner que les malades ne peuvent atteindre que la connaissance des origines de leurs troubles, et doivent confier à de tels mandataires politiques la tâche leur prescrire les remèdes.

La sociologie menace alors de cultiver paradoxe et inconfort. Paradoxe d’une critique qui ne cesse de dire que l’administration ne peut penser autrement qu’elle ne le fait et en appellerait à l’administration pour qu’elle pense autrement. Inconfort d’une position qui connaît l’enfermement du monde politique, et s’en remettrait à des pratiques transformatrices qui procèdent d’un centre extérieur aux administrés. Comment croire, à lire Bourdieu lui-même, que les tenailles démagogiques et technocratiques qui enferment l’action politique puissent être ouvertes par les forces qui dans le champ politique entrent en concurrence pour y établir leur domination ? S’il est vrai qu’« Une politique réellement démocratique doit se donner les moyens d’échapper à l’alternative de l’arrogance technocratique qui prétend faire le bonheur des hommes malgré eux et de la démission démagogique qui appelle telle quelle la sanction de la demande (...) », elle ne peut y parvenir qu’à condition de se donner les moyens de rompre avec le champ du pouvoir qui gouverne cette alternative [9]. Or, si ce n’est par une neutralité axiologique hors de propos, pourquoi la sociologie de Bourdieu reste-t-elle si discrète sur les forces qui sont susceptibles de s’emparer de la science pour la mettre au service d’une assistance à personne en danger ?

2. Entre deux positions : solitude et sollicitude

Est-ce le statut de la sociologie qui l’enferme dans une solitude dont elle ne pourrait sortir que par la sollicitude ?

Effets de position.- Bourdieu excelle dans les exercices de lucidité. Aussi n’ignore-t-il pas que de la sociologie la mieux intentionnée et la mieux construite, on peut, en dépit des précautions qu’elle prend, faire de multiples usages. Les comptes peuvent être rapidement réglés (bien que la tâche soit par principe infinie) avec les démagogues, les journalistes et les essayistes qui ne demandent assistance à la science que dans la mesure où elle peut conforter des audiences, et pour le reste s’en tiennent à une « demande négative » coïncidant avec le refus de savoir [10]. Laissons de côté les contresens avérés et intéressés : nul savoir ne peut s’en prémunir. Mais Bourdieu ne manque pas de dire que le même savoir peut être mis à disposition de tentatives d’émancipation ou de tentatives de rationalisation, qu’il peut en être fait un usage clinique ou un usage cynique [11]. Et le cynisme n’attend de la sociologie que des instruments de légitimation ou de manipulation, et ne s’adresse à elle qu’à des fins de rationalisation (au double sens de ce terme) de la domination [12].

Menacée par les sollicitations sociales en général et par les injonctions politiques en particulier, et prise en tenaille, en ce dernier cas, entre la demande bureaucratique et la demande prophétique, la sociologie ne pourrait, selon Bourdieu, défendre son statut de science qu’à la condition de se soustraire à toutes les demandes partielles : par la défense farouche de son autonomie, fondée sur le constat tout à la fois amer et rassurant de l’absence d’une demande et d’une base sociale qui soit garante et respectueuse de sa scientificité [13]. Or non seulement les exigences de scientificité auxquelles elle se soumet ne permettent que partiellement à la sociologie de se soustraire aux demandes sociales qu’elle récuse (quand bien même elle retourne sa méthode contre elle-même et ne renonce pas à cette sociologie de la sociologie que Bourdieu pratique abondamment), mais elle paie son autonomie d’une indépassable solitude. Elle délivre son message comme on lance une bouteille à la mer, imprudemment destinée à des responsables politiques qui campent aux abonnés absents et évasivement adressée à des bénéficiaires impotents.

Solitude du sociologue : ceux qui ont intérêt à le comprendre ne le peuvent pas, et ceux qui peuvent n’ont pas intérêt à le comprendre [14]. Ni « les plus démunis scientifiquement » (qui s’en détournent pour « trouver dans la dénonciation politique un substitut facile à la critique scientifique »), ni « les détenteurs d’un pouvoir temporel ou spirituel » n’ont « intérêt à l’existence d’une science autonome du monde social » [15]. Solitude de la sociologie : les dominés intéressés à son discours ne peuvent l’entendre qu’à des fins de compréhension de soi, et les dominants qui peuvent l’entendre ne peuvent le faire à des fins de transformation de la réalité. Mais cette forteresse assiégée ne peut, sans complaisance, s’abandonner aux délices de sa solitude. À qui s’adressera-t-elle donc, hors du champ scientifique qui lui offre un marché et des pairs - et d’un champ politique refermé sur soi ? Si les réponses à cette question restent en suspens, peut-être est-ce parce que la position que la sociologie de Bourdieu se découvre se confond avec la position qu’elle s’assigne, et que la solitude de la sociologie résulte d’effets de théorie.

Effets de théorie - Le travail de Bourdieu est souvent précédé d’une mauvaise réputation, qui lui attribue une sociologie de la résignation, à laquelle, il le reconnaît, il s’est exposé par des « formulations malheureuses » [16]. Mais ne s’agit-il que de formulations ?

À force d’enseigner que les dominés doivent se méfier des effets de l’intériorisation de leur domination, que la résistance peut prendre des formes qui reconduisent la domination qu’elle dénonce, la leçon du sociologue a valeur de dissuasion [17]. La rhétorique qui, insidieusement, stigmatise sous les dehors de l’objectivité, les excès de la juvénilité et les abus du ressentiment, mobilisés dans les mouvements de contestation, retourne les discours prophétiques en leçons d’inertie [18]. Or c’est dans la résistance à la domination que les mouvements de contestation éprouvent leurs propres limites et peuvent découvrir les moyens de leur dépassement : une sociologie qui se fonderait sur cette possibilité dérogerait-elle à son statut de science ?

Bourdieu, qui aime citer Leibniz, selon lequel « nous sommes automates dans les trois-quarts de nos actions », conviendrait sans doute que la question des « marges de manœuvre laissées à la liberté, c’est-à-dire à l’action politique » (p.944) ne se réduit pas à celle du pourcentage restant ou des marges statistiques concédées à l’automate social : le problème est celui du potentiel d’autochangement (dont parlait Marx), ou de flexibilité de l’habitus. Que l’histoire incorporée réduise la plasticité des conduites des acteurs sociaux (et, avec elle, les espoirs parfois démesurés d’autochangement) n’autorise pas à réduire la dynamique sociale, Bourdieu en conviendrait aussi, aux effets de changements morphologiques affectant les luttes qui se livrent au sein de chaque champ social.

Il convient alors de se garder des interprétations abusives. Bourdieu esquisse une théorie du changement social qui ne voue pas le social à une imparable immobilité : les divers champs qu’il explore et construit sont compris comme des champs de forces et des champs de luttes, et seule une polémique simplificatrice peut y voir une négation des espaces de possibilité. Ces champs n’entretiennent avec les champs magnétiques que des rapports d’analogie : Bourdieu ne songe pas un instant à traiter les individus comme de la limaille immédiatement aimantée par les champs de forces dans lesquels ils sont pris. Ce sont des champs ouverts au jeu des acteurs. Aussi ces champs de forces ne sont-ils pas affectés d’une totale inertie : ce sont des champs de contradictions et de luttes, habités par et ouverts sur une dynamique sociale [19]. Et le jeu des acteurs n’est pas compromis par l’inertie de leur habitus [20]. La notion d’habitus permet de penser l’inscription du social dans l’individuel sans prendre l’individu, ni dans un conditionnement en extériorité, ni dans un emprisonnement intériorisé. C’est au contraire une notion qui permet à la fois de dépasser la catégorie du sujet (doté d’une intériorité toute-puissante) et la catégorie du comportement (pris dans une extériorité déterminante). Ainsi, les individus pris dans les différents champs et dotés d’habitus spécifiques, sont traités comme des agents, par-delà l’alternative entre sujet-auteur et sujet-porteur : entre individu et structures [21].

Mais si le rôle attribué à des agents qui, en s’affrontant dans un champ donné, en déterminent la trajectoire permet de détrôner l’auteur omnipotent et le porteur impotent de l’action sociale, reste à préciser quand et dans quelles conditions les agents deviennent acteurs et, en un sens qui ne doit plus rien aux philosophies de la conscience, sujets.

Faute de fournir ces précisions, on s’expose à laisser se creuser un gouffre, qu’aucune politique de l’émancipation ne parviendrait à combler, entre les leçons scientifiques des sociologues et le sens pratique des acteurs sociaux.

3. Entre deux politiques : réalisme et utopie

Bourdieu est tenté en permanence de renvoyer dos à dos le conservatisme réaliste et le volontarisme utopique : cette (fausse) symétrie permet de dénoncer dans l’aveuglement du second sa complicité (objective) avec le premier [22]. Entre la politique qui se construit en stigmatisant des « déviations » et une sociologie qui se légitime en risquant de semblables opérations, faut-il choisir ?

Pourtant Bourdieu tente d’échapper à l’alternative qu’il récuse en traçant les contours d’une « utopie rationnelle » : « un utopisme sociologique, c’est-à-dire réaliste » [23].

Réalisme ? - L’abdication de toute rationalité n’est sans doute pas le meilleur service que la science puisse rendre à la transformation sociale. Aussi quand, dans l’œuvre de Bourdieu, la critique de l’Ecole débouche sur la prescription d’une pédagogie rationnelle, quand la critique de la société se conclut par une utopie rationnelle, quand la critique de la politique en appelle à une politique rationnelle, l’adjectif ne sera jamais de trop. Mais à qui s’adresse-t-il, si le sociologue récuse par avance ses interlocuteurs ? Forçons le trait : si l’utopisme sociologique est inaudible pour les responsables politiques, « très peu probable parmi les intellectuels » [24] et inaccessible aux dominés, la sociologie se trouve alors dans la situation de la sociologie critique de l’Ecole de Francfort dont elle entendait pourtant se démarquer : son message s’adresse à des acteurs sociaux qu’elle ne parvient à identifier (quand elle y parvient) que pour mesurer la distance qui les sépare des exigences de la raison. Or, la voie existe, que la sociologie peut aider à découvrir, pour peu qu’elle se le propose, d’une politique qui construise sa rationalité dans le cours de son développement, parce qu’elle se fonderait sur la rationalité, sans doute partielle, toujours fragile, de ses acteurs. Bourdieu ne dit pas autre chose, mais il ne le dit pas.

De même, la renonciation à l’universalité, au nom d’un relativisme généralisé, ne serait sans doute pas le meilleur service que la science pourrait rendre à sa vocation émancipatrice. Et Bourdieu de montrer comment l’universel se construit à travers les intérêts particuliers. Mais pourquoi cette universalité est-elle attachée de façon si insistante (ou unilatérale) à la vocation des intellectuels ? Afin de justifier son appel aux intellectuels pour qu’ils défendent l’autonomie de leur champ - au nom d’un « corporatisme de l’universel » - Bourdieu place sur un même plan toutes les forces qui compromettent cette autonomie [25]. Nul, ici du moins, ne songera à nier la puissance des forces de restauration qui menacent une autonomie chèrement conquise. Mais pourquoi s’en tenir aux partages déjà institués et aux luttes qui se livrent -, littéralement, en champ clos - du côté des dominants ? Peut-on négliger le surgissement de nouvelles figures de l’intellectualité et tenir pour secondaire le « corporatisme de l’universel » à l’œuvre dans certains mouvements sociaux ? Bourdieu ne dit pas autre chose, mais il ne le dit pas.

On comprend alors que la solitude de la sociologie n’est l’effet d’une certaine posture que parce qu’elle procède d’un biais théorique : Bourdieu qui se méfie du biais intellectualiste quand il affecte la construction des objets de la sociologie est moins vigilant quand ce biais affecte ses leçons [26]. En effet, si la science elle-même établit qu’elle ne détient pas plus le monopole de l’universalité qu’elle ne détient le monopole de la rationalité, l’affirmation hautaine de sa supériorité et le culte solitaire de son indépendance seraient en contradiction avec ses enseignements. On ne peut concéder d’une main ce que l’on reprend de l’autre. Si la science n’est pas la seule dépositaire de la rationalité et de l’universalité, pourquoi en serait-t-elle l’ultime mesure et la seule garantie ? L’utopie, si elle existe ou peut exister, doit exister dans l’objet de la science qui entend en tracer les contours.

Utopie.- Bourdieu, pourtant, ne rabat pas totalement les tentatives de l’utopie sur les tentations de la magie [27] : il reconnaît les effets d’une « certaine dose d’utopisme » qui, présente dans les mouvements d’émancipation, « peut même contribuer à créer les conditions politiques d’une négation pratique du constat réaliste » [28] et que « l’utopie (...) trouve sa justification scientifique (et, sans doute, politique) dans la démolition d’évidences qu’elle opère et qui contraint à porter au jour les présupposés de l’ordre ordinaire (...) Le paradoxe utopique brise la doxa » [29]. Et c’est, notamment, au nom des « revendications insoupçonnées qui ont été portées sur la place publique par les mouvements écologiques, antiracistes ou féministes (entre autres) (...) » qu’il en appelle à un élargissement de la vision politique (p.942, c’est moi qui souligne). Mais du même coup, les mouvements sociaux sont crédités d’un pouvoir de révélation qui loin s’abaisser les ambitions de la science appelle au contraire à en rehausser les exigences. Comment ne pas reconnaître alors que c’est le changement social lui-même qui est habité d’une utopie rationnelle ?

« La tâche politique de la science sociale » serait alors moins de "travailler à définir un utopisme rationnel » que d’y "contribuer », en armant les agents sociaux qui sont directement impliqués dans sa mise en mouvement, "de la connaissance du probable pour faire advenir le possible » [30]. Et Bourdieu est, sans nul doute engagé dans cette tâche quand il récuse avec raison les reproches de fatalisme fondé sur la confusion entre le certain et le probable et affirme son « refus du sociologisme qui traite le probable comme un destin » [31]. Mais si le probable n’abolit pas la possibilité - c’est-à-dire l’utopie de bon aloi - comment Bourdieu pense-t-il le possible ?

Certainement pas selon le modèle de la création pure - l’imprévisible nouveauté d’un Bergson [32]. Certainement pas non plus selon le modèle de la préformation germinale, qui réduit le possible à l’accessible inscrit dans un patrimoine (ici social) de champs de forces hérités et d’habitus contractés : le possible ne se laisse pas rabattre sur le probable, du moins si l’on entend par là, la plus forte probabilité. Le probable, en effet, se situe à l’embranchement de deux variétés du possible : le possible avalisé qui se réduit à l’accessible et le possible contrarié qui s’ouvre à l’éventualité ; le probable ouvre sur deux modalités d’action : celle de la rationalisation du probable qui le reconduit et le renforce et celle du refus du probable qui l’infléchit ou le déjoue.

Or pour contrecarrer le probable - pour introduire des « éléments modificateurs », selon une expression que Bourdieu emprunte à Auguste Comte [33] - il faut savoir et pouvoir s’appuyer sur les forces qui ne le rendent que probable : chez Bourdieu, les conditions de mise en mouvement de ces forces restent généralement opaques. Il faut, en outre, déterminer quelles sont ces possibilités qui permettraient de déjouer le probable, et quels en sont les effets attendus : entre l’inflexion et la subversion du probable, l’éventail est large. Or chez Bourdieu le contenu, mais aussi le statut de la possibilité restent, en général, indéterminés. Tantôt il s’agit, semble-t-il, de la probabilité la plus faible, dont il s’agirait d’augmenter le chiffre. Tantôt, et plus nettement, il s’agit de « l’éventualité refusée », qui esquisse une alternative [34]. Mais il s’agit rarement d’une possibilité contrariée qu’il conviendrait de libérer, fût-ce au prix d’une rupture.

Source Article paru dans « Sociologies » n°19-20 de la revue Futur antérieur, 1993.

Mots-clés :

Notes

[1Ouvrages cités dans cet article (dans leur édition originale) - . La Distinction (1979), Le Sens pratique (1980), Questions de Sociologie (1980), Leçon sur la leçon (1982), Ce que parler veut dire (1982), Homo Academicus (1984), Choses dites (1987), La Noblesse d’Etat (1989), Réponses (1992), Les Règles de l’Art (1992) , La Misère de Monde (1993).

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[3Sur l’effet par soi libérateur d’une connaissance qui lève les effets de la méconnaissance, c’est-à-dire de la violence symbolique, cf. par exemple Leçon sur la leçon p.20-21.

[4Non pas enfermer les agents sociaux dans une « nature », mais de « leur offrir la possibilité d’assumer leur habitus sans culpabilité ni souffrance » Question de sociologie p.428.

[5Question de sociologie pp.42-43, Réponses pp.181-182.

[6« Il y a, quoiqu’en dise Marx, une philosophie de la misère (...) Surtout lorsqu’ils sont les adeptes d’une philosophie eschatologique de l’histoire, les sociologues se sentent socialement mandatés, et mandatés pour donner sens et raison, voire pour mettre de l’ordre et assigner des fins. Aussi ne sont-ils pas les mieux placés pour comprendre la misère des hommes sans qualités sociales, qu’il s’agisse de la résignation tragique des vieillards abandonnés à la mort sociale des hôpitaux et des hospices, de la soumission silencieuse des chômeurs ou de la violence désespérée de ces adolescents qui cherchent dans l’action réduite à l’infraction un moyen d’accéder à une forme reconnue d’existence sociale » (Leçon sur la leçon pp.51-53).

[7Cf. La Noblesse d’Etat, Quatrième partie.

[8Réponses p.172 et MM p.941.

[9Et cette politique-là, que le mouvement ouvrier a historiquement manquée, doit, pierre à pierre, être reconstruite.

[10Leçon sur la leçon pp.29

[11Sur ce double usage, cf. Réponses p.171, 182-183

[12Légitimation, manipulation, rationalisation : cf., Question de sociologie pp.26-27, Ce que parler veut dire pp.161, Leçon sur la leçon pp.27-28, Choses dites pp.65-66.

[13Pour conjurer « la menace de politisation » (Leçon sur la leçon pp.26-27), qu’il attribue aussi bien à la demande prophétique (Réponses pp.159-161) qu’à la demande bureaucratique (Réponses pp.208 sq.), Bourdieu s’en remet à l’autonomie de la sociologie (Réponses pp.pp.161, 171 et Leçon sur la leçon p.32) dont la nécessité, mais aussi la possibilité seraient fondées sur l’absence de « demande pour un discours scientifique en sciences sociales » : la sociologie serait "une science sociale sans base sociale » (Choses dites p.65-66, mais aussi Leçon sur la leçon pp.31-32 et Question de sociologie, pp.47-49).

[14Sur cette solitude : Question de sociologie, pp.41-42

[15Leçon sur la leçon p.25-26.

[16Réponses p.58.

[17Que résume « l’antinomie de la domination », qui voue « souvent » les dominés à l’alternative entre la collaboration à leur exclusion et la collaboration avec les dominants : Réponses p.59-60 (et Wacquant, Réponses p.28).

[18Sur la juvénilité : Réponses p.166. Sur le ressentiment : Leçon sur la leçon p.26, 28-29, Homo Academicus p.222.

[19Champ, luttes et conflits : Réponses p.77-78, Leçon sur la leçon p.46-47. Champ et agents : Réponses p.82-84, Leçon sur la leçon p.46-47, La Noblesse d’Etat p.195

[20L’habitus est un « système de de dispositions, c’est-à-dire de virtualités, de potentialités » (Réponses p.108-110).

[21Sur l’habitus et l’agent, et le dépassement de l’alternative entre sujet et structure : Choses dites 19, 78. Réponses p.95-97, p.114-115. Sur la réintroduction de l’agent, non comme individu empirique mais comme individu construit : Choses dites p.61, Homo Academicus p.36-37, Réponses p.82-83, 102.

[22Entre réalisme et utopisme : Question de sociologie pp.77-78,95, Ce que parler veut dire pp.161, Réponses pp.169-170.

[23Réponses p.169-170.

[24Réponses p.170.

[25Nous nous référons ici au « Post-scriptum » des Règles de l’Art, déjà cité.

[26Sur le biais intellectualiste, cf., notamment, Choses dites p.113, Réponses p.49-50, Ce que parler veut dire p.13, et, plus généralement Le Sens pratique.

[27Sur l’équation utopie=magie, cf. notamment Leçon sur la leçon p.33-34.

[28Leçon sur la leçon p.20

[29La Distinction. pp.463-464. Mais le même ouvrage stigmatise l’utopisme pratique des intellectuels p.428 et 596.

[30« La tâche politique de la science sociale est de se dresser à la fois contre le volontarisme irresponsable et le scientisme fataliste, de travailler à définir un utopisme rationnel en usant de la connaissance du probable pour faire advenir le possible » (Réponses p.169-170). On peut confronter avec ces formulations antérieures, apparemment moins précises et plus nuancées : « La science sociale n’aurait pas trop mal rempli son contrat si elle pouvait se dresser à la fois contre le volontarisme irresponsable et contre le scientisme fataliste : si elle pouvait contribuer tant soi peu à définir l’utopisme rationnel capable de jouer de la connaissance du probable pour faire advenir le possible » (Question de sociologie pp.74-75).

[31Question de sociologie p.40 et Leçon sur la leçon p.20.

[32Que Bourdieu lui-même mentionne : Homo Academicus p.212.

[33Leçon sur la leçon p.20.

[34Ce que parler veut dire p.161.