À propos du cours de Michel Foucault sur L’Herméneutique du sujet
À l’occasion de la sortie en librairie de L’Herméneutique du sujet, le cours de Michel Foucault professé au Collège de France en 1981-1982, L’Humanité du 5 avril 2001 publiait un article dont voici la version initiale.
Comment, à l’occasion de la sortie en librairie de L’Herméneutique du sujet [1], résister à la tentation de se laisser porter par notre curiosité pour l’éthique de l’existence dans la Grèce et la Rome anciennes ? Malaise, pourtant. Car l’occasion est contrariée par la conjoncture : SNCF et Danone [2]. Intensification du travail et privation de travail. Management bavard et licenciements sans phrases. Les deux piliers de l’ordre capitaliste. « Intolérables », comme dit Foucault et comme il l’aurait peut-être dit. Que faire alors ? Détourner notre regard du présent ou oublier Foucault ? Foucault, comme la philosophie : inutile et incertain ?
Inutile et incertain ?
Aucun combat ne peut être gagné grâce au silence de la philosophie, même si certaine philosophie, qui fait de cécité vertu, gagnerait parfois à se taire. Comme cette prétendue philosophie morale qui célèbre le retour du sujet souverain et de la liberté impériale : un sujet souverain qui règnerait sur soi, même quand son existence est mutilée ; une liberté impériale qui vagabonderait gaiement dans un monde dont les richesses sont des marchandises et les hommes des déchets. Ainsi rêvent pourtant les zélateurs modernes du sujet investi par la morale (mais délesté de toute pesanteur sociale) et de la liberté retranchée derrière le droit (mais rétréci pour cause de grandeur européenne). Foucault n’était pas de ceux-là…
… lui qui pourtant, en l’an I du règne de Mitterrand Premier, enseignait au Collège de France, dans son cours sur L’herméneutique du sujet, les transformations du souci de soi, de Socrate aux penseurs du Ier et IIe siècles après Jésus-Christ. Du gouvernement de soi destiné au gouvernement des autres, à la culture de soi destinée à la jouissance de soi, un même thème persiste et se métamorphose : la constitution du sujet par lui-même.
Mais que nous importe aujourd’hui ce fragment d ’« histoire des modes de subjectivation » ? Nous faudrait-il prendre grecs et romains de l’Antiquité pour modèles ? Foucault ne préconise rien de tel, et pour cause : il ne les trouve « pas fameux ». L’exigence inconditionnelle du souci de soi, telle qu’elle se formule chez les stoïciens et les épicuriens notamment, ne suscite aucun enthousiasme particulier : réservée à une « élite » qui vit aux dépens des esclaves, des femmes et de la plèbe, elle ne prétend pas à l’universalité. Et les divers aspects de la morale grecque du plaisir nous valent cette conclusion : « Tout cela est franchement répugnant. » En quoi, alors, le détour par l’Antiquité peut-il éclairer notre présent et les luttes actuelles ?
Surtout si le diagnostic qu’en propose Foucault est approximatif… Que dit-il en effet, dans un autre texte paru la même année ? Qu’aujourd’hui, des trois types de luttes que l’on peut en général distinguer, « c’est la lutte contre les formes d’assujettissement – contre la soumission de la subjectivité – qui prévaut de plus en plus, même si les luttes contre la domination et l’exploitation n’ont pas disparu, bien au contraire ». « Bien au contraire », dit Foucault : il faut le souligner, à l’intention de ceux qui voudraient l’oublier. Mais s’il est vrai, comme le déclare Foucault, que l’assujettissement entretient avec la domination et l’exploitation des rapports d’imbrication réciproque, on devrait en conclure que le combat contre la soumission de la subjectivité n’est pas seulement un type de lutte, mais une composante essentielle de toutes les luttes. Avec cette précision et dans cette perspective, le détour par les Grecs peut – pour penser les nouvelles formes de contestation - s’avérer nécessaire et prospectif.
Nécessaire et prospectif…
Le trajet de Michel Foucault peut se comprendre ainsi : du sujet pris dans des relations de pouvoir au sujet constitué par la culture de soi (ou, si l’on veut, par le pouvoir qu’il exerce sur lui-même). Produit et cible des relations de pouvoir, matière et produit de sa propre activité, le sujet est la résultante toujours précaire et provisoire d’un double « assujettissement », où le sens de ce mot varie avec le type de rapports auquel ce mot renvoie : les rapports de pouvoir et/ou le rapport à soi. Menacé quand il est pris dans les rapports de pouvoir que stabilisent des rapports de domination, l’individu-sujet n’est pas nécessairement affranchi quand il parvient à se prendre pour objet d’une culture de soi. Sa liberté n’est pas celle de la souveraine puissance qu’il exercerait sur ses choix et sur ses actes, mais le foyer, toujours menacé de s’éteindre, des résistances qu’il oppose aux actions et aux forces qui tentent de le réduire à l’impuissance. Notre problème – que permet de penser la différence avec la Grèce et la Rome antiques – serait celui-ci : « C’est peut-être une tâche urgente, fondamentale, politiquement indispensable, que de constituer une éthique du soi, s’il est vrai après tout qu’il n’y pas d’autre point, premier et ultime, de résistance au pouvoir politique que dans le rapport de soi à soi. » Provocation unilatérale ? Sans doute, mais à méditer…
Chacun de nous, d’un même mouvement, tend à être constitué comme sujet et tente de se constituer comme sujet. Mais cette universelle condition fait l’objet d’une répartition terriblement inégale : les dominés, les exploités, les exclus, les gens-de-presque-rien et les gens-de-peu ne peuvent se constituer comme sujets sans heurter de front les machineries de la domination et de l’exploitation. Du sujet soumis au sujet construit, de la résistance à l’envahissement par les rapports de domination à la lutte contre ces mêmes rapports, aucune voie linéaire et triomphale, mais l’histoire souvent souterraine des refus minuscules, à reprendre jour après jour, et l’histoire parfois explosive des combats d’émancipation. « Récupéré par les rapports de pouvoir, par les relations de savoir, le rapport à soi ne cesse de renaître ailleurs et autrement » (Gilles Deleuze) : c’est pourquoi l’éthique du soi peut être aussi une éthique de la révolte et de l’insoumission. Et cette insoumission peut frayer le passage des luttes contre la soumission de la subjectivité à l’invention de nouvelles formes de subjectivité.
Résister à la domination, en effet, c’est lui opposer, comme point d’appui des résistances et comme horizon d’appel à leur généralisation, l’exigence de devenir – autant que faire se peut – sujet de sa propre existence : pouvoir donner une forme à sa propre vie, durant toute sa durée. Ainsi compris, le souci de soi n’implique ni l’exaltation de l’individualisme exclusif, retranché derrière la frontière de la vie privée, ni la promotion du narcissisme possessif, qui se contemple dans le miroir tendu par les marchandises. Donner un style à son existence ce n’est pas consommer les styles qui s’exposent dans les salons - de l’auto, du prêt-à-porter, de la bijouterie – mais donner une forme à son individualité et à sa socialité : « promouvoir de nouvelles formes de subjectivité », de nouvelles formes de constitution de notre être-sujet, individuel et collectif – une nouvelle culture et de nouveaux modes de vie.
Comment créer les conditions d’émergence d’une individualité et d’une socialité disponibles à une véritable éthique de l’existence qui permettrait à chacun de donner à sa vie la forme qui lui convient ? La réponse de Foucault n’est sans doute pas satisfaisante. Au moins a-t-il indiqué en pointillés le chemin à parcourir et fait apparaître, au regard de cette exigence, toutes les formes de domination et d’exploitation pour ce qu’elles sont : « intolérables ».
Henri Maler