Actualités de Michel Foucault
À l’occasion de la parution de Dits et écrits
« Les transformations réelles et profondes naissent des critiques radicales, des refus qui s’affirment et des voix qui ne cassent pas [1]. »
Dix ans après la mort de Michel Foucault, vingt ans après la parution de Surveiller et punir, paraissent aux éditions Gallimard quatre tomes de Dits et écrits [2]. Cette somme permet de parcourir les itinéraires (ils sont multiples) et de suivre les ramifications (elles sont proliférantes) d’une pensée en état d’alerte permanente. Michel Foucault - il le revendique - n’a cessé de se déplacer le long de son travail et de se transformer à travers lui : Dits et écrits permet de reconstituer, entre les œuvres principales, les jalons manquants (ou oubliés) et de partager les aventures d’une pensée qui ne cesse de se reprendre, de s’interroger sur ce qui la motive et ce qui la fonde. Michel Foucault est multiple, imprévisible et contradictoire : Dits et écrits laisse entendre les variations du timbre d’un imprévisible curieux, fait résonner les éclats de voix d’un intraitable rebelle et scintiller les pépites d’un patient chercheur.
Un intellectuel qui se multiplie, mais ne totalise jamais, qui diagnostique le présent, sans prophétiser l’avenir, pratique la sédition et refuse la prédication, ne pactise avec aucune politique et n’en préconise aucune, devait nécessairement provoquer toutes les irritations et favoriser, parfois avec son consentement, toutes les récupérations. L’ampleur de l’œuvre ne doit pas dissimuler qu’elle est composée de fragments. Aussi est-elle, plus que d’autres, offerte aux formes les plus stériles de la polémique. Elles n’ont pas manqué ; nous n’y avons pas manqué. Il suffit - il suffisait - d’interpeler Foucault à partir de ce qu’il ne dit pas, des questions qu’il élude, des problèmes qu’il ne résout pas, pour se tenir quitte. Les recettes qui permettent de se prémunir contre le pouvoir d’ébranlement d’une interrogation iconoclaste sont connues : il suffit de la mesurer à la méthode réputée correcte et au texte réputé savoir. La lecture de Foucault est donc soumise à d’impératives contre-indications. Elle devrait être interdite à ceux qui ne supportent une théorie qu’à la condition qu’elle soit unitaire, une critique qu’à la condition qu’elle soit immédiatement politique, une multiplicité qu’à la condition qu’elle soit livrée avec l’emballage qui en garantit la cohérence, un labyrinthe qu’à la condition que l’itinéraire en soit fléché. À tous ceux-là, Foucault, définitivement, n’aurait rien à dire.
S’il faut lire ou relire Foucault, ce n’est pas en commençant par ses limites. On ne pratiquera pas ici le grand art du commentaire dissuasif qui met le lecteur en garde et règle les comptes avant de les tenir. On essaiera à quelques notes incitatives, convaincu, cependant, que seule la lecture d’un auteur...permet de découvrir les raisons de le lire. Encore ne s’agit-il ici que d’une prise de vue sur Foucault : une traversée de l’œuvre à partir de l’un de ses pontons - l’analytique du pouvoir et des résistances.
Pouvoirs
Sommairement résumée, l’analytique du pouvoir a permis à Michel Foucault de déceler l’émergence d’un biopouvoir, centré non plus sur le droit de faire mourir ou de laisser vivre, mais sur pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. Le pouvoir de mort - le pouvoir de décider la mort - est devenu le complément d’un pouvoir de vie - le pouvoir de gérer la vie. Ce biopouvoir est organisé autour de deux pôles : les disciplines qui s’exercent sur le corps-machines des individus et les régulations qui s’exercent le corps-espèce des populations.
On ne peut rappeler ici que quelques points forts de cette approche. D’abord, Foucault ne manque jamais de signaler le rôle négatif des rapports de pouvoir. Mais c’est toujours pour souligner qu’une analyse qui s’en tient au modèle de la prohibition ou de la répression passe à côté de l’essentiel. Le pouvoir est productif : il produit des savoirs, des discours, des sujets, des plaisirs. Entre les mailles du pouvoir, l’assujettissement est toujours double : oppression et production des individus (et des collectivités). Ensuite, Foucault ne manque jamais de souligner que l’émergence des deux pôles du biopouvoir est liée au développement économique du capitalisme et à la centralisation politique de l’Etat. Mais c’est pour faire valoir en permanence la spécificité des relations de pouvoirs et la relative autonomie des technologies de pouvoir.
Foucault montre que les rapports et les techniques de pouvoir ne peuvent être analysés en termes de dérivation à partir des rapports de production ou à partir de l’appareil d’Eta t : ils doivent être compris en termes d’imbrication des rapports de pouvoir et de l’ensemble des autres relations, et de centralisation par l’Etat de mécanismes naissant et persistant en dehors de lui. Il apparaît alors que l’Etat remplit une double fonction de verrou des rapports de production - que Foucault mentionne, mais sans y insister - et d’intégration des rapports de pouvoir.
La spécificité des relations de pouvoir est confirmée par la mise à jour de technologies à la fois locales dans leur invention et leur mise en œuvre, et générales dans leur déploiement ; à la fois spécifiques et transférables. C’est parce que les relations de pouvoirs forment une couche spécifique que les technologies de pouvoir peuvent gagner en autonomie. Et c’est cette autonomie qui les rend transférables. En d’autres termes, c’est dans la mesure où il ne se confond pas avec les autres relations (d’exploitation, de domination) que le pouvoir est tout à la fois résistant à leur transformation (il peut demeurer sous-jacent à des transformations économiques et politiques) et mobile (transférable dans d’autres contextes d’exploitation ou d’oppression). Ainsi, le nazisme et le stalinisme ont en commun d’avoir transféré et porté au maximum de leur intensité des techniques qu’ils n’ont pas inventées.
Le destin de l’URSS reçoit alors un nouvel éclairage qui n’a nullement la prétention de se présenter comme une explication exhaustive : non seulement l’abolition des anciens rapports de domination politique et les réformes des anciennes formes d’exploitation économique n’empêchent pas de voir reconduire les technologies de pouvoir qui leur servaient de support, mais une Révolution peut-être l’occasion d’une intensification de leurs effets et de leur cumul avec ceux de nouvelles formes d’exploitation et de domination.
Mais c’est surtout le diagnostic de notre présent que Foucault permet d’approcher. D’Est en Ouest, nos sociétés laissent proliférer des stratégies et des technologies de pouvoir, omniprésentes et réversibles, que les formes démocratiques de l’Etat parviennent à peine à tempérer. A l’Est de l’Europe, les tentatives de restauration démocratique laissent les transferts de technologies de pouvoir, opérer en sens inverse, comme le montre la reconversion au profit de la guerre des nations des technologies mises en place au nom de la guerre des classes. A l’Ouest, les pays réputés démocratiques ne cessent de réinventer les quadrillages disciplinaires et les régulations xénophobes.
C’est au nom de la vie que se perpètrent les massacres, se prépare la mise à mort nucléaire, se jouent ou se rêvent les génocides et les ethnocides. La géopolitique est une biopolitique : elle distribue des populations, gère leur vie, décide de leur mort. C’est au nom de l’individu que se referment les identités nationales et se multiplient les contrôles destinés, d’un même mouvement, à l’expulsion et à l’insertion forcées. Telle est la rationalité politique dont Foucault invitait à attaquer les racines, sans toutefois les localiser dans l’existence des rapports d’exploitation, qu’il mentionne sans s’y attarder.
Résistances
La multiplication des rapports de pouvoir appelle la multiplicité des formes de résistance. Foucault lui-même n’a cessé, après 1968, de pratiquer une politique du refus et de la colère contre l’intolérable : du soutien aux prisonniers à celui des travailleurs polonais. À la spécificité des rapports de pouvoir répond la spécificité des résistances : transversales et immédiates, locales et généralisables, radicales et scandaleuses. S’il existe une politique selon Foucault - puisque lui-même se défendait d’en préconiser une - c’est une politique de la révolte : une politique de la sédition.
L’acteur privilégié de cette révolte, c’est précisément, pour Foucault, la plèbe séditieuse, prise dans les rapports de pouvoir et les rapports d’exploitation, et divisée par eux entre une plèbe non prolétarisée et une plèbe prolétarisée. Telle est l’analyse initiale qui tente de donner à la plèbe la consistance sociale d’un sujet. Mais Foucault se rectifie lui-même : la plèbe est moins une catégorie sociale que l’échappée de tous les rapports de pouvoir : cible de l’exercice du pouvoir et foyer de sa contestation ; produit de ses techniques et faille de sa reproduction ; tout à la fois point d’appui, point de focalisation, point de résistance. Cette figure énigmatique soulève autant de questions qu’elle en résout. Mais est-elle plus énigmatique que certaines images du prolétariat ? Quant aux objectifs de la multiplication des résistances, force est d’admettre qu’ils ne sont guère identifiés. Mais sont-ils plus flous que l’obscure clarté qui enveloppe souvent la référence à la révolution ?
En tout cas, Foucault n’a jamais définitivement proposé d’exclure la politique de la révolution au profit d’une politique de la sédition. Sa pensée est plus complexe et plus hésitante. Et il y a plus à apprendre de ses hésitations que de ses propres simplifications, de sa complexité que de sa légende.
Contrairement à la légende, Foucault n’a jamais prétendu que les résistances contre les micro-pouvoirs étaient destinées à se substituer aux luttes contre l’exploitation et contre la domination. Tout au plus a-t-il soutenu que les premières étaient appelées à devenir dominantes. Contrairement à la légende, Foucault n’a jamais soutenu que les guérillas ponctuelles contre les rapports de pouvoir doivent se substituer à la perspective stratégique de leur généralisation. Tout au plus - mais c’est déjà beaucoup - exclut-t-il qu’une telle stratégie puisse être confiée à l’œuvre et à la pensée d’un État-major. Contrairement à la légende, enfin, Foucault n’abandonne pas ouvertement la perspective d’une révolution, bien que dans son éloge inconditionnel du livre d’André Glucksmann, Les Maîtres penseurs [3], il attribue le désastre stalinien à un prétendu culte de l’État par Marx lui-même [4] ; et que plutôt que de la juger nécessaire, il se demande si la révolution est « désirable » [5]. Du moins incite-t-il, s’en l’avoir fait lui-même - et peut être sans l’avoir cru possible - à repenser son concept et son contenu [6].
Le destin de la Révolution d’Octobre 1917 montre au moins que la conquête de l’État et la destruction de son appareil ne suffisent pas à réaliser les conditions d’une transformation sociale. Une Révolution qui reste nouée à l’État menace de se condamner elle-même : faute de s’attaquer aux rapports de pouvoir qui soutiennent l’existence de l’État et aux technologies de pouvoir qu’il centralise, on laisse le champ libre à l’étatisme forcené que l’on prétend combattre.
Foucault, on l’a compris, appartient à notre avenir.
Henri Maler
Source : Article paru dans l’hebdomadaire Rouge, n°1625, 16 février 1995.
« Je ne peux m’empêcher de penser à une critique qui ne chercherait pas à juger, mais à faire exister une œuvre, un livre, une phrase, une idée (...) Elle ne serait pas souveraine ni vêtue de rouge. Elle porterait l’éclair des orages possibles [7]. »
Voici donc quelques phrases de Michel Foucault, offertes à la critique, mais une critique dépouillée de vêtements judiciaires (H.M)
Des rapports spécifiques.- « Le pouvoir n’a pas pour seule fonction de reproduire les rapports de production. Les réseaux de la domination et les circuits de l’exploitation interfèrent, se recoupent et s’appuient, mais ils ne coïncident pas (...) Je n’ai nullement l’intention de diminuer l’importance et l’efficacité du pouvoir d’Etat. Je crois simplement qu’à trop insister sur son rôle, et sur son rôle exclusif, on risque de manquer tous les mécanismes et effets de pouvoir qui ne passent pas directement par l’appareil d’État, qui souvent le supportent bien mieux, le reconduisent, lui donnent son maximum d’efficacité [8]. »
Des techniques transférables. – « ..je pense que les techniques de pouvoir peuvent être transposées (...). Leur histoire est relativement autonome par rapport aux processus économiques qui se développent (...) Il existe donc une autonomie, relative, non absolue des techniques de pouvoir. Mais je n’ai jamais soutenu qu’un mécanisme de pouvoir suffise à caractériser une société" [9].
« (...) les Soviétiques, s’ils ont modifié le régime de propriété et le rôle de l’État dans le contrôle de la production ont tout simplement pour le reste transféré chez eux les techniques de gestion et du pouvoir mises au point dans l’Europe capitaliste du XIXème siècle [10]. »
Des résistances multiples. – « Les rapports de pouvoir ne peuvent exister qu’en fonction d’une multiplicité de points de résistance : ceux-ci jouent dans les relations de pouvoir, le rôle d’adversaire, de cible, d’appui, de saillie pour une prise. Ces points de résistance sont partout dans le réseau du pouvoir. Il n’y donc pas par rapport au pouvoir un lieu du grand refus - âme de la révolte, foyer de toutes les rébellions, loi pure du révolutionnaire. Mais des résistances : possibles, nécessaires, improbables, spontanées, sauvages, solitaires, concertées, rampantes, violentes, irréconciliables, promptes à la transaction, intéressées, ou sacrificielles ; par définition, elles ne peuvent exister que dans le champ stratégique des relations de pouvoir [11]. »
Des luttes dominantes. – « D’une manière générale, on peut dire qu’il y a trois types de luttes : celles qui s’opposent aux formes de domination (ethniques, sociales et religieuses) : celles qui dénoncent les formes d’exploitation qui séparent l’individu de ce qu’il produit ; et celles qui combattent tout ce qui lie l’individu à lui-même et assure ainsi sa soumission aux autres (luttes contre l’assujettissement, contre les diverse formes de subjectivité et de soumission. L’histoire est riche en exemples de ces trois types de luttes sociales, qu’elles se produisent de manière isolée ou conjointe. Même lorsque ces luttes s’entremêlent, il y en a presque toujours une qui domine. (...) Dans les sociétés féodales, par exemple, ce sont les luttes contre les formes de domination ethnique ou sociale qui prévalent, alors même que l’exploitation économique aurait pu constituer un facteur de révolte important. C’est au XIXe siècle que la lutte contre l’exploitation est venue au premier plan. Et, aujourd’hui, c’est la lutte contre les formes d’assujettissement - contre la soumission de la subjectivité - qui prévaut de plus en plus, même si les luttes contre la domination et l’exploitation n’ont pas disparu, bien au contraire [12]. »
Une plèbe séditieuse. – « ....au fond, ce dont le capitalisme a peur, à tort ou à raison, depuis 89, depuis 48, depuis 70, c’est de la sédition, de l’émeute : les gars qui descendent dans la rue avec leurs couteaux et leurs fusils, qui sont prêts à l’action directe et violente [13]. » -
« Il n’y a sans doute pas de réalité sociologique de la "plèbe". Mais il y vien toujours quelque chose dans le corps social, dans les classes, dans les groupes, dans les individus eux-mêmes qui échappe d’une certaine façon aux relations de pouvoir ; quelque chose qui en est non point la matière première plus ou moins docile ou rétive, mais qui est le mouvement centrifuge, l’énergie inverse, l’échappée [14]. »
Une stratégie révolutionnaire ? – « ...Tout comme le réseau des relations de pouvoir finit par former un épais tissus qui traverse les appareils et les institutions, sans se localiser exactement en eux, de même l’essaimage des points de résistance traverse les stratifications sociales et les unités individuelles. Et c’est sans doute le codage stratégique de ces points de résistance qui rend possible une révolution, un peu comme l’Etat repose sur l’intégration institutionnelle des rapports de pouvoir" [15].
« Je dirais que l’État est une codification de relations de pouvoir multiples qui lui permet de fonctionner et que la révolution constitue un autre type de codification de ces relations. Cela implique qu’il existe autant de types de révolutions que de codifications subversives possibles des relations de pouvoir et que l’on puisse, d’autre part, parfaitement concevoir des révolutions qui laissent intactes pour l’essentiel, les relations de pouvoir qui avaient permis à l’État de fonctionner [16] »
« Je ne prétends pas du tout que l’appareil d’État ne soit pas important, mais il me semble que parmi toutes les conditions qu’on doit réunir pour ne pas recommencer l’expérience soviétique, pour que le processus révolutionnaire ne s’ensable pas, l’une des première chose à comprendre, c’est que le pouvoir n’est pas localisé dans l’appareil d’Etat et que rien ne sera changé dans la société si les mécanismes de pouvoir qui fonctionnent en dehors des appareils d’Etat, au-dessous d’eux, à côté d’eux, à un niveau beaucoup plus infime, quotidien, ne sont pas modifiés [17]. »