Approches de l’utopie : II. Un type ?
L’utopie peut être abordée, on l’a vu-dans un article précédent, comme un genre littéraire et/ou philosophique : un genre dans lequel pourtant elle ne peut pas être intégralement inscrite et enfermée. C’est pourquoi l’analyse peut être élargie à la mise en évidence d’un type : un type qui, sous-jacent aux modèles narratifs ou législatifs, en excède les limites et qui peut être confronté à d’autres types de discours [1].
II. Un type ?
De quel type s’agit-il et quelle est sa spécificité ? Est-il question d’un type de discours (ou de rationalité) ou bien d’un type de conscience (ou de mentalité) ? Dans ce dernier cas, cpe est-il indexé sur des idées ou sur des images ?
Un type de rationalité ?
Le discours utopique se présente d’abord comme un discours sur l’idéal dont les manifestations débordent le genre utopique proprement dit : un idéal prisonnier d’une forme de rationalité.
C’est ce type de rationalité que traque Gilles Lapouge et qu’il parcourt de l’Antiquité au dix-neuvième siècle, sans s’arrêter à délimiter strictement un genre et à définir précisément ce qu’il entend par utopie [2]. Ce type de rationalité que l’auteur ne mentionne pas comme telle, oppose selon lui l’organisation à l’organique, l’immobilité à l’histoire, l’égalité à la liberté, le mécanique au vivant. Ces oppositions et quelques autres ne sont pas exclusivement repérables dans les utopies proprement dites. L’utopie, selon Lapouge, rapproche des mœurs et des lieux, de institutions et des objets divers [3].
Elle [l’utopie] opère à la façon d’un aimant taillé dans un métal alchimique et qui aurait le pouvoir d’attirer non seulement la limaille de fer mais des substances dissemblables ; et dont, seul, le magnétisme utopiste révèle l’identité ou les connivences [4].
Mais comme l’utopie ne peut être circonscrite à partir des seuls discours qui la soutiennent ou la révèlent, le champ de l’analyse s’élargit encore. Aussi passe-t-on, souvent sans grandes précautions, du type de discours au type de représentation ou de mentalité.
Un type d’idées ?
L’inscription de l’utopie dans les formes de représentation ou de mentalité varie selon que ces formes sont indexées sur les idées ou sur les images.
C’est essentiellement comme forme de mentalité ou de conscience, définie par les idées qu’elle véhicule que Karl Mannheim analyse l’utopie, et non comme un genre - littéraire et/ou philosophique [5]. C’est à ce titre qu’il revendique la construction d’un concept de l’utopie qui, à la différence des concepts descriptifs, s’efforce de révéler une structure (une « abstraction constructive ») et déborde, par conséquent, le concept descriptif du genre utopique. C’est donc l’utopie comme type, voire comme type idéal, que Mannheim analyse (en l’inscrivant dans une typologie plus générale, qui distingue l’utopie et l’idéologie) [6].
Mannheim distingue deux types d’idées : les idées qui ou bien s’accordent avec la réalité (« situationnellement congruentes »), ou bien s’en écartent (« situationnellement transcendantes »). Or, parmi ces dernières, il distingue les idéologies qui « ne réussissent jamais de facto à réaliser leur contenu » [7] et les utopies « dans la mesure et jusqu’au point où elles réussissent, par une activité contraire à transformer la réalité historique existante » [8]. Autrement dit :
Ces orientations qui dépassent la réalité ne seront désignées pa’ nous comme utopiques que lorsque, passant à l’action, elles tendent à ébranler, partiellement ou totalement, l’ordre des choses qui règne à ce moment [9].
Or, ce type, selon Mannheim, ne relève pas seulement des chimères d’individus isolés, mais, sous ses diverses formes, il dépend de ses relations étroites avec des couches sociales : lorsque l’élément utopique tend à pénétrer tous les aspects de la mentalité dominante, alors et alors seulement, il convient de parler de mentalité utopique.
De cette conscience utopique, Mannheim entreprend de distinguer les types idéaux particuliers - « les idéaltypes de conscience utopique » - et d’analyser les changements de configuration entre quatre « figures » [10] : « le chiliasme orgastique des anabaptistes » « l’idée libérale humanitaire » « l’idée conservatrice » « l’utopie socialiste-communiste ».
Un type d’imaginaire
Mais la mentalité utopique peut être considérée, plus précisément encore, comme une forme de l’imaginaire collectif ou social.
Telle est la démarche de Bronislaw Baczko qui insiste sur les matériaux symboliques et les imaginaires sociaux mis en œuvre dans les utopies : « Les représentations d’une Cité autre et heureuse relèvent d’une manière spécifique d’imaginer le social ; les utopies sont un des lieux privilégiés où s’exerce l’imagination sociale, où sont accueillis, travaillés et pro-duits les rêves sociaux individuels et collectifs [11]. » Mais Baczko prend soin d’assigner à cette imagination son lieu et son temps historique précis.
François Laplantine, plus généralement, se propose de « reprendre de fond en comble la question de l’imagination collective » [12], et repère, dans les formes de l’imaginaire, trois voix fondamentales, dont il parcourt les partages et les mariages : l’utopie, la possession, le millénarisme. Et il précise :
Tout projet de société alternative prend son origine au niveau d’une matrice collective de l’espérance qui se diversifie et se pluralise d’une manière ternaire, se répartit en trois groupes : le groupe messianico-révolutionnaire, le groupe extatico-anarchiste, le groupe utopico-écclésial [13].
L’auteur propose une anthropologie des formes de l’imaginaire de ces trois groupes. Les traits qu’il retient dans le chapitre consacré à l’utopie et qu’il résume par l’expression de « rationalisme social » recoupe ceux que Gilles Lapouge (très élogieusement mentionné) a voulu mettre en évidence. Cette analyse est rehaussée, selon l’auteur, par une « étude ethnopsychiatrique » de l’imaginaire des trois groupes. L’ ethnopsychiatrie de l’utopie permettrait d’éclairer « la nature résolument psychotique de la conscience utopique ». Le glossaire proposé résume :
Utopie : A été systématiquement confondue avec ce qui est son contraire : l’anarchisme. L’utopie est la constructions mathématique, logique et rigoureuse soumise à l’impératif d’une planification absolue qui a tout prévu d’avance et ne tolère pas la moindre faille et la moindre remise en question. Synonyme de totalitarisme.
Le diagnostic ethnopsychiatrique qui peut être porté sur l’utopie est celui de rationalisme dévitalisant de l’aptitude morbide à la stéréotypie et à l’abstraction et de la schizophrénie politique [14].
Christian Marouby à son tour explore les formes de l’imaginaire [15]. Plus exactement, il procède à une confrontation entre deux modèles de « l’imaginaire anthropologique à l’âge classique » : l’utopie et le primitivisme. Par le terme de « primitivisme », l’auteur entend désigner « l’attrait, voire même la fascination, qu’exercent sur notre civilisation les peuples et les modes de vie que nous appelons primitifs » [16]. Et en resserrant d’emblée son analyse autour de l’utopie à l’âge classique, il s’efforce de cerner ses présupposés théoriques (anthropologiques) de cette utopie et de dégager les principales composantes de l’imaginaire correspondant : l’insularité, la symétrie, la régularité, la « hiérarchieculture », etc.
Tant qu’il s’agit de décrire de telles typologies, qu’il s’agisse d’idées ou d’images, peuvent être utiles, Mais le sont-elles encore quand il s’agit d’expliquer quand, comme cela arrive, ce sont les représentations, les idées et les images qui sont directement convoquées comme principes explicatifs de leurs propres œuvres ? Ou quand, non contents de scruter la mentalité utopique comme type, certains commentateurs ont essayé de dégager la mentalité des utopistes et d’établir leur portrait psychologique.
C’est ce que Raymond Ruyer a tenté d’accomplir, en dépeignant dans l’utopiste « un certain type d’esprit », qu’il caractérise comme un esprit « théorétique », mais qui exige « un croisement avec l’esprit religieux, avec l’esprit esthétique, et avec la volonté de puissance. Cet esprit, par contre, serait éloigné de « l’utilitaire, l’homme de l’économie », de « l’homme de la vie, de la chaleur vitale » et de l’homme social, l’homme de l’amour du prochain, du dévouement » [17].
Au contraire, Georges Duveau, pour tenter de défaire l’analyse de Ruyer (et celle de Marx que, dit-il, Ruyer reprendrait à son insu) s’est employé à montrer, en les soumettant à l’épreuve d’une analyse caractérologique que les utopistes ne manquaient pas de chaleur vitale [18].
Mas peut-être faut-il attendre d’une approche comparative, d’ores et déjà abordée, la clarté que l’approche isolée du type utopique ne suffit pas à diffuser.
Des typologies comparatives ou distinctives
De façon générale en effet, les approches de l’utopie comme type ne sont pas seulement descriptives et explicatives : elles reposent en général sur des typologies distinctives qui s’efforcent de dégager les traits pertinents du type utopique en le confrontant à d’autres types.
Bronislaw Baczko, par exemple, propose trois exemples d’approches distinctives qui « ont en commun de situer l’utopie comme terme d’une opposition : utopie/science, utopie/mythe, utopie/ idéologie » [19]. Et l’auteur d’illustrer chacune d’elle, respectivement, par les discours de Marx et Engels, de Georges Sorel et de Karl Manheim [20]. À ces distinctions, on peut ajouter, comme le fait Baczko lui-même, l’opposition entre utopie et anti-utopies [21], ainsi que les relations entre utopies et totalitarismes [22].
Ainsi, Gilles Lapouge repère dans l’utopie prise au sens large trois es-pèces fondamentales : l’édénisme, le millénarisme et l’utopisme proprement dit [23] (auxquels oppose les contre-utopies [24]).
La confrontation la plus fréquente est celle qui distingue et parfois oppose l’utopisme et le millénarisme.
C’est ainsi que Jean Servier fonde son histoire de l’utopie sur la distinction entre le millénarisme , « espoir des pauvres de ce monde » qui exprime « la volonté des hommes de réaliser sur terre l’ordre nouveau que Dieu tardait à établir » [25] et l’utopie, « réaction d’une classe sociale (...) exprimant par les symboles classiques du rêve son désir profond de retrouver les structures rigides de la société traditionnelle (...) » [26].
Une telle distinction, tant qu’il s’agit d’introduire des distinctions historiques et sociales n’est pas dénuée de pertinence. Mais, à suivre le cours de l’histoire, la distinction se brouille : aussi Karl Mannheim peut-il classer les chiliasmes comme première « figure » de la conscience utopique [27]. Et elle devient encore plus problématiques quand ce sont les présupposés théoriques des conceptions, et non la structure des représentations, qu’il s’agit d’étudier.
La critique de l’utopie comme type menace d’engloutir les utopies elles-mêmes dans la construction qui prétend les éclairer. Quelques études échappent à cette menace : celles qui n’abandonnent pas prématurément le sol de l’histoire.
Ainsi, quand Bronislaw Baczko insiste sur les matériaux symboliques et les imaginaires sociaux mis en œuvre dans les utopies, il entend décrypter moins un type d’imaginaire transcendant l’histoire et les œuvres, mais un lieu d’exercice de l’imaginaire :
Les représentations d’une Cité autre et heureuse relèvent d’une manière spécifique d’imaginer le social ; les utopies sont un des lieux privilégiés où s’exerce l’imagination sociale, où sont accueillis, travaillés et produits les rêves sociaux individuels et collectifs [28].
Mais ni cette manière spécifique d’imaginer le social, ni l’imagination qui la gouverne ne perdent dans ses analyses leur enracinement historique et social.
De même, quand Karl Mannheim propose une typologie différentielle et historique qui s’intéresse, non aux formes de l’imaginaire, mais à des formes de mentalité définies par des idées, il ne se borne pas à distinguer le type idéologique et le type utopique.
Mannheim revendique la construction d’un concept de l’utopie qui, à la différence des concepts descriptifs, s’efforce de révéler une structure (une « abstraction constructive ») et déborde, par conséquent, le concept descriptif du genre utopique. De cette mentalité utopique, Mannheim entreprend de distinguer les types idéaux particuliers et les changements de configuration pour esquisser une typologie de la mentalité utopique. Il précise que ce type ne relève pas seulement des chimères d’individus isolés, mais, sous ses diverses formes, il dépend de ses relations étroites avec des couches sociales : lorsque l’élément utopique tend à pénétrer tous les aspects de la mentalité dominante, alors et alors seulement, il convient de parler de mentalité utopique.
Et Marx ?
L’œuvre de Marx peut être concernée à un double titre par les approches de l’utopie comme type et tenter de répondre à deux questions : en quoi consiste précisément la critique marxienne de l’utopie et à quel titre est recevable une de la critique de l’utopie marxienne ?
– Première question : la critique marxienne de l’utopie – la critique du socialisme utopique – est-elle une variante particulière d’une critique générale de l’utopie comme type de discours ?
C’est ce qu’invite à penser une pesante tradition qui oppose l’utopie à la science sous prétexte de distinguer le socialisme utopique et le socialisme scientifique. C’est ce qu’affirme, à sa façon, Georges Sorel quand il distingue deux types de discours - l’utopie et le mythe- et qu’il oppose à « la recherche de la société décrite en terme sibyllins par Engels » , « le mouvement réel du prolétariat, sa révolte, l’organisation, à la fois économique et éthique, que nous voyons se produire sous nos yeux pour lutter contre les traditions bourgeoises ». Ou encore :
C’est revenir à l’ancienne utopie que vouloir fabriquer sur le modèle des récits historiques des hypothèses relatives aux luttes de l’avenir et aux moyens de supprimer le capitalisme. Il n’y a aucun procédé pour pouvoir prévoir l’avenir de manière scientifique ou même pour discuter sur la supériorité que peuvent avoir certaines hypothèses sur d’autres [29].
Marx et Engels, à tort ou à raison, se sont bornés à relever l’existence d’un type de socialisme (et à analyser certaines de ses formes) : un type de socialisme et un moment de son développement qu’ils ne rattachent pas au genre utopique ou à un type général. Cette critique spécifique mérite un examen particulier.
– Deuxième question : une critique de l’utopie marxienne peut-elle bénéficier de l’éclairage fourni par des analyses de l’utopie comme type ?
C’est ce que soutiennent des analyses qui se présentent, inégalement, comme concluantes à l’égard du communisme de Marx qui serait, à un titre ou à un autre, suivant l’une ou l’autre des approches ici résumées, utopiste et/ou millénariste.
« Marx, millénariste ? ». Telle est la question que pose, par exemple Gilles Lapouge et qu’il relance, en invoquant d’autres décodages possibles : « un messianisme rehaussé par les pouvoirs de la rationalité, par exemple, ne s’augmente-t-il pas de traits utopiques ? ».
Ce n’est pas ici que l’on examinera cette interrogation qu’incitent à soulever, à leur façon, tous les raccourcis analogiques qui rabattent le marxisme sur le millénarisme [30]. Une critique de l’utopie marxienne devrait repose d’abord sur une critique interne de l’œuvre de Marx.
Solidaire du genre utopique et cependant distinct de lui, présent dans ses formes narratives et/ou législatives, mais en excédant les frontières, c’est, comme on l’a vu, un type de rationalité, d’idées ou d’imaginaire que l’on peut prétendre déceler. Mais c’est aussi, voire surtout, un type de démarche ou de méthode que l’on peut tenter de mettre en évidence.
À suivre donc : Approches de l’utopie : III. Une méthode ?
Article précédent : Approches de l’utopie : I. Un genre ?