Avec Marx, malgré Marx : convoiter l’impossible (1993)
Air du temps : le soulagement et la résignation contemplent la table rase des marxismes. Mais la pensée de Marx n’est pas définitivement enterrée sous les gravats du Mur de Berlin ou seulement visitable dans son Musée. Elle vaut, sinon le retour, du moins le détour. J’en propose un, parmi d’autres possibles, dans un récent travail universitaire, qui s’efforce de soumettre l’œuvre de Marx à une critique interne, et, dans cet esprit, de prendre la critique marxienne des utopies pour fil conducteur d’une critique de l’utopie marxienne [1]. Je résume ici quelques résultats de ce parcours pour les lecteurs de Chimères [2] . H.M.
– Gauvain, reviens sur terre. Nous voulons réaliser le possible.
- Commencez par ne pas le rendre impossible.
- Le possible se réalise toujours.
- Pas toujours. Si l’on rudoie l’utopie, on la tue.
Victor Hugo, Quatre-vingt treize
Quand on consent à défaire le commentaire classique et à refaire l’itinéraire de la critique marxienne de l’utopie [3], les impensés de cette critique laissent entrevoir les impensés utopiques de la théorie qui la fonde.
Marx pourfend, dans les utopies, des substitutions doctrinaires et des abstractions dogmatiques : substitutions de l’utopique à l’historique, de l’invention à la révolution, de l’imaginaire au réel ; abstractions de discours et de projets, coupés du point de vue de la totalité sans lequel l’émancipation n’est ni pensable, ni réalisable. La réversion des substitutions par le déploiement de l’auto-émancipation prolétarienne et la résorption des abstractions par la perspective d’une révolution totale permettent de prononcer le dépassement théorique de l’utopie et de promettre sa déchéance historique.
Ainsi la critique détecte dans l’utopie la logique des substitutions dont elle dépend en fonction de la logique de la révolution qui les défait : au risque de dévaluer le rôle de l’imaginaire et de l’invention collectifs et les fonctions du programme et de la stratégie. De même, et peut-être surtout, la critique s’exerce sur les partialités dogmatiques et chimériques à partir du point de vue de la totalité, mais d’une totalité promise, conjointement, à sa compréhension théorique et à son renversement pratique : au risque de réintroduire, à la faveur de cette conjonction et de cette promesse, une nouvelle utopie.
I. L’utopie promise
La lecture de la totalité de l’œuvre, informée de la critique marxienne de l’utopie, permet alors de mettre à jour les dimensions négativement utopiques de la pensée de Marx et, en particulier, de cerner les figures qui permettent de transférer l’utopie démise au cœur d’une utopie promise.
Utopie contre utopie ?
La critique de l’utopie héritée est le revers, dans les œuvres de 1844-1845, d’une utopie révélée, qui se fonde sur la dialectique d’une réalisation de l’essence humaine dans des formes d’existence qui lui soient adéquates [4].
Cette dialectique obéit à un implacable enchaînement. Parce qu’elle doit promet l’adéquation de l’existence humaine à son essence, l’émancipation humaine doit être totale : c’est-à-dire tout à la fois complète (surmontant la totalité des aliénations), universelle (surmontant l’aliénation de la totalité des hommes) et intégrale (surmontant la totalité des aliénations de chaque individu) [5]. Parce que cette émancipation est la réalisation historique de l’essence humaine, elle ne peut être qu’ultime : l’achèvement d’une émancipation totale ne laisse aucune tâche d’émancipation devant elle. Parce que l’unité de l’essence et de l’existence en constitue l’effectivité, l’émancipation, pour être achevée, doit être parfaite : elle sera accomplie dans une société dans une société rendue à l’immanence, à l’omnipotence et à la transparence.
Surmonter l’aliénation de l’essence humaine, parvenue à son comble dans les formes d’existence du prolétariat revient à surmonter la séparation entre essence et existence. Ce qui suppose le retour à l’unité de tout ce qui est séparé, le dépassement des oppositions par leur réconciliation, la présence de l’essence dans l’existence : une parfaite immanence. Le retour des forces aliénées à leurs sujets créateurs et le dépassement de toutes les scissions qui font des hommes des être dominés par leurs propres créations impliquent que les hommes placent toutes les forces qui jusqu’alors les dominaient sous leur propre contrôle : une parfaite omnipotence. La présence immanente de l’essence dans l’existence, de la nature sociale de l’homme dans ses formes d’existence sociale, et la puissance omnipotente des hommes sur leurs relations permettent d’instaurer la lisibilité de l’essence dans l’existence : une parfaite transparence. Immanence, omnipotence, transparence : Marx reconduit ainsi les illusions des petites et des grandes utopies.
Enfin, cette réalisation de l’essence humaine, promise par un processus de négation de la négation qui se confond avec le communisme, repose sur une négation utopique de l’aliénation : le sujet de cette négation, le prolétariat, parce qu’il est dissolution de la société existante et négation de toute humanité est appelé à incarner, car il l’incarne déjà à travers sa situation et son combat, une émancipation totale, ultime et parfaite.
Or la fondation du communisme par Marx (1845-1848) laisse subsister, dans le communisme de Marx, une utopie effacée, plutôt que dépassée, dont les dimensions négativement utopiques ne sont jamais totalement abolies.
Sans doute, la dialectique historique n’est-elle plus, dans les dernières œuvres, la dialectique de la réalisation de l’essence humaine, qui, parvenue au comble de son aliénation, engendre la négation de sa négation. En revanche, elle se laisse en partie comprendre comme la nécessité pour le capitalisme d’engendrer, par le truchement de la nécessaire négation de son essence, des rapports sociaux conformes à ...l’essence humaine : l’absence du concept n’en abolit pas le rôle.
La dialectique des rapports intimes qui définissent l’essence du capitalisme livre les conditions d’intelligibilité de la structure et de la dynamique de ce dernier. Mais, parce que cette dialectique coïncide avec la dialectique de la négativité, elle permet d’esquisser, d’un même mouvement, une dé¬monstration selon laquelle l’essence du mode de production capitaliste précipite sa propre négation : parce que cette essence est-elle-même contradictoire et se manifeste sous forme de contradictions qui appellent leur résolution et sous formes d’inversions qui appellent leur réversion par l’abolition du mode de production capitaliste lui-même.
Ces appels ne relèvent pas, ou pas seulement, d’un jugement éthique. Contradictions et inversions, dans la perspective de Marx, ne sont moralement condamnables, que dans la mesure où elles le sont historiquement : c’est-à-dire que leur dépassement est devenu possible. La soudure entre une critique explicative et une critique normative est réalisée par la dialectique de l’essence du capital.
Pourtant l’essentialisme méthodologique qui fonde la critique jet sur la compréhension de sa dialectique interne se double d’un essentialisme critique qui parachève sa condamnation en le confrontant à un modèle sous-jacent de réalisation de l’essence humaine. Un tel modèle ne disqualifie pas a priori comme non-scientifique la critique qui s’en réclame. Elle ne le devient, et ne devient du même coup négativement utopique, qu’avec la promesse de d’actualisation de ce modèle. Or, Marx ne peut présenter un dispositif normatif comme rigoureusement immanent à l’histoire sans être tenté d’en certifier la réalisation.
La conception de Marx laisse alors transparaître, mais pas plus, les figures initiales de l’utopie promise : immanence, transparence et omnipotence [6]. Au risque que l’utopie soit à son comble, celui des perfections imaginaires que stigmatise le concept classique de l’utopie. Perfections qui, sans doute, restent fécondes quand il ne s’agit que d’armer la critique de l’ordre social existant et d’éprouver les potentialités que contrarie son maintien, mais qui cessent de l’être, quand la promesse de leur réalisation tient lieu de dépassement des raccourcis de l’utopie.
Mais l’utopie persiste sur des points plus décisifs encore. La démonstration marxienne de la nécessité du communisme affecte la critique qui devrait en fonder la possibilité et neutralise la stratégie qui devrait permettre de le réaliser : utopie contre stratégie. Et le contenu du communisme dont prétend répondre la démonstration de sa nécessité, parce qu’il est promis par l’histoire, devance la prospection des formes qui devrait l’actualiser et neutralise l’histoire qui devrait le fonder : utopie contre histoire.
Utopie contre stratégie ?
L’utopie classique n’est pas volontariste : elle est velléitaire. Quand elle n’est pas purement optative, elle veut se réaliser, et quand elle n’est pas purement onirique, elle s’y emploie, le cas échéant, avec une résolution, parfois héroïque, qui peut donner le change. Mais son principe est toujours d’être prudente sur les moyens qui, à ses yeux, la menacent et que l’utopie a précisément pour fonction de contourner : la politique, surtout quand elle appelle une révolution, et la stratégie, surtout quand elle désigne la guerre. Qu’elle l’avoue ou qu’elle la taise, c’est son aversion pour la stratégie qui définit l’utopie : l’utopie est un refus ou un simulacre de stratégie.
C’est en se détournant de l’histoire et de sa géographie que l’utopie contourne la stratégie : l’utopie est une achronie et une atopie. Achronie qui fait appel à une histoire imaginaire contre l’histoire réelle, plutôt qu’à une histoire contrariée. Atopie qui fait appel à une terre imaginaire contre les nations armées, plutôt qu’à un combat planétaire [7].
Mais surtout, l’utopie se soustrait aux contraintes stratégiques, parce qu’elle prétend, à l’écart de l’histoire, déduire des tâches des fins qu’elle invente et produire les moyens d’atteindre ces fins. C’est cet angélisme que Marx récuse, en soutenant que l’histoire pose elle-même les fins qu’elle valide en produisant les moyens de les atteindre. En est-on quitte avec l’utopie pour autant ? On peut en douter.
En effet, Marx, en posant que la fin est donnée avec les moyens de l’atteindre, s’épargne d’avoir à ordonner les moyens en vue d’une fin : en quoi consiste précisément la stratégie, qui suppose l’invention théorique et l’agencement pratique de moyens effectifs. C’est de la stratégie dont on se détourne, certes, en imaginant des moyens imaginaires en vue d’une fin qui ne l’est pas moins : au risque de s’abandonner ainsi aux formes classiques de l’utopie. Mais on ne se détourne pas moins de la stratégie en enfouissant la stratégie dans l’histoire : au risque de s’adonner alors à une forme nouvelle de recours à l’utopie. Or l’œuvre de Marx en témoigne, quand la stratégie ne menace pas l’utopie, l’utopie efface la stratégie.
Cet effacement de la stratégie signale l’utopie du genre stérile. À suivre Marx, les objectifs stratégiques sont l’expression d’une nécessité historique qui ne se borne pas à les faire surgir, mais les absorbe. La stratégie requise n’est jamais que l’expression de la nécessité comprise. Au point qu’histoire et stratégie se confondent, et que le discours stratégique énonce dans la langue de la pratique ce que le discours historique exprime dans la langue de la théorie. Le vocabulaire des tâches politiques est la transposition de la connaissance du mouvement réel : les mots d’ordre ne sont jamais que des traductions. Et si le mouvement réel reste en deçà des promesses de son accomplissement, les mots d’ordre ne sont que des rappels à l’ordre.
Préconiser une stratégie qui ne serait pas complètement enfermée dans les tendances nécessaires de l’histoire, ce serait reconnaître que si le capitalisme produit nécessaire¬ment la possibilité de son abolition, il n’en garantit pas nécessairement l’exécution. Mais, du même coup, si la stratégie dépend encore de conditions nécessaires, elle n’est plus indexée sur la nécessité historique des effets de ces conditions. La stratégie qui repose sur la nécessité historique du possible ne peut se prévaloir de la nécessité historique de son effectivité. Une stratégie de la délivrance qui se bornerait à abréger l’histoire d’une promesse s’abolit dans l’histoire utopique sur laquelle on prétend la fonder. L’histoire réelle impose, au contraire, que l’émancipation soit stratégiquement pensée dans ses formes et son contenu, sans que l’on puisse s’en remettre à l’histoire pour les découvrir. Or, c’est précisément ce que Marx s’interdit.
Utopie contre histoire ?
Les constructions de l’utopie classique, ses formules et ses pilules, ses plans et ses tableaux, tournent le dos à l’histoire et dispensent d’y découvrir les conditions de réalisation de l’utopie. Mais en remettant à l’histoire le soin de résoudre sa propre énigme, Marx déplace l’utopie négativement comprise sans la dépasser.
Sans doute, chez Marx, la tentative de démonstration de la nécessité historique du communisme, en posant la nécessité de son contenu, ne méconnait pas que des conditions de sa réalisation sont requises : ainsi se trouve dépassée l’utopie abstraite. Mais, tel est l’effet d’une dialectique négativement utopique, qu’elle prend en charge la promesse de la réalisation de l’essence dans l’existence et/ou du contenu dans la forme [8].
Le communisme de Marx est fondé sur la promesse de l’avènement de son contenu : la certitude de l’avènement d’une nouvelle organisation de la production fondée sur l’association des producteurs ; la certitude d’un dépérissement de l’État contemporain de l’émergence de cette association. Or, à supposer que les règles qui devraient présider au fonctionnement d’une société communiste soient correctement déduites de la critique du capitalisme, dans laquelle elles sont déjà impliquées, rien ne prouve qu’elles puissent s’imposer : il ne s’agit donc que d’un exercice de détection - utopique dans le meilleur sens -, sur les possibles latéraux et contrariés. Or, la certitude de l’avènement du contenu dispense d’en anticiper les formes.
Ainsi, et surtout, la promesse de l’avènement de ce contenu est confortée par la promesse de l’avènement de formes qui lui soient adéquates. Ainsi, la critique légitime de l’invention des formes de l’avenir en l’absence des conditions qui en rendent possible le contenu a pour revers, dans l’œuvre de Marx, une révélation du contenu de l’avenir en l’absence des formes qui y conduisent. Il devient alors possible de certifier la résolution des contradictions du capitalisme par et dans le communisme sans avoir à se prononcer sur leur forme, et donc sur leur possibilité même. La théorie peut et doit se limiter à l’enregistrement de formes qui seraient octroyées par l’histoire elle-même, sans recours à leur invention collective par les hommes. C’est ainsi que Marx interprète les coopératives, formes enfin trouvées de la socialisation du travail, et la Commune, forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat : formes apparaissantes, présentées comme accomplissement d’une promesse. Du même coup, sans être annulée, c’est la nécessaire détection de ces formes qui menace d’être futilisée. Or, celles-ci non seulement déterminent le contenu, mais ne peuvent être trouvées qu’à condition d’être découvertes, et, le cas échéant, inventées.
Cette dé¬marche, qui permet en droit de se sous¬traire aux prescriptions doctrinaires, relève d’une utopie au carré. Elle présuppose que la forme viendra d’elle même résoudre les problèmes, avec d’autant plus de facilité qu’une société ren¬due à sa transparence lève par définition les obstacles qui résultent de l’opacité des formes sociales. La dénégation des difficultés à résoudre conforte l’interdit de rechercher les formes adéquates de l’émancipation et d’en éprouver le contenu à travers elles : à charge pour l’histoire de se porter garant de l’innocuité des recettes qui seront préparées dans les marmites de l’avenir.
Ainsi, pris au piège de sa propre critique de l’utopie, Marx succombe à une utopie promise ; en mettant en œuvre, pourtant, mais silencieusement, une utopie requise, dont le tracé exige un nouveau concept de l’utopie.
II. L’utopie requise
La dénonciation de l’utopie n’en épuise pas le sens, pas plus qu’il n’épuise le sens de l’œuvre de Marx. Sa valorisation suppose un concept positif qui peut être reconstruit de deux façons : par détournement de l’usage optatif et retournement de l’usage négatif. La première opération suppose que du genre littéraire ou philosophique soit dégagé une méthode théorique ; la seconde opération que soit reconnue la distinction entre le concept absolu et le concept relatif de l’utopie. L’utopie apparaît alors comme une méthode d’investigation des possibilités latérales à l’histoire (d’où émerge le concept d’une simulation utopique) et d’exploration des possibilités contrariées par l’histoire (d’où émerge le concept d’une dialectique utopique).
Le possible latéral
Parce que l’utopie appartient aux « Paysages du souhait » , selon l’heureuse expression de Bloch, le concept d’utopie est indissociable d’un usage optatif.
Aussi arrive-t-il que, malgré les tares et les périls de l’utopie, la critique libérale et/ou réformatrice tente de réhabiliter la fonction de l’espérance, et d’attribuer ou d’arracher à l’utopie une fonction heuristique.
Pour tenter alors de découvrir sous l’illusoire, l’opératoire, il est nécessaire d’établir une distinction entre le genre utopique et la méthode utopique qui confère au genre une relative unité. Ainsi, à la suite d’André Lalande, Raymond Ruyer tente de circonscrire un mode utopique qu’il définit comme « exercice mental sur les possibles latéraux » , apparenté aux procédés ordinaires de l’invention scientifique. Mais l’utopiste à la différence de la savante triche avec les règles de son propre jeu. Aussi est-on invité à établir une claire démarcation entre les simulacres qui dérogent à la recherche de la vérité et les simulations qui lui obéissent, car c’est faire injustice à l’utopie littéraire, comme le souligne Alexandre Cioranescu, de lui appliquer des critères logiques, dont la littérature ne peut que s’affranchir [9].
Reste, pourtant que la méthode utopique telle qu’elle s’exerce selon ses modalités littéraires, invite à penser son usage selon des modalités scientifiques : celles d’une simulation opératoire, distincte du simulacre littéraire, mais aussi de la simulation expérimentale ou technique [10].
C’est alors la critique radicale qui prend le relais, et invite à découvrir, malgré les abstractions et les impasses de l’utopie, sa fonction émancipatrice.
Alors, que l’utopie positivement comprise soit opposée à Marx ou repensée dans Marx, c’est à l’espérance qu’est attribuée la féconde la fécondité de l’utopie, dont les fruits peuvent être cueillis par un retour aux utopistes et/ou un recours à l’utopie.
Le retour aux utopistes permettrait de découvrir dans les précurseurs de Marx les précurseurs de son dépassement. La remise en question de l’autorité du marxisme - et en particulier du marxisme qui s’arroge une position de monopole théorique et pratique en la gageant sur sa critique de l’utopie - passe alors par la réhabilitation de la diversité du mouvement socialiste, et, partant, des utopistes [11]. Un tel renouvellement manque rarement de se réclamer de Fourier [12]. Pourtant, il ne suffit pas de solliciter les apports des utopistes : encore faut-il préciser ce que ces apports doivent à l’utopie. Et reconstruire, à travers les utopies, un concept positif de l’utopie, fondé non plus sur le simple enregistrement, mais sur le détournement de son usage optatif.
Le recours à l’utopie, qui vient ainsi au premier plan, désigne alors le bon usage du Principe Espérance. Ce dernier invite au partage entre les diverses formes de l’utopie pour autant qu’à travers elles, s’effectue le passage de l’abstrait au concret. En effet, que l’utopie s’abandonne aux simulacres inoffensifs ou aux promesses miraculeuses, ses solutions ne se confondent pas totalement avec les simulations que souvent elles recouvrent : l’utopie n’est pas toujours aussi abstraite qu’elle le paraît ou condamner à le rester, comme le soulignent, parmi les principaux représentants du « nouvel esprit utopique » (pour reprendre l’expression de Miguel Abensour), ceux qui tentent de retenir la leçon de Marx pour réhabiliter l’utopie, malgré ses abstractions et ses impasses, et l’informer de ses tâches [13].
Ernst Bloch est, sans nul doute, celui qui a porté le plus loin cette démarche qui oppose au concept négatif de l’utopie « le concept de principe utopique pris dans le bon sens du terme » .C’est très clairement qu’il expose le double sens du concept d’utopie et prend parti pour le second : « La représentation et les pensées de l’intention prospective (...) sont utopiques (...) dans le sens désormais défendable du rêve vers l’avant, de l’anticipation en général. En vertu de quoi la catégorie de l’Utopique possède donc à côté de sons sens habituel, cet autre sens qui, loin d’être nécessairement abstrait ou détourné du monde, est au contrairement centralement préoccupé du monde : celui de la marche naturelle des événements. » Telle est l’utopie concrète [14]. C’est pourquoi Bloch ne s’oppose pas à Marx au nom de l’utopie mais propose de replacer Marx dans la perspective de l’utopie : précisément dans le cadre de l’exercice de la fonction utopique de l’Espérance. C’est ce passage à l’utopie concrète qui sauve et accomplit l’utopie : c’est le comble de l’utopie qui constitue son dépassement.
Mais ce passage suppose que les possibilités latérales à l’histoire soient comprises comme des possibilités contrariées par l’histoire.
Le possible contrarié
Il devait revenir aux utopistes eux-mêmes, suivis de quelques poètes, non seulement de démasquer dans le concept conservateur de l’utopie le concept d’une défense de l’ordre social établi, mais de procéder à une réhabilitation où l’utopie n’est plus ni dogme ni chimère, mais désigne les tentatives de transgression de cet ordre social [15]. Pour insuffisante qu’elle soit cette réhabilitation utopique ou poétique va à l’essentiel : si le concept négatif de l’utopie désigne ce qui paraît irréalisable du point de vue de l’ordre social existant ou ce qui est rendu irréalisable par les défenseurs de cet ordre, il suffit de retourner l’usage relatif du concept de l’utopie pour le revendiquer comme concept positif. L’utopie devient alors le concept d’une impossibilité réputée provisoire et relative : le concept, en d’autres termes, d’une possibilité différée et contrariée.
La réhabilitation du concept d’utopie passe alors par une distinction rigoureuse entre impossibilité absolue et impossibilité relative, que prennent en compte des auteurs comme Karl Mannheim ou Herbert Marcuse. Encore convient-il d’être attentif aux inflexions possibles de cette distinction [16].
Le concept relatif de l’utopie en limite l’usage à ce qui paraît impossible du point de vue d’un ordre social donné - et qui paraît réalisable dans un autre ordre social. Tel est le sens prévalant de la distinction proposée dans la version de Mannheim : l’impossibilité et la possibilité dont il s’agit sont appréhendées dans la perspective des rapports entre des idées et la réalité, actuelle ou potentielle. Est utopique ce qui n’a pas sa place dans l’ordre social existant du point de vue des conceptions dominantes dans cet ordre social - mais qui pourrait avoir sa place rationnellement établie dans un autre ordre social [17]. Avec cette accentuation le concept relatif de l’utopie reste essentiellement spéculatif : il désigne, en quelque sorte, le possible contre-indiqué.
Mais le possible, relativement utopique, n’est pas seulement une modalité de la connaissance, c’est aussi une modalité du réel : sa détection relève d’une interprétation du monde, tant qu’elle n’adopte pas le point de vue de sa transformation. Ce qui n’a pas sa place du point de vue théorique d’un ordre social donné devient alors ce qui ne trouve pas sa place en raison de l’opposition pratique de cet ordre social. Tel est le sens qui prévaut dans la version proposée par Marcuse, où le concept relatif de l’utopie prend tout son sens : il désigne ce qui est rendu impossible par un ordre social qui en inter¬dit la réalisation et qui serait possible dans un ordre social nouveau qui naîtrait d’une révolution [18]. C’est alors, et alors seulement, qu’il désigne le possible contrarié.
Cet usage permettrait de lever l’ambiguïté dont se paie, chez Marx, l’héritage du concept négatif (et conservateur) de l’utopie dont Marx accueille les effets, bien qu’il en récuse la perspective. Dans une optique conservatrice, il s’agit d’étouffer des virtualités actuelles (qui dépassent la réalité donnée) en leur op¬posant le décret de l’impossible, au nom de possibilités factuelles (qui n’excèdent jamais ce qui est déjà là) ; il s’agit d’étouffer toute théorie critique (qui cherche à déplier le présent vers l’avenir) en lui opposant le label de doctrinaire, au nom d’un savoir positif (qui se borne à replier l’avenir sur le présent).
Or, toute l’œuvre de Marx est une insurrection contre ces platitudes intéressées. Dès lors le concept d’utopie dans son usage négatif reste chez Marx en porte-à-faux : l’ambivalence des utopies est dissimulée par un concept dont Marx est conduit en permanence à corriger, en marge, l’inadéquation. Tout n’est pas dogmatique et chimérique dans les utopies, sinon le dépassement de l’utopie n’aurait aucun sens, n’ayant aucun fondement. L’utopie ne peut être enfermée dans les limites que vise l’usage marxien du terme, parce qu’elle est tout entière dans le mouvement qui franchit ces frontières et rend possible le projet de son sauvetage. C’est à cela que contribue, par delà l’héritage terminologique, toute la théorie de Marx et d’Engels. Si, comme on peut le penser, l’heureuse formule d’Adorno est vraie : « Ils étaient ennemis de l’utopie dans l’intérêt même de sa réalisation [19]. »
C’est cet intérêt qui exige de délivrer l’utopie disruptive de la dialectique spéculative qui l’enferme, dans l’œuvre même de Marx, dans une histoire tutélaire.
L’utopie disruptive
Le filtrage de la théorie de Marx révèle que l’utopie promise (héritage négligé des dimensions négatives de l’utopie) coexiste avec une utopie requise (héritage dévalué des dimensions positives de l’utopie) : requise parce qu’elle est, non seulement effectivement impliquée (et négativement surdéterminée), mais surtout potentiellement indiquée (et positivement conçue) [20].
Cette dualité de l’utopie renvoie à celle du Capital, expressément reconnue par Marx dans la lettre à Engels du 7 décembre 1867 (sur laquelle Rubel a le premier, semble-t-il, attiré l’attention). Parlant de lui-même, il écrit : « Lorsqu’il démontre que la société actuelle, considérée sous l’angle de l’économie, est grosse d’un type social nouveau et supérieur, il ne fait que révéler, du point de vue social, le processus d’évolution que Darwin a révélé dans le domaine de l’histoire naturelle. (...) En revanche la tendance subjective de l’auteur (que lui imposaient peut-être sa position politique et son passé), c’est-à-dire la façon dont il se présente lui-même ou dont il présente aux autres le résultat ultime du mouvement actuel du processus social, n’a aucun rapport avec son analyse réelle. Si on pouvait entrer dans le détail, on arriverait peut-être à montrer que son analyse "objective" réfute ses propres fantaisies "subjectives" [21] . » En dépit de la référence (très troublante) à Darwin, et du partage (peu convaincant) entre objectivité et subjectivité, cette lettre est éloquente : Marx semble admettre qu’il peut exister un décalage entre la démonstration de la possibilité d’un « type social nouveau et supérieur » et la présentation de sa réalisation.
L’œuvre de Marx le confirme : qu’il s’agisse de la nécessité ou du contenu de l’émancipation, elle fait apparaître de remarquables ambiguïtés. Ainsi, Marx procède à une démonstration de la nécessité de la possibilité d’un nouvel ordre social en cédant à la tentation d’une démonstration de la nécessité de l’effectivité de cet ordre social. De même, Marx propose une simulation hypothétique du contenu du communisme, en cédant à la tentation de le présenter comme la résolution historique d’une énigme. Or, à condition de renoncer à ces tentations, la dialectique, fermée par une promesse, peut être ouverte sur un horizon, et l’utopie, prisonnière d’une révélation, délivrée de la tutelle d’une histoire automate.
L’exploration des possibilités contrariées interdit de congédier la dialectique, quand seule sa fermeture est négativement utopique [22]. Elle invite, au contraire, à procéder à l’ouverture d’une dialectique utopique déjà présente, mais à l’état latent, dans l’œuvre de Marx.
Comme on peut le voir, notamment, dans les Grundrisse : quand Marx n’y cède pas à la tentation d’abuser de la dialectique de la nécessité, il tente de détecter, dans les conditions et les contradictions qui déterminent des tendances nécessaires, non des prévisions du communisme, mais des allusions au communisme [23].
La dialectique de la possibilité peut ainsi être redéployée : quand les conditions disruptives ne sont plus traitées comme des causes ; et, en particulier, quand le rapport entre les conditions objectives et les conditions subjectives présenté en termes de complémentarité inévitable, mais de compossibilité potentielle.
La dialectique de la négativité, loin de devoir être abandonnée, peut être radicalisée et transformée, à condition toutefois que la négation déterminée ne soit plus considérée comme fatale et univoque, mais comme virtuelle et plurielle.
Une dialectique de l’utopie et de la stratégie reste alors à inventer. Les conditions et les contradictions n’abolissent pas pour autant la nécessité d’une rupture dont elles ne délivrent pas la promesse : leurs concepts sont autant de concepts stratégiques disponibles pour une pratique transformatrice, et non des concepts téléologiques qui délivrent de son invention.
Une dialectique utopique ainsi comprise permettrait de faire droit aux possibles réels qui minent l’ordre social existant et de redécouvrir, sous le temps des nécessités linéaires, le temps des virtualités disruptives, qui appellent leur détection et leur actualisation [24].
C’est l’exploration de ces virtualités qui interdit de réprouver tous les modèles, dont seule l’abstraction qui les coupe de toute détection dialectique, est négativement utopique. Elle invite, au contraire, à recourir à une simulation utopique du dépassement de l’ordre existant, dont la méthode est déjà présente, mais déformée, sous les fictions abstraites des utopies classiques et, surtout, sous les prévisions du communisme de Marx : pour éprouver les normes, détecter les formes et proposer les idéaux d’un changement de société.
Marx, il est vrai, repère dans les systèmes utopiques les constructions arbitraires dont il dénonce les prétentions, mais néglige dans les systèmes utopiques les simulations opératoires dont il méprise l’existence [25]. Marx, pourtant, dans sa démarche même, traite les constructions qu’il récuse comme des simulations qu’il éprouve sur le terrain de l’élaboration de sa propre théorie. Mais surtout, il recourt à des simulations silencieusement hypothétiques que pourtant il s’interdit au nom des solutions prétendument historiques auxquelles il se fie. Ainsi, des simulations utopiques, empruntées aux constructions qu’il récuse ou incrustées dans les conceptions qu’il forge, hantent la théorie de Marx. Dès lors, la promesse qui voue à l’utopie les solutions qu’elle esquisse, dissimule des esquisses qui ne se confondent pas avec la promesse, et dont nous n’avons pas fini de capter l’héritage.
Avec et malgré Marx, il convient de réhabiliter l’utopie positive à la fois effective et potentielle, mobilisée et paralysée dans son œuvre, et, au-delà de Marx, de développer cette utopie, comme méthode théorique et comme projet politique de l’émancipation sociale.
Procéder à une décantation de l’utopie et à un inventaire des dimensions utopiques, fécondes ou stériles, de l’œuvre de Marx n’est qu’un modeste préalable, quand c’est la totalité de sa critique du capitalisme qui devrait être réévaluée. Et pourtant...
III. Convoiter l’impossible
Les urgences de l’histoire, invariablement, provoquent les impatiences de la critique. Au risque que soient confiées aux nuées d’une utopie stérile, pétrie de rêves et de promesses, les réponses inspirées par une critique pressée de conclure. Ce n’est donc pas sans contradiction qu’on tenterait de le faire en l’absence de la critique radicale et concrète dont dépend l’utopie de bonne facture.
Mais la critique marxienne de l’utopie et la critique de l’utopie marxienne enseignent, sinon l’utopie concrète investie de l’espérance d’une transformation du monde, du moins l’épure d’un bon usage du Principe Espérance.
Sans l’utopie de bon aloi, le possible serait sans défense : replié sur l’accessible par des savoirs et des pouvoirs aux semelles de plomb, renvoyé à l’improbable par des rêves et des promesses aux semelles de vent.
Car le possible, contrarié par la violence, est également menacé par l’espérance, quand celle-ci est convoquée comme thérapie ou invoquée comme eschatologie.
Utopie et thérapie
Le partage des positions adoptées face à l’ordre social existant, entre les versions apologétiques et les versions critiques, décide des figures que prend la critique libérale et/ou réformatrice de l’utopie.
Sous sa forme classique, la défense apologétique qui garde les frontières de l’ordre établi, se bornait, dans sa critique des utopies, à jouer alternativement sur deux tableaux, au gré des circonstances : tantôt déplorant que le désirable ne soit pas réalisable, tantôt déplorant que l’indésirable puisse tenter de se réaliser. Sous sa forme moderne, elle a changé de ton : elle impute à l’utopie tout ce que, à tort ou à raison, elle condamne : décrétant, pour solde de tout compte, que les utopies, hélas, sont réalisables, et doivent répondre toutes les horreurs commises au nom de la transgression de l’ordre existant.
En revanche, la contestation critique qui évoque les misères de l’ordre établi se plaît à proposer une critique balancée des utopies. Dans ces versions qui soutiennent la démocratie comme un moindre mal, se rencontrent le libéralisme social et le socialisme libéral. Ici, la démocratie ne se propose pas comme la solution élégante et féconde du problème social et politique : l’énigme enfin résolue de l’histoire humaine. C’est, au contraire, parce que l’histoire humaine est une énigme indéchiffrable et que le problème social et politique est insoluble que la démocratie s’impose : comme barrière à toutes les tentatives - bonnes intentions dont l’enfer est pavé - de découvrir et de mettre en œuvre une solution ultime. Pour tous, l’utopie désigne, non plus la solution chimérique d’un problème réel, mais la résolution chimérique de problèmes insolubles. Les contradictions s’énoncent alors comme autant de paradoxes : la démocratie est à la fois indispensable et illusoire ; l’utopie est à la fois excessivement souhaitable et excessivement redoutable. La défense apologétique de l’ordre social établi ne s’embarrassait pas - s’embarrasse pas - d’une telle montée aux extrêmes, qu’affectionne la défense critique de la démocratie.
Or, celle-ci n’est pas uniforme : on trouve parmi ses représentants, des sceptiques et des tragiques. Alors que le sceptique se dérobe aux contradictions, parce qu’elles sont les témoins d’une vérité dérobée, le tragique s’installe en leur cœur, parce qu’elles sont les expressions d’une vérité déchirée. Pour le sceptique, le paradoxe se résout dans la résignation ; pour le tragique, le paradoxe s’exhibe dans l’oscillation. Le premier renonce à l’utopie que le second sollicite encore.
Sous sa forme tragique, mais ostentatoire, la critique affecte de refuser de résorber les contradictions dans une formule magique ou désenchantée. Le paradoxe tient dans l’affirmation d’une double vérité : l’utopie est indispensable ; l’utopie est insoutenable. Sans elle, les sociétés sont menacées de paralysie, voire d’agonie ; avec elle, les sociétés sont vouées à l’asphyxie, voire à la mort.
De là des appels, désespérés ou inspirés, où se rejoignent le libéralisme exalté et le socialisme résigné, à la fonction de l’espérance, réduite à une fonction thérapeutique.
Libéral intransigeant, comme il se présente lui-même, E.M.Cioran peut être considéré comme représentatif de cette attitude qui prétend se tenir au centre des contradictions. La liberté succombe au vide qu’elle exige, si les « divagations sur le futur » ne viennent à la rescousse [26]. Mais l’utopie est condamnée au délire. L’espérance qui la suscite et qu’elle suscite est la proie de la crainte qu’elle inspire. « Nos rêves d’avenir sont désormais in¬séparables de nos cauchemars » , déclare Cioran pour juger de la réalité qui, au nom du communisme (de l’utopie selon l’auteur), s’est imposée dans les pays de l’Est de l’Europe, et qui a changé le sens de l’utopie : désormais, le rêve d’utopie et le soupçon d’utopie coexistent dans une tension permanente. À la figure ancienne, mais persistante, de l’insupportable (qui appelait l’utopie comme promesse de délivrance) se superpose, sans l’annuler, la figure moderne, et menaçante, de l’insoutenable (qui désigne l’utopie comme pourvoyeuse de servitude). Mais cet excès de lucidité que l’on doit, dit-on, au désespoir, n’est trop souvent que la forme paroxystique de l’aveuglement : son style pathétique en fait le contenu, et consigne le tragique dans la phrase. L’appel à la fonction thérapeutique des utopies, comme remède aux effets du réalisme, ne dépasse guère l’exhortation.
Socialiste déchiré, comme on va le comprendre, Régis Debray, sous une forme encore paradoxale, comprend l’utopie, comme pôle d’une alternance entre orthodoxie et utopie : « Ainsi alternent dans l’histoire d’une société dilatation utopique et contraction orthodoxe ; illimitations conceptuelles des fins et délimitation matérielle des moyens d’existence ; diastole et systole du cœur social. » . Impossible alors de se soustraire à ce « va-et-vient entre deux dé¬lires, celui de l’imaginaire et celui de la réalité (...) [27]. »C’est parce que l’utopie est condamnée au délire que nous sommes condamnés à l’utopie.
Libertaire occasionnelle, comme on va le voir, Jacqueline Russ, sous une forme désormais aseptisée, finit par réduire l’utopie à une potion d’air frais. Dans un premier ouvrage, Russ plaçait les utopies du 19ème siècle en position de dépassement des limites de Marx, et célébrait dans l’utopie « le souffle de la pensée libertaire » [28]. Or, un second ouvrage reproduit presque intégralement les comptes rendus du premier, mais change leur titre et, surtout, leur interprétation : les précurseurs de Marx sont devenus les précurseurs de De Gaulle, Edgar Faure, Mitterrand et Rocard. Dans l’utopie, on célèbre le souffle de l’esprit français. Le souffle utopique ainsi compris est à bout de souffle et se réduit à ce courant d’air : « L’homme a besoin d’utopie comme il a besoin d’oxygène [29] ».
Ces diagnostics contrastés, différents par leur teneur et leur valeur, convergent : éloges de l’utopie équivalant à sa condamnation ; appels à l’imaginaire offerts en compensation ; thérapies par l’espérance qui voudraient être des thérapies de l’espérance, sans avoir à enseigner son objet et sa méthode. Thérapies qui invitent à supporter le poids du réel en mimant sa transgression, quand l’utopie n’est curative que dans la mesure où elle est disruptive.
Sur un point, pourtant, Cioran et Debray visent juste : l’utopie peut être trahie par sa propre Espérance : quand sa visée l’apparente à l’eschatologie [30].
Utopie et eschatologie
L’utopie, pays de nulle part, se propose, suivant l’étymologie forgée par Thomas More, comme utopie : pays du Bonheur. Cette réponse à l’appel du bonheur désigne le désir dont procède l’utopie comme espérance. Car ce n’est qu’à l’espérance que l’on peut confier le bonheur. Sans doute tout rêve de bonheur n’est-il pas condamné à l’utopie, mais le bonheur dont rêvent les utopies généralement les condamnent, et, avec elles, l’espérance qui les guide.
Quand cette espérance ne croit pas en elle-même - Thomas More avoue cette incrédulité - elle ne dépasse guère le souhait, et ne se projette dans aucun temps, historique ou non, où elle pourrait s’incarner : telle est la raison pour laquelle elle ne peut et ne tente de s’établir nulle part. Mais l’espérance confiante en elle-même cherche à s’approprier le temps : ce futur de l’espérance se nomme l’Avenir. Et le Bonheur tient dans l’Avenir la promesse de sa réalisation. L’utopie, sous cette forme, n’est alors que la fiction d’une promesse tenue : une promesse indexée sur l’Espérance et garantie par l’Imaginaire, un idéal eu démonique de l’Imagination.
Sur cet avenir qui défie l’histoire, sur ce bonheur qui la détourne et l’achève, sur cette Espérance qui la dépasse et l’accomplit, Marx ne dit mot dans sa critique des utopies. Sans doute, le lecteur de Fourier n’est-il pas insensible aux jouissances d’une vie libérée. Mais le disciple d’Épicure et de Prométhée - de celui qui rivalise avec les Dieux, en imitant leur Bonheur et de celui qui s’affronte avec les Dieux, en captant leur puissance - invite à opter pour Prométhée.
Pour Marx, la réconciliation de l’homme avec lui-même est moins envisagée comme la mainmise sur son bonheur que comme la maîtrise de son destin. L’homme n’est privé de la jouissance que dans la mesure où il est privé de la puissance : Fourier est placé sous la dépendance de Saint-Simon.
Le communisme de Marx est alors hanté par son propre spectre, et le fantôme de l’Homme total finit par triompher du fantasme du bonheur commun. L’accomplissement eudémonique du souverain bien laisse la place à l’engendrement démiurgique de l’homme souverain. Et quand, dans le destin de ce communisme, le spectre s’empare des vivants, le Gosplan triomphe du Phalanstère.
Les deux figures de l’utopie finissent alors par se séparer au point que, pour pro¬noncer ce divorce, l’utopie démiurgique se consacre comme science pour exclure l’utopie. Cette opposition illusoire se prévaut d’une divergence radicale : si la conception eudémonique d’un bonheur commun est indexée sur l’imagination, la conception démiurgique d’un homme total est indexée sur la raison ; et la chaîne imaginaire de l’espérance, du bonheur, et de l’avenir fait place à la chaîne rationnelle de la science, de la puissance et du futur. Mais, sous cette forme, on a troqué une utopie négative contre une autre, écrit un nouveau chapitre dans le livre des perfections imaginaires, qui doivent leur secrète complicité à l’insatiable tentative de résoudre des contradictions insurmontables. Marx, on l’a vu, ne fait pas exception.
Ainsi, les contradictions ultimes de la condition humaine sont la terre natale des espérances. Mais ce sont des espérances sans remèdes : l’aspiration au bonheur ne peut se résoudre en destination au bonheur et la révocation de l’impuissance ne peut se résoudre dans la vocation à la puissance. Les paradoxes, qui signalent des oppositions sans médiation, ne se laissent pas dénouer, mais l’on ne peut s’y soustraire. C’est pourquoi le réalisme qui tente de s’y dérober relance l’utopisme qui tente de les résorber. La résignation appelle la compensation.
Partialités jumelles, comme le pessimisme et l’optimisme, entre lesquelles il serait aussi vain de choisir que de balancer : elles ne s’affrontent comme alternatives que dans la mesure où elles peuvent se jouer en alternance. Et la dialectique qui prétend les dépasser peut n’être alors que l’apprentissage d’un morne scepticisme, insatisfait de tout, mais content de soi.
Partialités jumelles, mais non équivalentes : du moins quant au pessimisme de la raison répond l’optimisme de la volonté, quand au réalisme avachi répond l’utopisme inquiet : inquiet de trouver le chemin de la liberté et de ne pas se laisser dérouter par des tentatives illusoires de surmonter des déchirements irrémédiables.
Car l’imagination utopique, exilée dans son royaume, n’est pas ramenée à son foyer quand la raison dialectique fait office d’ultime tentative de réconciliation de l’homme avec son destin. Les compensations utopiques, pétries de ressentiment, et les conciliations dialectiques, pénétrées d’absolu, sont alors enchaînées à une espérance déchaînée, et conjuguent leurs aveuglements face aux évidences tragiques de l’existence.
Mais renoncer à cette espérance n’est pas renoncer à toute espérance. L’abandon de l’utopie, au nom d’une irrémédiable déréliction de l’homme, quand il n’est pas l’alibi d’un terne réalisme, n’est que la figure d’un scepticisme revenu de tout parce qu’il n’a rien osé, et qui réclame pour lui la liberté de laisser le monde à ses turpitudes, pourvu que le monde lui en laisse l’exsangue liberté.
Or, l’utopie, jamais ne laissera ce monde en sommeil, pour peu qu’elle ne trans¬forme pas le renoncement à l’imaginaire en résignation au réel, qu’elle connaisse sa propre espérance et sache convoiter l’impossible ; pour peu qu’elle sache renoncer à la tentation de prendre l’histoire à revers (d’en refondre la création ou d’en achever le cours) pour se consacrer à la tentative de briser le cercle qui l’enferme dans l’oppression et la misère.
Tentative utopique, à n’en pas douter, puisqu’elle place son horizon - mais un horizon qui n’est pas fatalement condamné à se dérober sans cesse - au-delà de l’horizon.
Tel est l’horizon utopique de notre convoitise : un horizon tracé non par l’ultime espérance d’un souverain bien, mais par la volonté de transformer la misère historique en malheur banal ; un horizon visé non par le désir de doter les hommes d’un pouvoir absolu sur la nature et sur eux-mêmes, mais par la volonté de leur confier la liberté de chercher le bonheur dans la voie qui leur semble être la bonne.
Formule de la liberté dont Marx a dégagé la portée sociale : « À la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous [31]. »
Convoiter l’impossible, c’est convoiter cette liberté.
Octobre 1991 - octobre 1992