Communisme, utopie : un pari, un idéal, une invention

« Communisme » : le mot lui-même est peut-être irrémédiablement corrompu par l’histoire stalinisée et massacrante du vingtième siècle et ses quelques prolongements au vingt-et-unième. Pourtant, quand on veut prendre le communisme de Marx au sérieux, comment ne pas garder ce mot, ne serait-ce que provisoirement ? C’est en effet de ce communisme-là dont il est question ici, mais pour marquer, en quelque sorte de l’intérieur, quelques ruptures, à commencer par celle qui, pour ce communisme revisité, revendique, à contresens de son emploi par Marx, le terme d’utopie. Dernière version d’un texte rédigé en 1996 et d’un exercice d’auto-plagiat achevé en 2013 [1], publié sur le site de Contretemps le 29 avril 2013.

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Le communisme autrement ?

Marx n’a cessé de soutenir, avec raison, que le communisme ne relevait pas d’un pari arbitraire (pris au hasard de l’histoire et dans son dos), d’un idéal dogmatique (invité à s’imposer à la réalité), d’une invention doctrinaire (confiée au génie individuel d’un fondateur ou d’un guide). Le communisme, pourtant, n’est pas un mouvement livré à lui-même, qui dispenserait de tout projet et de toute rupture. Ce projet repose sur un pari, expose un idéal suppose une invention.

1. Le communisme – l’utopie concrète - repose sur un pari. Un pari, et non un souhait (qui n’engage à rien) ou un destin (qui nous engage malgré nous) : aucune histoire automate ou tutélaire n’en garantit l’accomplissement.

1.2. Ce pari est nécessaire. C’est un pari nécessaire, et non pas un pari arbitraire. Ce n’est pas un pari arbitraire, pris sur simple décret et livré au hasard : un pari qui pourrait être pris à n’importe quel moment de l’histoire. L’utopie, mais concrète, n’est ni la dotation de sens qui sauverait le monde de l’insignifiance, ni le trajet balisé qui conduirait au but sans qu’il soit nécessaire de le choisir. C’est un pari nécessaire, dans la mesure où sont réunies les conditions qui permettent de le tenir, si ce n’est, à coup sûr, de le gagner. C’est un pari nécessaire, pour peu que l’on admette que les désastres historiques subis au nom du communisme le furent d’abord contre lui.

1.2. Ce pari est stratégique - Ce pari n’est pas métaphysique, mais stratégique. C’est un pari sur une action collective qui s’empare des potentialités inscrites au cœur du mouvement réel des sociétés humaines, mais qui, contrariées, forment l’envers de leur morne ou sinistre reproduction. Un pari sur une action collective qui s’empare des possibilités disruptives qui minent sourdement l’ordre établi, et dont les charges explosives doivent être allumées. Un pari sur les rébellions, parfois infimes, toujours plurielles, jamais ultimes : parce qu’elles ne prennent pas immédiatement leur sens en fonction d’un assaut massif qui forme pourtant l’horizon de leur efficacité ; parce qu’elles ne s’ordonnent pas spontanément autour d’une contradiction centrale qui fournit souvent le principe de leur intelligibilité ; parce qu’elles ne prennent pas leur sens en fonction d’une négation finale et fatale, bien qu’elles aspirent à être fatales à la domination.

2. Le communisme propose un idéal - Le communisme - l’utopie, mais concrète - n’est pas un rêve (car le rêve éveillé lui-même n’est, à tout prendre, qu’une façon de dormir debout) ou une promesse (car la promesse suppose une histoire tutélaire qui s’en porterait garant).

Les gardiens d’un marxisme orthopédique se préparent peut-être à réciter l’increvable citation selon laquelle « le communisme n’est pas un état de choses qu’il convient d’établir, un idéal auquel la réalité devra se conformer, mais le mouvement réel qui abolit l’état actuel des choses. ». Mais, cette phrase n’a guère le sens que les chasseurs d’idéal, en la mutilant, lui attribue trop souvent. Le communisme n’est pas un idéal indépendant des conditions de sa réalisation, mais il existe un idéal communiste.

2.1 Cet idéal est historique - Le communisme expose un idéal (car on ne se dirige vers un but que soutenu par un idéal), mais un idéal branché sur le réel. Cet idéal n’est pas une lumière diffusée par une planète imaginaire (un idéal, comme le dit Marx, sur lequel la réalité devrait se modeler) ; cet idéal n’est pas l’ombre portée de la réalité existante (un supplément d’âme destiné à rehausser le réalisme gestionnaire). Mais le communisme ne vaut que par l’idéal qui le soutient et qu’il vise.

Cet idéal n’a pas à subir l’épreuve d’une fondation transcendantale qui, antérieure à l’épreuve de la réalité où il tenterait de s’incarner, se pulvériserait au contact du réel. Cet idéal repose sur la négation concrète et potentielle de la domination. Le communisme est donc, à la fois, le mouvement réel (et actuel) de sa virtualité et l’idéal de son accomplissement. Il est cet idéal parce qu’il est ce mouvement. Quel idéal ?

Cet idéal, il ne suffit pas d’en proclamer l’existence, faute de pouvoir en déterminer les fondements ; mais il n’est pas souhaitable d’en rechercher les fondements, s’ils ne doivent fonder aucun contenu. À une éthique des fondements formels, Marx oppose, souvent silencieusement, une éthique des fondations réelles.

Les éthiques du fondement - je pense particulièrement aux fondations contractuelles ou procédurales que nous proposent Rawls ou Habermas - n’échappent au relativisme que parce qu’elles se soustraient à l’histoire : au risque de ne jamais la retrouver. Une éthique des fondations historiques peut échapper aux pièges du relativisme, pour peu qu’elle repose sur une valeur qui permette de relativiser le relativisme. Mais quelle valeur ou quel idéal ?

Ce ne saurait être évidemment un souverain bien : ni le bonheur ni la vertu. Aucune éthique de la vie bonne ne peut fonder une politique morale. Cette valeur ne saurait être non plus la justice ou l’égalité, du moins considérées pour elles-mêmes. Tout ordre social comporte ses propres normes de justice et d’égalité : on ne peut réaliser celles-ci qu’en se soumettant à celui-là. Marx ne critique pas le capitalisme au nom de la justice. Marx ne propose pas comme bases normatives de sa critique et de son projet la justice ou l’égalité, mais la liberté. Ou, si l’on veut, une juste et égale liberté.

2.2. Cet idéal est libertaire - L’idéal communiste repose donc sur la perspective d’une libération qui n’a de sens que comme accomplissement de la liberté. Les fondements rationnels de cette perspective se confondent avec les racines historiques. Car la liberté s’enracine : dans les mouvements, historiquement situés, contre toutes les formes, toujours renouvelées, d’exploitation et d’oppression. Cette liberté est donc toujours une valeur relative, et cependant universelle : historiquement située, et cependant universalisable.

C’est bien cette universalisation de la liberté que Marx propose quand, du principe de la liberté pour la constitution d’une communauté, il dégage ainsi la portée  : « une association où le libre développement de chacun comme condition du libre développement de tous ». Le communisme de Marx est tout entier compris dans cette maxime du Manifeste : une maxime qui conjugue un idéal moral et une norme sociale. C’est un idéal, parce que portée par le mouvement historique, cette émancipation individuelle n’est réelle que comme une virtualité. C’est un idéal moral, parce que la liberté ainsi comprise est un idéal universalisable, qui est peut-être le seul idéal qui le soit indiscutablement. Mais surtout, cet idéal se conjugue avec une norme sociale qui prend la liberté de chacune et de chacun comme mesure des transformations de la société et de l’émancipation de toutes et de tous.

Mais pas n’importe quelle liberté : à la liberté libérale, rétractée sur elle-même, négative et défensive, retranchée derrière le droit, repliée sur la vie privée, on peut opposer, pour dépasser celle-là sans l’annuler, la liberté libertaire : ouverte à la socialité des égaux, positive et propulsive, lestée des moyens matériels de son accomplissement, ouverte sur toutes les dimensions de l’existence sociale. Une liberté-puissance : « Le développement des forces humaines comme fin en soi », dont Marx parle dans Le Capital.

3. Le communisme suppose une invention - Le communisme – l’utopie, mais concrète - n’est ni un simple mouvement livré à lui-même ni un but assigné par une histoire providentielle. Il ne nous attend pas, préformé, au terme d’un voyage organisé qui nous découvrirait, sans que nous ayons à le dessiner, le paysage où nous devrions séjourner.

3.1. Un invention projective - Le communisme n’est pas un tournesol tourné vers l’avenir radieux. Ce n’est pas non plus, contrairement à une métaphore insistante de Marx, un rejeton qui attend, dans les flancs du capitalisme, l’heure de sa délivrance.

Le communisme n’est pas une promesse, mais un projet. Ce projet en appelle un faisceau de possibilités contrariées, mais d’ores et déjà réelles et agissantes : une gerbe de possibilités disruptives qui s’opposent à l’ordre établi et en lézardent les assises. Ce sont-elles que, sous le nom de communisme, Marx a prospecté, du moins quand il a tenté de détecter, dans les contradictions du capitalisme et dans les conditions de son dépassement, non la prévision d’un avenir inéluctable, mais des allusions à un avenir possible : des allusions qui, chargées d’histoire, changent avec elle ; des allusions dont le contenu se modifie sans cesse et, avec lui, les projets de son accomplissement.

Mais ce qui est vrai du contenu de l’émancipation l’est ou devrait l’être également de ses formes. Sans doute est-il périlleux de s’adonner à l’anticipation doctrinaire des formes de l’avenir ; mais on ne peut pourtant laisser à une histoire fantomatique le soin d’accomplir ce que l’invention collective des hommes est dispensée de concevoir.

Se défendre de « formuler des recettes pour les marmites de l’avenir » et encore plus de les prescrire, comme le soutient une autre increvable citation de Marx, est de bon conseil. Mais c’est aussi le formidable alibi d’une démission qui n’est pas dénuée de conséquences : abandonner au développement de l’histoire ou à une phase ultérieure de la science la découverte des formes adéquates au contenu de l’émancipation, c’est pratiquement prendre le risque de voir ces formes dénaturer le contenu. C’est un moindre bilan que l’on peut tirer du stalinisme...

3.2. Une invention démocratique

Les programmes (dont le nom, malencontreusement, suggère un avenir tracé d’avance) et les modèles (dont l’évocation, douloureusement, rappelle un passé désastreux) ont mauvaise réputation. À congédier : les modèles à copier (incarnés par d’imaginaires patries du socialisme) et les modèles à appliquer (fabriqués par de zélés techniciens de l’émancipation). Mais le refus de toute anticipation et de toute prescription doctrinaires des formes de l’avenir ne dispense pas de les esquisser.

La projection des formes de l’appropriation sociale et celle des formes du pouvoir public ne peut être renvoyée, comme certaines formules de Marx l’ont laissé penser, à l’œuvre opaque de l’histoire (ou au travail souterrain de la science), ni remises aux lendemains de l’action. Ces formes doivent faire l’objet de projets, discutés, eux aussi, à partir des virtualités agissantes, contrariées ou défigurées inscrites à la surface ou au revers des sociétés existantes.

Aucun projet communiste ou utopique, aussi fermement arrimé soit-il à la terre ferme des conditions de son accomplissement, ne peut se porter garant de l’innocuité des recettes qui bouilliront dans les marmites de l’avenir. Et c’est parce que la détection du contenu potentiel de l’émancipation n’ouvre sur aucune certitude de son accomplissement, que ce projet impose de détecter, et le cas échéant d’inventer les formes de cet accomplissement.

Mais cette invention ne peut être que collective, et non pas individuelle. L’invention dont il s’agit n’est pas une invention doctrinaire et solitaire, mais une invention prospective et démocratique : il n’y pas d’invention d’un avenir démocratique sans invention démocratique de cet avenir. Le pain est sur la planche.

Convoiter l’impossible ?

À ceux qui objectent d’avance que ce communisme - cette utopie, mais concrète -, n’offre à l’action politique qu’un pari stérile, un idéal superflu, une invention improbable, il faut répondre : ce pari est efficace, cet idéal est indispensable, cette invention est possible.

Un pari efficace ? Le pari sur le communisme ne renvoie pas aux lendemains qui chantent. Il dicte une action concrète qui n’est ni passivement suspendue à l’attente du grand soir, ni mécaniquement subordonnée à la perspective de la révolution. Ce pari conditionne des refus irréductibles. Mais ces refus ne sont pas de simples témoignages : ils inscrivent leurs effets dans la réalité. Ils ébranlent les formes de pensée qui ne sont dominantes que parce qu’elles cimentent la domination. Ils inscrivent la puissance des résistances et des luttes dans le corps de la moindre réforme partielle, quand ils ne préparent pas des réformes radicales. Ils sont réalistes, parce qu’ils ne laissent aucun répit aux gestionnaires du réel. Ils produisent des effets tactiques sur lesquels peuvent embrayer des projets stratégiques. Ce communisme rebelle, non seulement répond aux urgences du présent, mais donne leurs chances à des virtualités d’avenir.

Un idéal conflictuel ? De quelque façon que l’on tourne et retourne les valeurs en présence et les éthiques qui prétendent les refonder, quels que soient les chevauchements, les brouillages ou les emprunts, une fracture morale, sociale, politique court sous la surface des grands débats insignifiants et des petits affrontements rituels. Elle dessine encore et pour longtemps, une ligne de partage entre deux conceptions éthiques et politiques de la démocratie : celle qui vit repliée dans son cantonnement libéral et celle qui tente de se déployer vers un horizon libertaire. Et cette ligne de partage distribue les partisans en deux camps qui admettent bien des transfuges : d’un côté ceux qui, par goût du laisser-faire ou du prêt-à-penser, s’émerveillent (ou se résignent) à l’idée de vivre dans un monde où l’affairement désordonné de quelques-uns serait, au mieux, la condition du développement mutilé de tous les autres ; et, d’un autre côté, ceux qui traquent la virtualité utopique d’une liberté de chacune et de chacun gagée sur la liberté de toutes et de tous. Convoiter l’impossible, c’est convoiter cette liberté.

Une invention possible ? L’invention démocratique d’un avenir utopique est-elle possible, sans retomber dans les ornières doctrinaires ? Peut-on reformuler, en des termes nouveaux, les questions lancinantes du programme et du parti, sans succomber au mirage d’un avenir tracé d’avance et sans tomber dans le piège d’une avant-garde nimbée par cet avenir ? Car si l’on confie l’utopie à un maître stratège, comment pourrait-on éviter la dégradation de la stratégie en technologie impuissante et/ou la confiscation de l’utopie par une bureaucratie menaçante ? Comment concilier démocratie et stratégie ? Questions bonnes à ressasser par toutes celles et tous ceux qui risquent des réponses.

Henri Maler

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Notes

[1Rédigé dans une première version en 1996 (à l’occasion d’un entretien publié dans la revue Futur antérieur en avril 1997 et comme contribution à un colloque intitulé « Chimères et utopies » et tenu la même année), puis repris à l’occasion du 150e anniversaire du Manifeste communiste, ce texte ponctue, sous une forme très ramassée, la critique interne que de l’œuvre de Marx que j’ai commise sous forme d’une thèse soutenue en 1992 et publiée en deux livres : Congédier l’utopie ? L’utopie selon Karl Marx (L’Harmattan, 1994) et Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx (Albin Michel, octobre 1995). Ce même texte, revu et corrigé, a servi de base à une intervention lors du colloque « Puissances du communisme », organisé par la Société Louise-Michel les 22 et 23 janvier 2010 à l’Université Paris 8.