Des intellectuels pour quoi faire ?
La division entre les intellectuels (comme on les nomme) à l’occasion du mouvement social de novembre et décembre 1995 a relancé le débat sur leur rôle. En est témoin la contribution qui suit publiée par le mensuel Regards le 1er juin 1996 sous le titre « Passerelles pour l’utopie ». Un complément à l’entretien accordé à L’Anticapitaliste en décembre 2015 et publié ici même
L’intellectuel ne vit pas en état d’apesanteur sociale : est un intellectuel, sur la scène publique, celui qui met l’autorité qu’il détient au service de la position politique qu’il adopte. Mais peut-il déjouer les jeux de pouvoirs dans lesquels il est pris ?
Les intellectuels forment-ils une catégorie sociale homogène, sociologiquement identifiable et statistiquement dénombrable ? On peut en douter. Quoi qu’il en soit, les intellectuels, en France, semblent n’exister d’abord que par la mission qu’ils s’attribuent ou la méfiance qu’ils inspirent, les interventions qui les mobilisent ou les dénonciations qui les stigmatisent : ils ne prennent corps que sur la scène publique et, par conséquent, se définissent moins par le métier qu’ils exercent que par la fonction politique qu’ils remplissent. Comment s’étonner, dès lors, qu’ils ne surgissent que pour se diviser - et que leurs divisions même expliquent leur surgissement ?
Radicalité
Imprécateurs épisodiques, parfois bien inspirés, mais souvent sélectifs, la plupart des intellectuels policés nous avaient habitués, sur les questions sociales, à cheminer en compagnie des bâtisseurs de ruines qui, de droite à gauche, ont laissé le champ libre au libéralisme. Juchés sur les décombres, ils avaient étendu leur empire : intervenant en fonction de leur spécialité, mais comme spécialistes du moindre mal, au nom de leur citoyenneté, mais comme apôtres du consensus ou en vertu de leur notoriété, mais comme décorateurs de la domination.
Les voix dissonantes étaient étouffées : le mouvement social de novembre et décembre dernier a permis de faire entendre leur rébellion. Celle-ci a conjugué, en une mêlée encore confuse, la dissidence des compagnons privés de références, le malaise des experts sevrés d’expertises, la nostalgie des porte-paroles réduits au silence, l’exigence de jeunes chercheurs en quête d’engagement. Pourtant, n’en déplaise aux clercs pontifiants, s’est nouée, avec les salariés en lutte, une solidarité, temporaire et pétitionnaire, qui esquisse - fragile encore - une alliance entre des refus irréductibles et des critiques radicales. Ainsi, n’en déplaise aux partis lénifiants, a resurgi - timide encore - l’exigence d’une invention démocratique de l’avenir.
Des critiques radicales parce qu’elles tentent de prendre les maux à la racine au lieu d’en caresser les symptômes ; une invention démocratique parce qu’elle refuse d’abandonner aux marchands d’espérances électorales, l’élaboration des projets de transformations sociales.
Démocratique ? Encore faudrait-il que le statut de l’intellectuel ne contrarie pas cette visée. Car l’intellectuel ne vit pas en état d’apesanteur sociale : est un intellectuel, sur la scène publique, celui qui met l’autorité qu’il détient au service de la position politique qu’il adopte.
L’aura médiatique, la fonction universitaire, le prestige éditorial - et, si possible les trois cumulés - sont des visas estampillés par la domination. Ces titres de légitimité et ces indices de notoriété sont des signes de pouvoir : comment un intellectuel pourrait-il remplir une fonction critique s’il ne parvient pas, quand il le faut, à retourner contre les pouvoirs qui le consacrent le pouvoir symbolique qu’il tient d’eux - s’il ne tente pas de jouer des moyens dont il dispose pour déjouer les jeux de pouvoir dans lesquels il est pris ? C’est affaire, là aussi, de critique radicale et de politique concertée.
L’une et l’autre sont particulièrement - mais pas seulement - nécessaires dans les médias où le sondé des micros-trottoirs et l’invité des table-ronde - le préposé aux témoignages et le préposé aux expertises, l’exemplaire de l’opinion publique et le titulaire de l’opinion savante - se partagent les faveurs des commentateurs d’actualité et des présentateurs de débats. Mais alors que le premier aurait pour seule vocation d’exhiber ses plaies, le second détiendrait seul le droit de prescrire les remèdes que les gouvernements auraient pour charge d’administrer. L’intellectuel policé, prestataire de service auprès des médias où il remplit désormais les fonctions ornementales que jadis il remplissait surtout auprès des partis politiques, ne voit sans doute nulle urgence à dénoncer un scandale dont il est le bénéficiaire. Mais, à l’évidence l’espace démocratique à construire de se confond pas avec un espace médiatique à occuper. Quel rôle les intellectuels peuvent-ils jouer pour tracer le premier ?
Transversalité
Insatisfait de l’exercice d’un métier solitaire et du rôle de citoyen ordinaire, l’intellectuel semble parfois condamné à jouer en alternance sur les deux sommets de son narcissisme : tantôt, la distance critique qu’il revendique (et qu’il se réserve) lui permet de soustraire aux urgences ; tantôt l’engagement solidaire qu’il proclame n’engage que la noblesse de sa signature au bas d’une pétition. L’intellectuel qui prétend aux fonctions de prophète ou de guide n’est souvent que la synthèse de ces deux vanités.
Michel Foucault invitait à explorer une autre voie : « Le travail d’un intellectuel n’est pas de modeler la volonté politique des autres ; il est, par les analyses qu’il fait dans les domaines qui sont les siens, de réinterroger les évidences et les postulats, de secouer les habitudes, les manières de faire et de penser, de dissiper les familiarités admises, de reprendre la mesure des règles et des institutions, et à partir de cette problématisation (où il joue son métier spécifique d’intellectuel) de participer à la formation d’une volonté politique (où il a son rôle de citoyen à jouer) [1]. » L’intellectuel spécifique ainsi défini est la figure nécessairement précaire d’une dualité qui ne peut pas être totalement surmontée.
La défense farouche de l’autonomie de la recherche et de la création contre leurs subordinations à tous les pouvoirs est déjà une forme d’action politique. Et, à condition de ne pas donner pour équivalentes les injonctions des dominants et les aspirations des dominés, cette autonomie n’est pas insularité.
La présence au cœur même de l’action sociale et politique, avec la prise de risques qu’elle comporte, est aussi une forme d’activité critique. Et pour peu que les intellectuels ne se comportent ni en courtiers et courtisans de la noblesse d’état, ni en suppléants ou supplétifs des formations politiques, ni même en simples porte-paroles ou de passe-plats des aspirations populaires, l’engagement n’est pas servilité.
Assise entre distance critique et implication pratique, cette position inconfortable ne vaut nullement pour les seuls intellectuels, mais plusieurs phénomènes de fond et de longue portée contribuent à la modifier.
Rien ne bouge en apparence. Dans la sphère du travail, l’exécutant est toujours, aux yeux du donneur d’ordres, ce bras sans tête auquel on concède, tout au plus, un savoir-faire incorporé ou une pensée balbutiante. Dans l’ensemble de la société, l’acteur social reste, aux yeux des spécialistes qui en font leur spécialité, cette partie du peuple qui comprend à peine le sens de ses revendications et la portée de sa pratique. Dans l’enseignement et la recherche, publique ou privée, les intellectuels du rang restent, aux yeux des pouvoirs établis comme aux yeux des mandarins, des auxiliaires ou des postulants dont les compétences demeurent subordonnées à des allégeances.
Mais l’intellectualisation croissante des formations et de certaines formes du travail, l’élargissement des savoirs sociaux et militants, l’expansion quantitative et qualitative du l’activité théorique contribuent à changer la donne. Entre la réflexion engagée dans la pratique sociale et l’intellection critique dégagée des impératifs de l’action immédiate, la distinction (en droit) demeure, mais la frontière (de fait) s’efface. La diffusion potentielle de la pensée critique donne des assises nouvelles à des formes inédites de transversalité.
... Et, peut-être, à de nouvelles figures politiques de l’intellectuel critique dans ses rapports avec les pouvoirs, les partis politiques et les acteurs sociaux. On peut même entrevoir - mais ce n’est sans doute qu’un songe - les visages de ces intellectuels : pourvoyeurs d’expertises qui ne seraient pas réservées aux titulaires de la domination, mais conduites avec les acteurs sociaux dont ils font partie ; convoyeurs d’explosifs qui seraient destinés non à prendre la pause, mais à défaire les consensus dominants ; passeurs des critiques radicales et prospecteurs d’utopies.
Henri
Illustration de l’article proposée à Regards et publiée alors :
Paul Klee, Le Savant, 1933 - Gouache sur fond de plâtre, 1933. Poser ce regard sur un monde terrifiant (relever la date et oublier le titre...)