Du passé faisons table rase ? L’autopsie du communisme, selon François Furet (1)

L’essai de François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle [1], a reçu, lors de sa parution en 1995, un accueil élogieux, et même dithyrambique. Les répliques qui suivent, publiés dans la « Revue M (mensuel, marxisme, mouvement) » en janvier 1996 sont des extraits d’un ouvrage (aujourd’hui épuisé) qui était alors en cours de rédaction : Denis Berger et Henri Maler, Une certaine idée du communisme. Répliques à François Furet, Éd. du Félin, 1996. Elles sont reproduites ici en deux parties. i-dessous, la première partie : Une histoire libérale. Second article, seconde partie : Une histoire notariale.


Du passé, faisons table rase ?
- L’autopsie du communisme, selon François Furet -

Dans Le passé d’une illusion, François Furet nous propose, de son propre aveu, une interprétation - un « essai d’interprétation » : c’est elle qui doit être discutée, sans dévaluer pour autant tous les mérites de l’analyse qui la fonde [2].

Furet se défend de proposer une histoire du communisme : l’objet de son travail n’est pas « l’histoire du communisme, et encore moins de l’URSS proprement dits, mais celle de l’illusion du communisme » (p. 14). Furet ne se borne pas à décrire, marquées du sceau de leurs singularités, des illusions relatives à l’URSS : il les fait valoir comme des manifestations d’une illusion. Les illusions sur l’URSS sont rabattues sur les illusions sur le communisme, d’emblée confondues avec le communisme comme illusion. Quelle est cette « illusion fondamentale » (p.13) dont Furet nous propose alors l’autopsie ? L’illusion « constitutive » du communisme serait son « ambition d’être conforme au développement nécessaire de la Raison historique » (p. 14). L’idée n’est pas nouvelle ; mais, aussi faussée soit-elle par les raccourcis, elle pointe en direction d’équivoques majeures de la pensée de Marx dont ses successeurs, généralement, ne se sont pas dépêtrés : la nécessité du communisme peut se comprendre en effet comme la nécessité de sa possibilité ou la nécessité de son effectivité. La clôture prophétique de la seconde formulation met en péril, théoriquement et pratiquement, l’ouverture utopique de la première [3]. Mais le propos de Furet n’est ni de dénoncer ni de dénouer des équivoques : il vise à enfermer le communisme dans une version univoque pour parvenir à étrangler son histoire d’une seule main et le terrasser, comme dans un conte pour enfants, d’un seul coup de poing.

D’ailleurs, pourquoi s’embarrasser de scrupules puisque le communisme, comme le fascisme, n’est qu’une « brocante intellectuelle » (p. 19). Inutile par conséquent d’inventorier ce « bric-à-brac d’idées mortes » : il suffit de « repartir des passions qui lui ont prêté leur force » (p. 26). Quand ce n’est pas la pauvreté des théories qui dispensent de les examiner, c’est l’objet de l’ouvrage qui dispense de le faire : « Je cherche moins à analyser des concepts qu’à faire revivre une sensibilité et des opinions » (p. 26). Le pamphlet réducteur s’abrite derrière le projet historien. On s’épargne ainsi d’avoir à débattre des théories (qui ne le méritent guère), en évoquant des sensibilités (qui suffisent à ruiner les théories) : on gagne ainsi sur tous les tableaux. Les débats du siècle sont, pour Furet, sortis de l’histoire et n’y reviendront plus. Ils étaient sous le chapeau, ils n’y sont plus : à croire que seul un illusionniste peut démasquer des illusions. Or Furet, qui pratique Freud, mais au rabais, a retenu que l’illusion n’est pas un effet de l’erreur, mais du désir : d’un « investissement psychologique ». Comprenons que c’est une illusion parce qu’elle s’enracine dans une passion. Laquelle ? La passion révolutionnaire qui se confond avec la haine de la bourgeoisie. Ainsi s’ouvre l’histoire libérale....

I. Une histoire libérale

Parce qu’elle n’est pas immédiatement « définissable en termes politiques » et « tient tout entière dans l’économique », la bourgeoisie serait évanescente : « Classe sans statut, sans tradition fixe, sans contours établis, elle n’a qu’un titre fragile à la domination : la richesse. Fragile, car il peut appartenir à tous : celui qui est riche aurait pu ne pas l’être. Celui qui ne l’est pas aurait pu l’être » (p. 20). Et la suite nous confirme que le monde se définit par ce qu’il dit de lui-même : c’est « un monde où aucune place n’est plus marquée d’avance, ni acquise pour toujours » (p. 21). Il suffit à Furet de reprendre les illusions que la bourgeoisie se fait sur elle-même pour la priver de toute consistance sociale. En quelques mots, l’histoire sociale est balayée, la sociologie vidée de ses prétentions, le libéralisme rendu adéquat à son concept. La bourgeoisie n’est plus une classe définie, mais un personnage romanesque miné par sa fragilité.

Mais ce n’est pas tout. À en croire Furet, le mouvement de la société ne s’explique que par l’instabilité de l’être-bourgeois, mu par l’amour-propre et la recherche de la distinction : « De ce fait, la société est animée par une agitation corpusculaire qui ne cesse de la jeter en avant ». En une phrase, Tocqueville, mais rabougri, conforté par Rousseau, mais réduit au minimum, permet de dépasser l’économie politique classique, et, on pouvait s’en douter, Marx lui-même [4]. La dynamique de la société bourgeoise ne s’explique pas, si peu que ce soit, par la logique de la production capitaliste, qui engendre la concurrence et ses effets. Par contre, note Furet, « son mouvement contredit son principe, son dynamisme, sa légitimité », parce que l’inégalité qu’elle produit - « plus d’inégalité matérielle qu’aucune société connue » - est en contradiction avec l’égalité qu’elle affiche. Il suffit donc de prétendre que l’idéologie bourgeoise elle-même rend cette inégalité illégitime, alors que tout le travail de cette idéologie consiste à la légitimer, pour laisser entendre que cette inégalité est illégitime aux yeux même de la bourgeoisie. Alors le tour est joué : la bourgeoisie souffre de la contradiction qui l’afflige. Elle « n’invente pas la division de la société en classes. Mais elle fait de cette division une souffrance » (p. 21-22).

Retenons notre souffle : la bourrasque menace de tout emporter, à commencer par l’histoire elle-même. Car le déchirement de la société, motif de la haine qu’inspire la bourgeoisie, n’est rien, ou presque, comparé au déchirement intérieur de la bourgeoisie. Certes, Furet ne néglige pas de mentionner l’existence de la lutte des classes et d’indiquer que « à travers la pauvreté ou la colère des ouvriers (...) la haine de la bourgeoisie reçoit de l’extérieur son fondement rationnel » (p. 29). Mais c’est pour affirmer sans ambages deux pages plus loin : « La scène fondamentale de cette société n’est pas comme l’a cru Marx, la lutte de l’ouvrier contre le bourgeois... Beaucoup plus essentielle est la haine du bourgeois pour lui-même » (p. 31, souligné par moi). On croit rêver !

En quelques pages, tout est dit : la bourgeoisie est la proie innocente d’une haine émissaire - sans fondement. Car elle est innocente. Pour exonérer la bourgeoisie de toute responsabilité, il faut tenter de la priver de toute densité et de toute fonction. Par essence, la bourgeoise est un fantôme : s’il prend corps, c’est un accident. Impalpable, elle ne joue plus aucun rôle ; actrice de second plan, réduite à des emplois de figurante, sa fragilité vaut alibi de sa lâcheté. Souveraine, ses ailes de géant l’empêchent de marcher : les maladresses sont inscrites dans sa morphologie. Sont-elles funestes ? La responsabilité en incombe aux monstres qui la combattent, mais qu’elle n’a en rien contribué à engendrer... Innocente, la bourgeoisie s’offre cependant comme une proie facile - en particulier pour elle-même. Or, comme chacun sait, une proie innocente n’est jamais qu’un bouc émissaire [5]. Ainsi va l’histoire selon Furet...

Et le charme discret de la bourgeoisie est loin d’être terni par celui de sa dame de compagnie, la démocratie libérale. Au contraire...

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Un spectre hantait le siècle sans que nous le sachions : le spectre du libéralisme. Au spectre du libéralisme, manquait son manifeste ; Furet s’est chargé de l’écrire : le libéralisme est démocratique par essence, capitaliste par nécessité, liberticide par accident. Et la cause est philosophiquement entendue, avant d’être historiquement confirmée : la démocratie est libérale ou elle n’est pas.

Le recours à la philosophie ne s’encombre pas de nuances : « Le monde du libéral et celui du démocrate sont philosophiquement identiques » (p. 26). Pourtant, dans son histoire philosophique, le libéralisme n’a cessé de justifier les restrictions (voire les négations) les plus sévères du principe démocratique. Furet feint alors de croire que ces restrictions sont accidentelles - et qu’il appartient à l’essence du libéralisme de s’accomplir, selon une logique interne, dans la démocratie.

Après la philosophie, l’histoire est chargée de témoigner de la pureté de la démocratie libérale. Pourtant, dans son histoire réelle, cette démocratie a dû ses réformes principales à mouvements qui, étrangers au libéralisme, entendirent, si peu que ce soit, en dépasser les limites, voire abolir la domination bourgeoise elle-même. Furet double alors l’histoire empirique d’une histoire essentielle dont dépendrait la première : l’histoire fabuleuse, mais tourmentée par l’histoire réelle, de l’idée libérale essentiellement démocratique.

La démocratie libérale serait la vérité de la société moderne : son essence appelée à se réaliser dans des formes d’existence qui lui soient adéquates. Qu’importe si elle ne ressemble jamais au visage qu’elle entend donner d’elle-même. Il suffit qu’elle trouve à s’incarner en un point du globe, pour que, pareille à l’étalon déposé dans le pavillon de Sèvres, elle soit la mesure de tous ses avatars. Cet étalon est donné avec les Etats-Unis. L’heure de l’histoire est inscrite à l’horloge de la Maison Blanche. Là se trouve la « patrie par excellence » du capitalisme : une patrie sans bourgeoisie (p. 23). La révolution n’y est qu’une parenthèse bientôt refermée sur l’élaboration d’une constitution stable, dans un pays où régnerait une « égalité consensuelle ». Vraiment ? (...)

Bourgeoise de naissance et historiquement, la démocratie n’est pas bourgeoise par essence et exclusivement. Il faut tenir ensemble ces deux propositions quand on ne veut pas se laisser piéger par un libéralisme apologétique et un marxisme ranci. Mais qu’importe à Furet, puisque avec ces deux thèses - fragilité de la bourgeoisie, virginité de démocratie - il prétend nous présenter les otages vulnérables d’une histoire qui s’est faite contre eux, mais sans eux. Exquise bourgeoisie : ses interventions dans le cours de cette histoire sont aussi inoffensives que l’exige la modestie de sa domination. Pauvre démocratie : prise en tenaille entre le fascisme et le stalinisme, elle n’aurait été que la victime innocente d’un conflit dans lequel elle n’a pris aucune part. Rien n’est plus facile alors que d’opposer aux vertus inconstantes de l’idée démocratique, les vices rédhibitoires de la passion révolutionnaire.

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Le portrait de la bourgeoisie, peint sur commande, et le costume de la démocratie, taillé sur mesure, remplissent leur principal office explicatif quand ils permettent d’expliquer les origines et les maléfices de la passion révolutionnaire. Comment comprendre cette passion, selon Furet ? De la passion mère de la démocratie moderne, la passion de l’égalité dérive la passion révolutionnaire par excellence : la haine du bourgeois.

En quoi consiste la passion de l’égalité ? L’évocation une fois encore tient lieu d’explication [6]. De quelle passion s’agit-il ? Quelle est l’égalité qui est visée ? Qu’importe... L’essentiel est ailleurs. « L’idée d’égalité » fonctionne « comme horizon imaginaire de la société bourgeoise, jamais atteint par définition » (p. 22-23). Depuis les jacobins, qui ont voulu « pousser en avant la Révolution au nom de l’égalité vraie : mais (...) pour découvrir que ce drapeau cache une surenchère sans limites » (p.24) - depuis les sans-culottes, dont « l’essentiel de la mentalité » consiste dans « la passion de l’égalitarisme et de l’action répressive » [7], rien n’a changé : « la passion de l’égalité, par définition insatisfaite » - cette « égalité obsessive des révolutionnaires français » (p. 25) - envahit l’histoire démocratique.

La passion de l’égalité, selon cette imagerie, ne peut être que la passion des niveleurs intégraux, qui deviennent du même coup des niveleurs permanents. Les variétés et les variations de l’idée d’égalité ne méritent même pas une mention. Il suffit qu’elle coïncide avec sa caricature, c’est-à-dire avec l’idée que veut s’en faire, pour faire peur et se faire peur, le nanti du moment. Car la passion de l’égalité nourrit la haine de l’inégalité dont le concentré forme, aux yeux de Furet, toute la substance : la haine du bourgeois.

Au commencement était cette passion, dominante et exclusive. Passion dominante, quand elle s’empare des masses, puisqu’elle absorbe toutes les autres, à commencer par l’espérance - discrètement mentionnée, parce qu’elle est immédiatement polluée. Passion exclusive, quand elle s’empare de bourgeoisie, puisque, dévorée par la haine de soi, elle n’aurait ni morgue, ni haine à consacrer du prolétariat et à la révolution.

Au commencement était la passion. Mais que faire d’un invariant anthropologique aussi pauvre ? Et la passion, comme chacun sait, est génératrice d’illusions. Mais que faire d’une psychologie aussi maigre ? Pour que la passion explique l’histoire, il est indispensable de la charger d’histoire. Mais une fois fixée dans l’être du bourgeois et l’essence de la démocratie libérale, les passions qui meuvent l’histoire, il est à peine besoin de se référer à l’histoire pour expliquer ces passions.

Pourtant, la grande passion pour la grande illusion n’explique à peu près rien, ni de « l’illusion fondamentale », ni de toutes les illusions, multiples et variées, qui parcourent le siècle. D’abord, parce que la haine populaire pour la bourgeoisie ne fut jamais ni exclusive, ni unifiée. Ensuite, parce que la haine de soi de la bourgeoise, produit de son déchirement spirituel, n’éclaire, à la rigueur, que le vertige qui s’empare de ses seuls intellectuels : l’illusion ou les illusions des millions d’hommes et de femmes qui, à un titre ou à un autre, ont regardé l’URSS avec sympathie, n’existent pour Furet, quand elles existent, qu’entrevues à travers le prisme des illusions de ce qu’il convient d’appeler les élites. Enfin, parce que l’aveuglement sur la réalité de l’URSS sous Staline n’a pas été seulement le fait de victimes de la passion révolutionnaire [8]. Les illusions se succèdent et se chevauchent sans que l’on puisse les ramener à un unique foyer : illusions planistes sur la vocation libératrice de la planification ; illusions antifascistes sur la vocation démocratique de l’URSS, illusions anticolonialistes sur sa vocation d’émancipatrice des peuples dominés...

Il suffit : Furet se fixe une cible - l’illusion - et en atteint plusieurs - des illusions. Pour chacune d’elle décoche des flèches souvent acérées, mais avec plusieurs arcs ; il esquisse une explication unique, mais qui se disperse au contact des faits. Pourtant, c’est armé des quelques concepts qu’il a forgé dans son premier chapitre que Furet se taille un chemin à travers l’histoire. La passion révolutionnaire, bien que tout laissât croire qu’elle était assoupie, ne demandait qu’à être réactivée. Comment ? Par « la première guerre mondiale » (chapitre 2).

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« Scène primitive d’une nouvelle époque » (p. 45), « la guerre de 1914 a pour l’histoire du XXe siècle le même caractère matriciel que la Révolution française pour le XIXe » (p. 194). Encore cette guerre est-elle purement accidentelle : « Personne n’a réussi à montrer qu’elle était inscrite comme une fatalité dans les rivalités économiques des grandes puissances » (p. 44). Selon un procédé constant, Furet ne retient de l’interprétation qu’il conteste que sa version caricaturale : pour n’avoir rien à dire de ses versions les plus affinées ou, plus simplement, pour passer sous silence les faits qui concourent à l’établissement de ces versions. Pour délester son argumentation des explications insuffisantes, Furet croit bon de se défaire de toute la cargaison. Mais surtout cette guerre est essentiellement démocratique : une fois les facteurs économiques balayés d’un revers de main, les rapports de classes qui s’expriment pendant et après la guerre ne méritent pas la moindre attention. Furet entend montrer que ce sont des masses patriotiques qui entrent en guerre pour pouvoir expliquer que ce sont des masses conditionnées par la guerre qui en sortent. L’ère des classes est immédiatement transformée en ère des masses. Le décor est planté : la guerre réveille les passions qui nées avec la Révolution française ont inspiré son interminable histoire. « L’idée communiste au XXe siècle » est sur le point de faire son entrée.

À l’accident inaugural que constitue la Grande Guerre en succède un second : la Révolution d’Octobre. Si l’événement est « improbable » (p. 79), sa prétention à innover « n’a pas beaucoup de vraisemblance » (p. 80). Autant dire que la Révolution russe n’obéit à aucune nécessité et n’explore aucun futur. Force est de constater que pour atteindre par le plus court chemin « l’idée communiste », Furet se croit obligé de tailler sans retenue dans les broussailles de « l’histoire du communisme » - de malmener l’histoire pour exhiber l’idée, c’est-à-dire l’idée qu’il s’en fait. Toute la dimension sociale du processus enclenché en Février 1917 est engloutie ; toute « l’exceptionalité russe » que représente l’auto-organisation populaire sous forme de conseils (les soviets) est avalée d’un trait. La nouveauté radicale de l’expérience russe est annulée. Au schématisme de l’analyse de la révolution russe s’ajoute la caricature de l’action du parti bolchevik. Furet simplifierait-t-il seulement parce l’histoire du communisme n’est pas son propos ? En vérité, sa présentation obéit à une logique implacable : plus le portrait de la révolution russe sera terrifiant, mieux ressortira l’ampleur de l’illusion qu’elle a suscitée et plus l’explication de celle-ci en sera facilitée.

Furet ne veut rien savoir des paradoxes d’une action qui doit décider du possible avant d’en connaître la teneur exacte et l’étendue précise. La révolution russe éclate dans un pays arriéré. Devait-elle s’arrêter à une étape préalablement prescrite par le niveau de développement des forces productives et du prolétariat ? La Révolution russe attend son succès d’une extension internationale de la révolution. Devait-elle renoncer à elle-même faute d’être sûre du résultat ? Pouvait-elle savoir d’avance ce que seul le cours ultérieur des événements devait révéler ? Furet ne se laisse pas arrêter par des finasseries : il prête à Lénine une « prédiction » (p. 156) de la révolution allemande à laquelle il n’a pas vraiment prétendu, avant de décréter, en stratège des batailles gagnées, qu’elle était impossible. Comme « le charme universel d’Octobre » (chapitre 3) se résume dans « l’illusion d’un Octobre universel » (p. 156), il suffit de prendre acte de la défaite pour dénoncer cette illusion, et reporter sur l’ensemble du cours de cette révolution la version caricaturale que cette défaite inspire. Grâce à cette version de la révolution, Furet peut transformer son rayonnement en mystère : « Il y a quelque chose d’extraordinaire et d’un peu mystérieux dans la facilité avec laquelle a pris, si tôt, cette idée de l’universalisme de la Révolution soviétique » (p. 91). Le propos de Furet, au moins, n’a rien d’extraordinaire ; il est même parfaitement logique : comment expliquer, en effet, l’attrait exercé par Octobre sur des millions d’êtres humains, si l’on a préalablement réduit l’événement à sa dimension politique, et cette dimension politique à un putsch incongru ou aberrant ?

Ayant ainsi, dans la perspective des vainqueurs, décrété la révolution impossible, Furet ne manque pas de donner à Lénine, avec toute la condescendance de l’historien, des leçons de stratégie rétrospective. Pourtant, l’historien, devenu dépositaire du passé, n’est nullement contraint de se comporter en rentier : de toucher les dividendes de sa lucidité rétrospective, sans rien vouloir connaître d’une histoire qui se fait à tâtons. La Révolution russe n’a cessé de différer son propre bilan ; Furet sait d’avance à quel moment elle aurait dû se clore : avant même d’avoir commencé. Contenue dans les limites de Février 17, elle atteignait les limites de l’histoire tolérable : la démocratie libérale.

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Ainsi, l’échec de l’entreprise, avéré avec le stalinisme, permet de critiquer à peu de frais comme une illusion, les illusions contemporaines de la possibilité d’une victoire. Mais en quoi les illusions postérieures se confondent elles avec les illusions natives, pour ne former qu’une seule illusion ? Pour pouvoir soutenir qu’une même illusion, se confondant avec l’idée communiste, traverse près d’un siècle d’histoire, en restant imperméable à ses vicissitudes, il faut logiquement supposer que c’est une même révolution que l’illusion prend pour objet. Quitte à sacrifier l’histoire du siècle à la cohérence de la thèse, Furet - sans avoir à entrer dans les méandres de l’histoire du communisme, puisque, nous dit-il, ce n’est pas son propos - ne se complique pas inutilement la tâche : l’expérience soviétique est une, entre la parenthèse ouverte par la prise du Palais d’hiver et la parenthèse fermée par la chute du mur de Berlin.

Comme à regret, Furet se sent obligé d’ « entrer dans la fameuse question de ce qui lie Lénine et Staline et de ce qui les sépare » (p. 168). Simple concession qui sera vite neutralisée. Car, si « rien n’empêche de les considérer à la fois comme unis et séparés », il n’existe entre eux - ou plus exactement entre les politiques qu’ils mènent - qu’une différence de degré. Ainsi l’exige la thèse de Furet : il n’existe qu’une seule révolution russe, à peine séparée en deux phases ; il n’existe qu’un seul communisme, qui transite d’un premier bolchevisme à un second (p. 169, p. 177). De Lénine à Staline, on passe seulement d’un parti hégémonique à un parti totalitaire. La victoire de Staline « modifie le rapport du bolchevisme à l’universel, en déplaçant l’accent de l’international au national » (p. 161) : une simple inflexion, sans altération de sens. De l’universalisme d’Octobre au « socialisme dans un seul pays », il s’agit d’ « inventorier sinon la transformation, du moins le déplacement » (p. 161) : une simple translation en quelque sorte. De Lénine à Staline, n’existe qu’un seul processus. Le stalinisme n’est plus alors que le stade suprême de la révolution russe, avant de devenir, pour Furet, le stade suprême du communisme.

Que les principes d’organisation du parti bolchevik, la conception léniniste de la conquête et de l’exercice du pouvoir aient pu favoriser le triomphe de la bureaucratie, nul ne peut sérieusement le récuser sans un examen sérieux. Que les mesures d’exception adoptées sous Lénine soient loin d’avoir été toutes indiscutables, c’est d’autant plus clair que des communistes (et non des moindres) les ont discutées et combattues : il suffit de penser à Rosa Luxembourg ou à « l’Opposition ouvrière ». Que ces mesures aient jeté les bases du pouvoir de Staline qui en détourne à son profit les effets, c’est une évidence. Rien n’est alors plus aisé que de résoudre d’un mot qui amalgame l’intention et la fonction, la finalité et la contre-finalité, l’énigme des rapports entre Lénine et Staline : Lénine a préparé Staline. De cette vérité incontestable, mais partielle, on fera une leçon mutilée et stérile, quand ce n’est pas un pur truisme.

Une leçon mutilée : un effort de compréhension historique, attentif aux tensions de l’histoire et de l’action, tenterait de saisir le jeu des finalités et des contre-finalités, des intentions et des conditions, au lieu de loger l’origine des défaites et des désastres dans les passions et les idées, suffisamment simplifiées pour qu’elles paraissent simplistes.

Une leçon stérile : une tentative de bilan stratégique, économe en justification par les circonstances, s’efforcerait, de montrer comment les bolcheviks sont venus s’écraser contre un mur qu’ils avaient pour une part construit de leurs mains, mais en examinant avec précision de quelles pierres il fut bâti.

Mais Furet n’en a cure : une compréhension historique sans nuance dispense d’emblée de tout bilan stratégique sans complaisance. Il lui suffit que la Révolution russe soit une et indivisible. Pourtant, quelle que soit l’hypothèse retenue - que la victoire de Staline consacre une défaite de la révolution consommée avant 1929 ou que ce soit avec cette victoire que l’URSS vive une contre-révolution - l’unité de la Révolution russe est un mythe rétrospectif : un simple décalque du mythe propagé par ses fossoyeurs - Staline et les siens [9].

Ce mythe ne suffit pas à défigurer les analyses que Furet consacre aux illusions contemporaines du stalinisme (...). Pourtant, avant d’en parcourir les formes postérieures à 1932, Furet nous propose une histoire comparée des frères ennemis : « Communisme et fascisme » (chapitre 6). La raison en est simple : l’illusion communiste ne révélerait sa vérité que dans le miroir tendu par le fascisme et le nazisme [10].

***

Pour conduire son analyse, Furet prend deux précautions qui suffisent à distinguer son essai d’un simple prêt-à-porter idéologique : penser le totalitarisme sans abuser du concept ; penser le rapport entre les régimes totalitaires sans simplifier les causes. (...)

Mais l’objectif de la démonstration emporte, comme fétus de paille, toutes les considérations de méthode.

Ainsi en va-t-il, tout d’abord, de la comparaison. Ce qui est en question, pour Furet, c’est « la comparabilité entre régimes communistes et régimes fascistes du point de vue de la démocratie libérale » (p. 217). Ce point de vue n’est pas illégitime - toute comparaison peut être féconde - mais ce n’est évidemment pas le seul. Il n’est même pas sûr que le promontoire nous découvre une vue imprenable, surtout quand le point de départ de la comparaison est identique à son point d’arrivée : c’est parce que la démocratie libérale est la vérité de l’histoire qu’elle est la pierre de touche de toute comparaison ; c’est parce que la démocratie libérale est le sel (voire le sens) de l’histoire, que ses adversaires sont comparables au point d’être jusqu’à un certain point identiques. En effet : « Au lieu d’être une exploration du futur, l’expérience soviétique constitue l’une des grandes réactions antilibérales et antidémocratiques de l’histoire européenne, l’autre étant bien sûr celle du fascisme, sous ses différentes formes. » (p. 13). Pour pouvoir soutenir que fascisme et communisme sont deux révolutions, mais réactionnaires, il faut montrer que ce sont deux révolutions - et que l’expérience soviétique est une et indivisible : une même révolution. L’argument qui permet de gager l’unité de l’illusion communiste sur la continuité de l’histoire de l’URSS sert une seconde fois : il est nécessaire d’établir qu’il n’existe qu’un seul communisme, identique de nature entre Lénine et Staline, avant de réduire à l’unité essentielle le communisme et le fascisme. Comment réduire fascisme et communisme à leur essence antilibérale, et l’idée communiste à son essence réactionnaire ? En se donnant dans les termes mêmes de la comparaison, la conclusion que l’on attend d’elle (...)

Que vaut alors l’explication ? Comment expliquer cette communauté d’essence ? En lui taillant une causalité sur mesure.

Première opération : l’éviction du social, pulvérisé avant d’être balayé. Furet commence par évacuer toute tentative d’explication par la structure des rapports sociaux ou par leur déstructuration : la société est atomisée (parce qu’elle se définirait par cette atomisation) et sa dynamique est réduite au jeu des passions. Que la société finisse par n’exister qu’à travers les passions que suscite la fragilité constitutive de la domination bourgeoise, c’est ce dont nous avons déjà pris la mesure. Que la politique elle-même devienne la proie de ces passions, c’est ce que suffit à établir leur rôle dans les catastrophes totalitaires. Mais de proche en proche, les rapports de classes et les rapports de force se dissolvent : puisque le politique ne s’explique pas par le social, le politique devient un principe d’explication autonome. Dans cette histoire sans soubassement, la causalité est en état d’apesanteur.

Deuxième opération : la promotion de la contingence. Pour Furet, bolchevisme et fascisme sont entièrement élucidables à partir de deux accidents : une guerre accidentelle et des personnages exceptionnels. Première cause invoquée : la guerre de 14-18, qui a bouleversé les règles du jeu démocratique. « Bolchevisme et fascisme se suivent, s’engendrent, s’imitent et se combattent, mais auparavant ils naissent du même sol, la guerre ils sont enfants de la même histoire ». (p. 197). La guerre 14-18 révèle alors son étrange pouvoir d’explication : événement inexplicable, il porte à lui seul tout le poids de la causalité, strictement mesurable à l’ampleur de ses conséquences. Seconde cause invoquée : les incarnations individuelles de la passion. « Bolchevisme et fascisme en tant que vastes passions collectives, ont trouvé à s’incarner dans des personnages, hélas, exceptionnels : c’est l’autre versant de l’histoire du XXe siècle, et ce qu’elle a eu d’accidentel, qui s’est joint à ce qu’elle avait par avance de révolutionnaire » (p. 199). Après avoir délesté l’histoire du poids des causalités économiques et sociales - du poids des antagonismes sociaux -, et réduit les événements historiques à des aléas météorologiques, il ne reste plus à Furet qu’à faire sa place à la volonté individuelle des grands monstres : Lénine et Mussolini, Staline et Hitler.

Quel est le gain théorique de cette version complexe de l’histoire opposée à ses versions simplistes ? Le fascisme et le stalinisme s’expliquent l’un par l’autre, parce qu’ils s’expliquent tous deux par la guerre. Qu’est devenue la démocratie libérale ? Elle n’explique rien puisqu’elle est l’otage des deux autres. Furet a pris des précautions, mais c’est pour répondre à une question qu’il ne pose pas directement, mais qu’il se pose constamment : comment contourner l’explication par le capitalisme, les contradictions de la société bourgeoise, la division de la société en classes, les mystifications de la démocratie libérale ? La réponse est cependant limpide : Furet se borne à proposer « la voie classique de l’historien : l’inventaire des idées, des volontés et des circonstances ». D’emblée, cette voie royale, parce qu’elle se détourne à la fois des origines et des structures pour ne retenir que des causes événementielles, se transforme en chemin de traverse. Et si l’inventaire est, comme il se doit, sélectif, ce n’est pas par manque de place mais par principe : Furet filtre l’histoire comme on trie des lentilles.

Le système explicatif lui-même est tronçonné à la racine. Alors que le totalitarisme n’est pas dissociable d’origines à longue distance qui insistent dans le sous-sol de notre histoire, Furet tente désespérément de l’expliquer par des causes à courte portée [11]. Alors que le totalitarisme n’est intelligible qu’inscrit dans la longue durée, Furet puise largement dans le réservoir des usages idéologiques des temporalités en histoire, pour le nouer à l’accident : la guerre. Sans doute l’explication par l’impérialisme, surtout quand elle est réduite à un slogan, n’éclaire-t-elle qu’un versant de l’histoire, mais il ne suffit pas de la mentionner si c’est pour l’oublier aussitôt. Alors que le totalitarisme porte à leur paroxysme les paradoxes de la rationalité qui accompagnent le mariage des Lumières et de la domination bourgeoise, Furet ne veut connaître que les aventures du fanatisme. Sans doute, Horkheimer et Adorno ont-ils donné un tour fatal à la perspective d’un avenir totalitaire de la raison, mais ils ne se sont pas laissés bercés par la comptine d’une perversion accidentelle. Alors que le totalitarisme porte à l’incandescence des techniques de domination expérimentées par la démocratie libérale, Furet n’en veut rien savoir. Sans doute Foucault qui n’a que partiellement exploré le domaine (bien qu’il forme un arrière-plan constant de sa réflexion) est-il conduit à relativiser à l’excès la spécificité du totalitarisme, mais sa leçon mérite mieux qu’un oubli désinvolte.

(...) Ainsi l’histoire libérale ne devient interprétative qu’à condition de renoncer à être explicative. Encore cette histoire interprétative est-elle rigoureusement rétrospective - notariale.

Henri Maler

La suite : II. Une histoire notariale


Source  : « Du passé faisons table rase ? L’autopsie du communisme selon François Furet », Revue M, (mensuel, marxisme, mouvement), n°80-81, janvier-février 1996, pp. 7-15.

Pour une analyse complète, lire : Denis Berger et Henri Maler, Une certaine idée du communisme. Répliques à François Furet, Éd. du Félin, 1996. L’ouvrage est malheureusement épuisé.

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Notes

[1Calmann Lévy/Robert Laffont, 1995. C’est à cette première édition qu’il est fait ici référence.

[2« Il peut avoir l’esprit faux, il n’a jamais l’esprit court » : c’est Furet qui parle, non de lui-même, il est vrai, mais de Marx... (Marx et la révolution française, Flammarion, 1986, p. 107). Les lignes qui suivent ne sont que des extraits d’un ouvrage en cours de préparation, rédigé en collaboration avec Denis Berger.

[3Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre « essai d’interprétation » : Convoiter l’impossible. L’utopie avec Marx, malgré Marx, Albin Michel, octobre 1995.

[4C’est à Rousseau et à Tocqueville en effet que Furet se réfère. À Tocqueville, d’abord, car ce dernier ne cesse de souligner que « dans la confusion de toutes les classes, chacun espère paraître ce qu’il n’est pas » (De la Démocratie en Amérique, Garnier-Flammarion, t.2 p. 64) et d’évoquer la passion de la distinction qui anime les hommes des sociétés démocratiques (t.2 pp. 268, 281-282), ainsi que le rôle de l’ambition (p. 299 sq.). À Rousseau, ensuite, du moins celui du second Discours précise Furet qui n’a garde d’oublier que l’auteur du Contrat social devrait être tenu pour responsable de l’idéologie de la Terreur. Mais Rousseau attribue à l’inégalité la passion de se distinguer que Tocqueville attribue à l’égalité...

[5Le thème revient sans cesse : pp. 20, 24, 29, 31, 36, 55, etc.

[6Tocqueville, une fois encore n’est pas très loin, pour qui de l’égalité des conditions naît l’amour de l’égalité ou passion de l’égalité (op.cit., t.2, pp. 119, 122), par nature insatiable : « ...le désir de l’égalité devient toujours plus insatiable à mesure que l’égalité est plus grande » (op.cit., t.2, p. 174). Désir démultiplié par la révolution. En effet : « La démocratie porte les hommes à ne pas se rapprocher de leurs semblables ; les révolutions démocratiques les disposent à se fuir et perpétuent au sein de l’égalité la haine que l’inégalité a fait naître » (op.cit., t.2, p. 130).

[7F. Furet et D. Richet, La Révolution française (1965), Nouvelles Editions Marabout, p. 210.

[8Mais quand il s’agit des illusionnés de cette espèce, Furet dispose d’une explication ad hoc : « cet aveuglement a d’ailleurs un fondement plus profond que le simple attachement à une tradition : c’est l’incapacité à jauger et à juger l’inédit » (p. 178).

[9Furet, qui n’en est pas à une contradiction près, n’hésite pas à affirmer que la Révolution Russe est terminée en 1920-1921 (pp. 118, 123, 156). Et l’on peut - bien que les opposants communistes au stalinisme en débattent encore - lui donner raison quand il fait coïncider avec la répression de la révolte de Cronstadt la défaite de la Révolution. Quel sens faut-il alors donner à ce qui lui succède ? Car à cette première mort de la Révolution russe succède au moins une seconde : « le premier bolchevisme est mort avec la victoire de Staline (...). La révolution est morte ». Deux décès pour une même révolution, sans parler de l’effondrement final, cela en fait au moins un de trop.

[10Il s’agit ici du centre de l’ « interprétation » : il mériterait un examen d’une toute autre ampleur que celui qui n’est ici qu’esquissé...

[11Sans doute Hannah Arendt qui a su maîtriser la distinction entre origines et causes (comme le reconnaît Furet, à la page 496), n’a-t-elle exploré, inscrites dans l’impérialisme et l’antisémitisme, que les origines du régime nazi (comme le note Furet, à la page 498), mais elle n’a pas tenté (comme Furet l’invite après coup à le faire, à la même page) de les dissoudre pour faciliter la comparaison avec le régime stalinien.