Du passé faisons table rase ? L’autopsie du communisme, selon François Furet (2)
L’essai de François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle [1], a reçu, lors de sa parution en 1995, un accueil élogieux et même dithyrambique. Les répliques qui suivent, publiés dans la « Revue M (mensuel, marxisme, mouvement) » en janvier 1996 sont des extraits d’un ouvrage (aujourd’hui épuisé) qui était alors en cours de rédaction : Denis Berger et Henri Maler, Une certaine idée du communisme. Répliques à François Furet, Éd. du Félin, 1996. Elles sont reproduites ici en deux parties. I. Une histoire libérale et, ci-dessous : II. Une histoire notariale.
L’historien intervient au moment de tourner la page, quand la page est déjà tournée, pour nous inviter à tourner la page et nous dire comment la tourner. Furet est devenu le spécialiste de cette histoire terminale, consommée. Après nous avoir informés de la fin de la Révolution française, il ouvre le livre des obsèques de l’idée communiste. Entre temps, il avait daté de la seconde élection de Mitterrand, la fin de l’exception française [2]. Furet, en bon historien, a pris son temps pour ériger le tribunal de l’histoire. Mais la sentence est enfin tombée : de l’expérience soviétique, il ne reste rien.
L’historien ne peut fonder sa légitimité que sur l’histoire révolue : il lui faut donc, question d’urgence méthodologique, clore l’histoire pour entreprendre de l’écrire ; et, question d’opportunité politique, interpréter l’histoire pour tenter de la clore : la chouette de Minerve n’est plus philosophe mais historienne.
La guerre froide est finie, mais Furet réclame à sa façon le remboursement de l’emprunt russe. L’effondrement du communisme stalinisé est, pour quelque temps encore, une aubaine : il permet d’envelopper dans un même discrédit le désastre du stalinisme, la critique du capitalisme et l’horizon du communisme. Mais les bénéfices cumulés que l’historien libéral tente d’encaisser à l’occasion d’une conjoncture historique favorable menacent, s’ils sont imprudemment réinvestis, d’être engloutis au prochain crash historique.
La préface de l’ouvrage entonne la ritournelle de la « table rase » ; l’épilogue la reprend en fin de course. Ce qui est vrai des régimes stalinisés de l’Est-Europe, serait vrai du communisme lui-même. Du communisme d’hier, ou de ce qui passait pour tel, « il ne subsiste pas une idée ». C’est que l’idée communiste elle-même s’est effondrée. Comme l’idée s’est incarnée dans un héraut qui, pour Furet, en aurait absorbé et proclamé tout le sens, l’effondrement du stalinisme vaut testament du léninisme : « Lénine ne laisse pas d’héritage » (p. 12). Le présent, discrètement magnifié, a valeur de confirmation testamentaire : « rien d’autre n’est visible dans les débris des régimes communistes que le répertoire familier de la démocratie libérale » (p. 13). La conclusion confirme l’introduction : les régimes communistes laissent la place à la « panoplie entière de la démocratie libérale » (p. 571).
Si l’épilogue répète avec d’autres mots la préface, c’est que tout l’ouvrage tient dans cette certitude : l’idée communiste est privée de tout recours. Son destin efface son passé, et l’histoire notariale solde ce passé pour le priver de tout avenir : « L’idée d’une autre société est devenue presque impossible à penser, et d’ailleurs personne n’avance sur le sujet, dans le monde d’aujourd’hui, même l’esquisse d’un concept neuf. Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons » (p. 572). Si le passé est enterré et l’avenir impensable, il ne reste plus qu’à rehausser les couleurs ternies de la résignation au présent par l’expiation de l’histoire défunte : posture sagement religieuse, qui permet de rationaliser bien des rages posthumes.
L’histoire en train de se faire n’offre aucun observatoire privilégié qui permette de se tenir au centre de la scène, de parcourir le sens des événements, de savoir à coup sûr de quel avenir le présent est chargé et quelle signification l’avenir donnera à ce présent. Par définition, l’historien dispose de la distance nécessaire. Tout dépend de l’usage qu’il fera de ses atouts. Le privilège historien peut n’être que la forme savante de la rente et la lucidité analytique la forme savante de la veulerie.
À toute histoire est nécessaire une butée qui, arrêtant ne serait-ce que provisoirement l’enchaînement des événements, permet d’en reconstituer la trame. Mais Furet est habité par une véritable passion du dénouement. S’il est contraint de se placer à la fin de l’histoire, c’est - du moins le croit-il ou affecte-t-il de le croire - par l’histoire elle-même. Et à défaut de s’assurer de l’existence du dénouement, il faut l’improviser. De l’histoire se faisant, il saute à pieds joints à l’histoire révolue : aussi peut-il s’épargner d’avoir à penser les incertitudes et les aventures de l’histoire à faire. De l’histoire à faire, il s’abstrait totalement et l’absorbe dans une histoire immobile. L’histoire de l’historien est alors sans risques et sans restes. L’historien attend son heure - qui est l’heure des bilans. Le moment venu, il tend son hamac, car l’heure des bilans est l’heure de la sieste.
Furet fait un rêve : le rêve d’une histoire immobile - une histoire refroidie, une histoire canalisable parce qu’elle serait décidable avant de s’accomplir - une histoire contenue dans les limites du possible, mais d’un possible réduit à la morne répétition de l’advenu : un possible qui serait décidable avant l’action, pour que l’action n’ait pas, à ses risques et périls, à l’éprouver et à le trancher.
L’action politique ne connaît jamais intégralement ni ses effets ni son sens. Elle est toujours partiellement aveugle aux contre-finalités qu’elle suscite. Elle se déploie dans l’opacité du moment actuel et dans le jeu obscur des rapports de forces. Elle ne connaît que des batailles, perdues ou remportées, dont la fonction et le sens n’apparaîtront qu’à l’issue de la guerre. Elle sait que des retraites tactiques peuvent préparer une contre-offensive ou ouvrir la voie à la déroute. Mais elle ne peut connaître la place qu’occupe la retraite effectuée avant terme. Pourtant, quand il s’agit de répartir l’héritage, les comptes qui n’ont pas été tenus à jour, peuvent et doivent être faits : telle est la seule fonction que s’assigne l’historien quand il est mû par une passion nécrophage. Alors, dans le rétroviseur de l’histoire notariale, la série des coups de dés s’organise en destin ; et le temps est venu de solder l’héritage, en le redistribuant aux légataires : l’historien, repu de connaissances, crédite de la plus grande lucidité le penseur dont les quelques idées ressemblent le plus au cours de l’histoire ultérieure ; il distribue des prix et répartit des palmes, adoube les chevaliers de la morne connaissance et consacre les sacristains de l’idée plate.
L’histoire qui se fait est opaque ; l’histoire qui se solde est translucide. Que les acteurs de l’histoire la parcourent à tâtons ou à grandes enjambées, ils explorent le possible les yeux mi-clos, en décident et le dessinent sans le connaître vraiment. Les spectateurs de l’histoire répertorient les causes et les circonstances, refont le possible en sens inverse, théoriquement à l’endroit et pratiquement à l’envers. Car, pratiquement, toujours dans l’histoire une autre histoire était possible. Le possible n’est pas cette ombre du présent, rejetée dans le passée et donnée pour préformation du réel - ce possible rétrospectif que vise la critique de Bergson. Mais il n’est pas non plus ce fantôme sans épaisseur qui circule parmi les tombes auquel Furet le réduit. Car Furet ne se berce pas de l’illusion d’une histoire tracée d’avance ou entièrement comprise dans ses causes ; il fait une place au possible, mais au possible contingent qu’il ne cesse de confronter à des possibles abstraits. La possibilité réelle, mais contrariée, ne trouve pas grâce à ses yeux. Pourtant, à chaque étape de l’histoire, plusieurs possibilités s’ouvrent qui permettraient d’en modifier le cours. Nul savoir, qu’il soit prospectif ou rétrospectif, ne permet de les connaître avec certitude. Dans la perspective d’un approfondissement de la démocratie soviétique, la dissolution de l’Assemblée constituante pouvait n’être qu’un risque ou un épisode. Le risque était mortel, comme l’avait perçu Rosa Luxembourg. Mais il n’était inscrit dans nul ciel démocratique que cette dissolution devait inévitablement se retourner contre toute forme de démocratie. Dans la perspective d’une extension internationale de la Révolution, la paix de Brest-Litovsk n’était qu’un recul temporaire. Il n’était inscrit dans aucune conjonction astrale qu’elle servirait de caution à la théorie du « socialisme dans un seul pays ». Dans la même perspective, les retraites temporaires de la Révolution russe ne préparaient ni le retour à un capitalisme sauvage ni une collectivisation meurtrière. C’est l’histoire rétrospective qui fatalise, en substituant le point de vue du spectateur au point de vue de l’acteur.
Aux aléas de l’histoire ouverte, Furet préfère le spectacle de l’histoire fermée. L’historien se retourne vers le passé pour le clore et l’embaumer, l’enfermer dans ses effets, la refermer sur ses résultats. Rien de plus aisé : l’histoire après de longues chevauchées semble s’immobiliser un moment. Après la poésie, la prose. La vérité du cours des événements semble donnée par son issue. L’historien positiviste peut alors tracer entre le point de départ et le point d’arrivée la ligne droite qui, comme chacun sait, est le plus court chemin. Stratège des batailles dont il connaît l’issue, il fait l’histoire en tentant de la refaire, recense les coups hasardeux, les escapades sans issue, les tragédies sans raison, les détours et les « dérapages ». Il décide du moment où se sont inversés les rapports de force, soldées les possibilités, épuisées les potentialités. Il peut dire avec certitude le moment où les tentatives de forcer le destin devait buter sur lui, se cabrer au lieu de reprendre élan, succomber au lieu de reprendre vie. Sous le regard rétrospectif de l’historien, la chronologie remplace la stratégie : l’ordre des événements épuise l’incertitude de leur agencement. L’histoire que son contemporain tenait pour ouverte, trouve dans l’historien le témoin de sa clôture.
L’acteur historique qui juge du présent au nom d’un avenir possible s’expose à tous les risques. Le spectateur historien qui juge du passé au nom du présent n’en court aucun : même pas celui d’une véritable connaissance. L’histoire devient alors le territoire du scepticisme - ultime réduit de la sagesse. Car Furet est un sage, dont toute la sagesse tient dans cette maxime d’historien désabusé : il est préférable que les hommes entrent dans l’histoire en abandonnant toute espérance. A ce point convergent le rêve, la sagesse et le désespoir de l’historien. Son rêve : immobiliser l’histoire. Sa sagesse : s’immobiliser au milieu de l’histoire ou en fin de partie. Son désespoir : savoir que l’histoire se moque de son rêve et de sa sagesse.
Car telle est la malédiction de l’historien : l’histoire ne s’arrête pas au jugement que l’on porte sur elle. Elle n’en tient même aucun compte. Du chœur tragique qui ne cesse de déplorer que l’histoire soit ainsi une déesse intraitable, émerge alors un récitant qui ne nous propose, tout compte fait, qu’une nouvelle version de la belle âme : la belle âme historienne. Les tragédies de l’histoire - ses désastres sans nom et sans concept, ses catastrophes récurrentes qui en font une catastrophe en permanence - ne comportent alors que des leçons dissuasives : s’abstenir de provoquer la colère qui gronde en permanence dans le vain espoir de l’empêcher d’éclater. A tous ceux qui seraient tentés de conjurer la catastrophe au risque de la précipiter, l’histoire conseille de se taire. Et cette histoire dissuasive, qui ne s’adresse qu’à ceux qui la liront, n’est qu’une nouvelle tentative de réconcilier l’intellectuel avec sa fonction, sa classe, son Etat : conseiller du Prince, éclaireur du peuple, décorateur de la domination.
Histoire comparatiste qui mesure l’histoire et les régimes politiques à l’aune de la démocratie libérale, comme si elle était, au-delà du fascisme et du totalitarisme, le seul terme de comparaison possible. Histoire relativiste qui sous couvert de conjurer le déterminisme monocausal se dissout dans la pure contingence : l’histoire selon Furet vise les tragédies du siècle et manque leur caractère tragique.
Furet repère quelques paradoxes de l’histoire du XXe siècle. Mais l’énoncé des paradoxes qui scandalisent l’intelligence historienne recouvre généralement l’évocation des désastres qui ont sinistré des peuples entiers. Ce nivellement n’abolit pas toute hiérarchie : le discours de Furet sur les paradoxes a son propre centre de gravité, délibérément et unilatéralement fixé, car son propos n’est pas de montrer comment l’émancipation a été prise en otage, neutralisée et combattue, parfois jusqu’à l’anéantissement, mais comment la démocratie libérale fut la cible et la victime principales d’un quasi-complot. C’est pourquoi il privilégie ses propres héros - les opposants libéraux aux deux monstres du temps : les communistes prisonniers de leur allégeance stalinienne et, surtout, les révolutionnaires en rupture non seulement avec le fascisme, mais également avec le stalinisme, n’ont droit qu’à une lointaine commisération.
On pourrait multiplier les exemples, mais l’Espagne est un excellent « observatoire » - pour reprendre un mot que Furet affectionne - pour juger du sens de son essai. Les pages qu’il consacre à la guerre d’Espagne sont parmi les meilleures. Mais, préoccupé de recenser les bonnes et les mauvaises raisons de la non-intervention des gouvernements démocratiques, Furet omet de mentionner le paradoxe central de la tragédie espagnole : en raison même de la politique de non-intervention, sans le soutien de l’URSS, la République eut été immédiatement vaincue, à cause de l’intervention de l’URSS, elle était inévitablement perdante. Le poids désastreux de l’URSS en Espagne a été proportionné à celui des dérobades des gouvernements démocratiques qui ont laissé le champ libre à une politique stalinienne que Furet résume par ailleurs fort bien. Mais Furet se borne à imaginer une politique de non-intervention qui aurait consisté à imposer à l’URSS de ne pas intervenir. Dans un ouvrage entièrement dédié à l’impossibilité d’être communiste sans être stalinien, Furet n’a pas grand-chose à nous dire de l’isolement tragique des révolutionnaires espagnols que les démocraties libérales, par principe, ne pouvaient soutenir, et que Staline, par principe, devait contribuer à anéantir. Le silence de Furet, sur ce point au moins, épouse les succès du stalinisme : non par défaut de probité, mais par choix politique - parce que le mémoire d’un libéral ne peut rendre justice aux combats des révolutionnaires [3].
Furet décrit avec éloquence le paradoxe d’un antifascisme qui dispense de s’interroger sur nature du régime stalinien et interdit de le combattre, du moins frontalement. Mais Furet ne veut connaître que l’isolement de l’anticommunisme libéral, en tenant pour négligeable l’importance, ne serait-ce que morale, de l’antistalinisme révolutionnaire. Et dans le même esprit il ne peut ni ne veut concéder, parmi les ironies tragiques et grimaçantes du siècle, aucune place à celle-ci : les crises du capitalisme et de la démocratie parlementaire ont commencé par légitimer le stalinisme, avant que l’effondrement du stalinisme ne vienne légitimer le capitalisme et la démocratie parlementaire. Furet décrit le premier acte quand il montre comment, après la crise de 29, l’URSS tire son prestige de l’illusion d’une société qui aurait conjuré les crises du capitalisme grâce aux prodiges de la planification et comment ces prodiges permettent au régime stalinien de dissimuler ses crimes. Mais Furet nous propose du dernier acte une version aseptisée : il tient, sans retenue, l’illusion d’une virginité retrouvée du capitalisme, pour un heureux dénouement.
De quelque façon que l’on triture l’histoire, les faits sont là : « l’antifascisme » partagé entre démocrates et staliniens a sans nul doute aveuglé sur la nature de l’URSS et lui a servi de caution ; mais il est indéniable que l’URSS a puissamment contribué à la défaite d’Hitler. De quelque façon que l’on interprète la démocratie libérale, les faits s’entêtent : c’est l’existence d’un mouvement ouvrier stalinisé et d’un Etat totalitaire qui a poussé les Etats démocratiques à adopter enfin le suffrage universel en l’étendant aux femmes, à faire figurer les droits sociaux au nombre des droits de l’homme, à accepter, de gré ou de force, la décolonisation, malgré la « guerre froide », et à cause d’elle. Ces arguments suffisent à ceux qui s’obstinent à voir dans le stalinisme des aspects positifs qui interdiraient de noircir le bilan : cette histoire pieuse et scandaleuse, ballottée entre les « bilans globalement positifs » et « les résultats positifs malgré tout », n’est pas la nôtre. Le XXe siècle est bien un siècle de tragédies parce qu’il est un siècle de paradoxes : un siècle où toute défaite du stalinisme menace de se transformer en défaite du prolétariat ; un siècle où la victoire sur le nazisme dépend de la victoire du stalinisme. Un siècle où le stalinisme parvient à endetter ses adversaires en leur prêtant parfois main forte ; à soutenir les mouvements de libération nationale, alors qu’il tente de déployer son expansionnisme à travers eux, avant de les laisser s’enliser. Les paradoxes tragiques sont alors à leur comble : car les dettes de la démocratie - libérale ou pas - à l’égard du stalinisme rendent encore plus grimaçant ce qu’il a d’inexpiable.
Mais ces paradoxes tragiques ne sont rien comparés à ces tragédies sans paradoxes que furent les camps d’extermination. Laissons de côté les jeux convenus auxquels s’épuisent quelques intellectuels et journalistes qui rivalisent de sensibilité rétrospective : Furet ne participe guère à l’étalage de sensiblerie commémorative et humanitaire qui tient désormais lieu de politique et de penser antitotalitaires. Tenons pour légitimes les limites d’un essai dont l’objet n’est nullement de faire face aux difficultés de penser l’impensable : il reste que Furet aborde les catastrophes du siècle et qu’il est parfaitement admissible de se demander si son histoire interprétative ne contribue pas à les rendre encore plus opaques.
On peut faire crédit à Furet d’une interrogation insistante sur les événements qui ne se laissent réduire à leurs causes ni par leur déroulement ni par leurs effets. Il esquisse depuis longtemps une pensée de la démesure et de la catastrophe. Il refuse de se laisser rassurer à bon compte par l’histoire providentielle, analytique ou dialectique, qui inscrit les tragédies parmi les faux-frais du progrès : ni Condorcet, ni Hegel ; ni Michelet ni Jaurès. Mais pressé d’en découdre avec toute tentative de donner un sens au non-sens, il ne nous laisse, pour penser les catastrophes, que des causalités d’exception.
Le Japon nous en est témoin, pays des tremblements de terre et des explosions nucléaires, les cataclysmes naturels et les catastrophes historiques offrent un répertoire commode d’analogies et de métaphores qui naturalisent l’histoire et fatalisent la contingence. Alors prolifère cette autre façon d’acclimater la catastrophe, sans renoncer à exprimer la terreur qu’elle inspire : la réduire à un accident. Dans cette optique, les accidents se suivent, ils ne se ressemblent pas ; irréductibles les uns aux autres, ils sont comparables sans doute, mais sans lien entre eux : éruptions qui ne sont que des interruptions, inévitables sans doute, mais déductibles de causalités qui leur sont particulières - imprévisibles comme la rencontre aléatoire de séries causales indépendantes. Des catastrophes se succèdent sans être, d’aucun point de vue, la répétition d’une même catastrophe. Pourtant - comparaison pour comparaison - si la catastrophe historique à quelque parenté avec le cataclysme naturel, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligibles sans faire référence au sol qui les fait naître, non pas à la façon de causes engendrant nécessairement leurs effets, mais à celles des conditions préparant sourdement leurs conséquences.
À sa façon, Furet tente bien de repérer des liaisons et d’offrir des comparaisons, mais il en borde si bien le cadre que l’incendie - accidentel - ne se propage qu’entre deux foyers : fascismes et stalinisme. Il suffit alors de recourir au courage d’un pompier libéral pour en éteindre les derniers brasiers. A sa façon, Furet n’ignore pas que les désastres historiques naissent d’un sol déterminé, mais il en lime si bien les aspérités, que la catastrophe n’est plus qu’un nid-de-poule au détour d’une voie qu’il suffirait de mieux goudronner : la démocratie libérale génératrice de la passion révolutionnaire. « Le ventre est encore fécond », mais, alors qu’il ne cesse d’enfanter, Furet se console avec quelques intersaisons, et s’ingénie à croire que « la bête immonde » est logée dans un ventre angélique.
L’histoire que nous conte Furet est une longue déploration : les acteurs de l’histoire sont décidément moins lucides que ses juges. Mesurée au diagnostic de l’histoire révolue, toute histoire se faisant paraît morbide. A moins que ne soit morbide, le rêve de l’historien d’abolir l’histoire aventurière dans une histoire rentière.
La leçon de l’histoire selon Furet est un long soupir de soulagement : aucun avenir ne nous menace. Entre la contre-révolution tournée vers un impossible passé et la révolution tournée vers un inaccessible avenir ne reste qu’un indépassable présent : « nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons ».
Sans doute cela ne va-t-il pas sans quelque amertume...Mais l’attachement au présent soulage les consciences convalescentes, hantées par les cauchemars et inquiètes de leur retour. Le libéral, vacciné par le passé contre tout avenir, se cramponne à ce qu’il tient sous la main : le répertoire familier et la panoplie entière de la démocratie libérale. Les catastrophes d’hier n’étant en rien imputable à la bourgeoisie, elle est par avance disculpée de celles de demain. Goûtons avec Furet, mais brièvement, ce moment d’extase. Car l’huître libérale, attachée au présent comme à son rocher, craint parfois que la marée ne l’emporte : le présent qui a si bien digéré les catastrophes dont il est issu est à la merci de nouveaux accidents. Redoutons, mais différemment de Furet, ce futur qui est déjà parmi nous. Car pour guérir des blessures de l’histoire et combattre ses monstres, mais sans lui confier aucune espérance d’émancipation, Furet ne nous offre qu’une potion inventée par ses soins - une potion rare, presque inédite, quoique libérale : le pessimisme béat.
Henri Maler
Source : « Du passé faisons table rase ? L’autopsie du communisme selon François Furet », Revue M, (mensuel, marxisme, mouvement), n°80-81, janvier-février 1996, pp. 7-15.
Pour une analyse complète, lire : Denis Berger et Henri Maler, Une certaine idée du communisme. Répliques à François Furet, Éd. du Félin, 1996. L’ouvrage est malheureusement épuisé.