Émancipation - IV. Démocratie et appropriation sociale (2)
Cette contribution a été publiée dans un cahier intitulé Émancipation et sous-titré Petits essais de marxologie tatillonne en marge de quelques bouquins récemment parus [1]. Voir enfin d’article les circonstances et le sommaire de de sa publication.
À propos du livre d’Yves Salesse, Réformes et Révolution : Propositions pour une gauche de gauche [2]
J’aborde ici ton livre (dont les numéros de page sont mentionnés entre parenthèses) sans rien changer aux « déclarations d’intention », auxquelles j’ai tenté de me conformer dans mes tentatives de discussion des livres de Jacques Texier et d’ Antoine Artous : avancer patiemment et prudemment des arguments (parfois ressassés), prendre le temps de clarifier (ne serait-ce que pour moi-même ) les termes de la discussion, ne pas préjuger des divergences avant qu’elles soient, quand elles existent, effectivement vérifiées. C’est pourquoi je te propose, pour commencer, de dissiper quelques malentendus auxquels tu prends le risque de t’exposer.
I. Au risque des malentendus ?
1. Un nouveau projet ?
a) Un projet post-communiste ?
Tu te donnes pour objectif de « redonner corps à la perspective de la transformation sociale et rapprocher ceux qui n’ont pas renoncé » (p. 8). C’est sans doute parce que tu vises ce rapprochement, sans poser de préalables théoriques et politiques, que tu présentes des analyses et des propositions qui ne font référence ni à la société visée par la transformation sociale (et que nous avions pris l’habitude de qualifier de « communiste ») ni à l’héritage théorique de Marx et des interprétations diversement marxistes de l’histoire postérieure à la fin de la Première Internationale (pour prendre un repère historique assez simple). Je vois dans ce silence, non pas le symptôme d’un reniement, mais l’effet d’une option politique somme toute légitime : ne pas préjuger, à l’aube d’un nouveau débat qui intéresse des acteurs sociaux qui n’ont pas forcément « baigné dans ce jus-là », des références et des titres de légitimité qui seraient les plus féconds. Mais ce souci d’efficacité démocratique de la discussion ne doit pas éluder les problèmes. C’est ce que j’essaierai de vérifier.
b) Un projet post-stratégique ?
Tu revendiques une démarche programmatique où, comme nous le savons grâce à des échanges personnels et comme tu le relèves publiquement, nos points de vue convergent : en finir avec la sous-estimation chronique des questions théoriques et politiques des formes sociales, politiques et juridiques - pensables et possibles - de l’émancipation. En un mot : pas de stratégie sans projet.
Mais, en mettant l’accent sur le projet (et les propositions qu’il appelle), tu relativises la question de l’agencement des forces et des moyens qui permettraient de l’accomplir. Tu en conviendrais sans doute : pas de projet sans stratégie.
Je vois encore dans ta discrétion sur ce point l’effet d’une option politique compréhensible : subordonner la question des moyens à celle des fins et donc de ne pas poser comme préalable au débat sa formulation traditionnelle : « réforme ou révolution ». C’est ce que tu soulignes toi-même quand, après avoir souligné que les voies d’une rupture avec le capitalisme peuvent prendre des formes diverses, tu ajoutes : « dans tous les cas demeure la question de la crise révolutionnaire et de l’affrontement. (….) Ces questions ne peuvent pas être évacuées. Elles ne sont pas toutefois immédiatement à l’ordre du jour. C’est pourquoi il serait erroné de faire de la question du schéma stratégique de la transformation sociale un discriminant du regroupement de tous ceux qui n’ont pas renoncé » (p. 194, 196). Mais, une fois encore, ce souci démocratique ne doit pas éluder les problèmes. C’est aussi ce que j’essaierai de vérifier.
2. Une nouvelle démarche ?
La présentation que tu adoptes ne répond pas seulement à des préoccupations politiques immédiates, liées notamment aux conditions requises pour engager une regroupement des forces disponibles à une véritable alternative : ton livre est fondé sur un bilan des échecs ou tragédies du siècle passé qui t’incite à repenser la démarche nécessaire à la construction de cette alternative.
a) Bilan
Si ton bilan de la social-démocratie-européenne (p. 8 et 11-14) ne me pose pas de problèmes particuliers, celui que tu tires des partis communistes me semble excessivement bienveillant, surtout si on le confronte à celui que tu proposes – sans aménité – de l’extrême-gauche. Je veux bien, avec quelques autres (dont toi-même sans doute…) me présenter, sur la future Place de la Révolution, la corde au cou, pour que nous soyons punis de nos aberrations et de nos aveuglements, … si l’histoire (même la petite…), pourtant avare de sentences définitives, ne nous avaient pas déjà jugés. Mais que ce soit au moins pour des aberrations et des aveuglements effectifs : ils ne manquent pas.
D’abord, je ne crois pas que ce soit parce que nous avons gardé les yeux rivés sur la Révolution (la contestation « revendicationiste » et les conditions de la prises du pouvoir) au lieu de penser en termes de projet, que nous sommes restés en panne. C’est aussi parce que, quel qu’ait été l’état dans lequel nous avons laissé le projet, la stratégie elle-même était minée par ses (Allez ! Ne poussons pas trop loin le repentir !)…insuffisances [3].
Ensuite, quelles que soient les carences indéniables de tous les projets, esquissés ou pratiqués au nom de la transformation sociale, ce n’est seulement (ni même peut-être principalement) sur le contenu des propositions de transformation que l’on ne peut plus se satisfaire de généralités, mais sur sur les formes de mise en œuvre de ce contenu, qui seules permettent d’en vérifier la validité et la portée émancipatrice. C’est sur point, solidaire d’un refus d’envisager les formes de l’avenir sous couvert de refuser de les prescrire (un refus qui trouve ses racines du côté de Marx), que les carences ont été les plus tragiques et deviennent les plus perceptibles. Ton bouquin – là est l’essentiel à mes yeux – contribue à les surmonter.
Mes réserves tiennent dès lors en une formule : pour recentrer la démarche, il n’est pas souhaitable de l’inverser.
b) Perspectives
Il faut au contraire, encore et toujours, mais mieux que jamais, penser ensemble la stratégie et le projet. Le projet lui-même (une « utopie projective », puisque tu m’honores d’une citation…) est une pièce maîtresse. Mais je me méfie de la tentation qui consiste à « commencer par les fins » (pour reprendre hors de son contexte l’expression de Lucien Sève) pour cultiver un silence abyssal (ou une prudence gouvernementale …) sur les moyens.
Considérons que tu réouvres le chantier. Et commençons par les réformes nécessaires : « Des réformes possibles, ici et maintenant », répètes-tu avec insistance (p. 19). Je laisse de côté, dans l’immédiat, les contenus et les formes des réformes proposées. C’est du possible dont il est question, et c’est le « ici et maintenant » qui fait problème. « Les réformes nécessaires, objectivement possibles, - écris-tu - ne le sont pas toujours dans le système actuel » (p. 19). C’est plutôt l’inverse qui est vrai : la plupart sont incompatibles avec ledit système. S’il s’agit des « mesures à portée de main », c’est uniquement parce qu’elles sont objectivement possibles, mais tout aussi bien rendues impossibles tant elles « heurtent des aspects essentiels du système » (p. 20).
Sans doute ne faut-il pas préjuger, pour les proposer, de la profondeur des ruptures qu’elles supposent ou qu’elles engagent. La lutte pour certaines d’entre elles peut déboucher sur des réformes partielles qui sont loin d’être méprisables [4]. Mais, à moins de nous déguiser en niais, nous devons admettre que ce programme de lutte pour des réformes est un programme révolutionnaire : un programme pour une période de transition – un « programme de transition ». Et cette période de transition est conjointement une période de lutte pour la socialisation démocratique de la production et des échanges et pour la socialisation démocratique des processus d’élaboration et d’exécution des choix politiques, particulièrement en matière d’appropriation sociale.
Le découpage de ton livre , si je laisse de côté le chapitre 1, distribue dans trois chapitres distincts (2, 3, 4 ) des questions, évidemment indissociables, qui reçoivent une réponse qui tient deux formules : Pas de démocratie sans appropriation sociale ; Pas d’appropriation sociale sans démocratie.
II. Pas de démocratie sans appropriation sociale
Je m’en tiendrai - sous ce sous-titre, comme sous le suivant – à des remarques générales qui invitent à préciser la démarche.
1. Le versant social de la démocratie
Pas de démocratie sans appropriation sociale, donc… -
À cela deux raisons intimement liées que tu exposes successivement : la démocratie est mutilée tant que l’appareil économique est soustrait à l’emprise de la société (« La propriété privée du capital contre la souveraineté populaire », p. 30-31) ; la démocratie est mutilée tant que l’égalité des citoyens est minée par l’inégalité sociale (« L’égalité des citoyens est illusoire » p. 31-33).
De là cette conclusion : l’inégalité sociale et politique est « consubstantielle » au système : « Elle ne différencie pas des individus, mais sépare des groupes. C’est l’inégalité des classes sociales. On ne peut donner son plein effet à la démocratie sans rompre cette inégalité sociale devant l’exercice de la citoyenneté. L’appropriation sociale d’une partie de l’appareil économique n’a pas seulement une fonction économique. Ni seulement une fonction démocratique en ce qu’elle restitue des capacités de choix fondamentaux à la société entière. Elle a aussi une fonction démocratique en combattant le poids politique et social des détenteurs du capital disproportionné avec leur poids numérique » (p. 33). Mais, tout aussi « consubstantiels » au règne sans partage du capital – tu en conviendras aisément – sont les deux phénomènes que tu relèves, parce qu’ils expliquent « la faible emprise du citoyen sur la vie politique » (p. 34-36) : « l’isolement de l’individu et le problème de la représentation » : impuissance sociale et impuissance politique conjuguent leurs effets.
Autrement dit, une fois encore, c’est la socialisation démocratique - sur les deux versants de la transformation sociale et de la transformation politique - qui est en question.
… Mais quelle appropriation sociale ?
Sur la place tendanciellement dominante de l’appropriation publique, sur le rôle tendanciellement dominant de la planification, sur le dépérissement des formes marchandes, s’agissant de moyens de production et des forces de travail, tes propositions contrastent suffisamment avec les illusions les plus répandues (sur l’économie de marché qui ne serait pas solidaire d’une société de marché, sur une économie mixte qui ne serait pas une économie capitaliste, sur une socialisation de la production par la généralisation d’un actionnariat salarié), pour que je n’insiste pas outre mesure.
Quelques mots cependant, sans entrer ici dans les détails :
2. Les conditions de l’appropriation sociale
L’objectif majeur de toute transformation sociale est de permettre aux producteurs de ressaisir, autant que faire se peut et à tous les niveaux, la détermination des finalités de la production, de l’organisation du travail et de la répartition de son produit.
Dans cette perspective, se pose la question de l’autogestion (pour reprend un terme qui, comme tout le reste du vocabulaire dont nous héritons, est pollué, mais quasi-inévitable).
2.1. Pas d’appropriation sociale sans autogestion démocratique [5]
Pour y voir plus clair (ou moins sombre…), il faut distinguer la coopérative comme forme de propriété (distribuée entre producteurs d’une entreprise) et la coopérative comme forme de coopération : la propriété coopérative et la gestion (ou l’autogestion) coopérative.
La propriété coopérative est, qu’on le veuille ou non, une forme de la propriété privée, dans la mesure où il s’agit d’une propriété exclusive, même si elle repose sur une gestion ou mieux une autogestion coopérative par les producteurs-propriétaires eux-mêmes. Cette forme de propriété n’est peut-être pas incompatible avec l’appropriation sociale, mais elle ne peut pas être confondue avec elle (p. 73-74, 82-83).
En revanche, l’autogestion coopérative, non seulement peut être compatible avec des entreprises en copropriété, mais elle doit être tendanciellement dominante dans les entreprises publiques. Comprise ainsi (comme Marx la comprenait), la coopérative est la forme autogérée de l’appropriation publique [6]. En d’autres termes : le passage de la dépossession impliquée dans le procès de travail capitaliste à la réappropriation collective de ce procès - la restitution au travailleur collectif des conditions de sa coopération - suppose « la propriété commune des moyens de production » [7]. Mais cette propriété commune ne peut pas être exclusivement publique, elle suppose une appropriation coopérative.
Pas d’appropriation sociale sans comités d’entreprise décidant souverainement des modalités de leur coopération productive et de la direction de leur procès de coopération. C’est le moment démocratique essentiel de l’appropriation sociale : celui qui met un terme au despotisme d’entreprise.
C’est celui où la démocratie directe et la fusion entre les fonctions délibératives et les fonctions exécutives (ces dernières étant coordonnées par des responsables élus et révocables) peuvent prendre corps. Mais - avec le soutien de Marx sur ce point aussi - on peut penser et rêver plus loin : c’est la libre fédération des délégués élus et révocables de ces comités d’entreprise qui, au sein d’une même branche, devrait disposer d’un pouvoir de contrôle et de décision.
Sur tout cela, tu avances un certain nombre de propositions qui vont dans le même sens (p. 83-90), mais tu ne sembles pas leur accorder la place décisive qui leur revient dans la mise en œuvre effective d’une appropriation sociale qui puisse subvertir les rapports de pouvoir imbriqués dans les rapports d’exploitation et prévenir les mécanismes de dépossession hiérarchique et bureaucratiques qui menacent de transformer toute propriété publique en possession exclusive et, en ce sens au moins, privative et donc privée.
En revanche, préoccupé par les risques de repli corporatif des « salariés », tu proposes d’attribuer aux utilisateurs un rôle décisif dans une gestion conçue comme tripartite. Non seulement une telle formule - « le trépied dirigeant des entreprises publiques » - entérine une fracture entre dirigeants et dirigés, mais le rôle attribué aux utilisateurs mériterait d’être précisé. Par principe, tous les citoyens sont potentiellement des usagers, réguliers ou occasionnels, des services publics et de tous les services publics. Mais aucun citoyen n’est usager exclusif d’un seul d’entre eux et aucun groupe de citoyens ne peut prétendre représenter la totalité des usagers. Quant à imaginer que chaque citoyen serait amené à prendre part à tous les débats, c’est rêver d’un temps et d’une disponibilité quasi-infinie. Personne ne contestera que des associations particulières, volontairement constituées par des citoyens qui privilégient leur intervention dans tel ou tel domaine des services publics, puissent jouer un rôle utile. Mais, sans parler du morcellement de l’intervention citoyenne qui résulterait d’une telle forme de représentation, il me semble nécessaire de maintenir qu’ aucune association ne peut prétendre représenter l’intérêt général. Les associations de consommateurs et d’usagers peuvent disposer d’un pouvoir de contrôle et d’expertise : on voit mal quel pouvoir de décision pourrait leur être conféré, alors que les choix fondamentaux devraient relever des formes de représentations publiques. Ainsi :
2.2. Pas d’appropriation sociale sans planification démocratique
À contre-courant des autocritiques, tardivement vertueuses, qui attribuent à la planification la naissance de la bureaucratie d’entreprise et d’État stalinienne - qu’on la saisisse comme classe ou comme caste - , il est salubre d’affirmer, comme tu le fais en d’autres termes, que c’est l’existence de la bureaucratie qui a perverti la planification. Alors que celle-ci est indispensable [8].
Mais la même question revient toujours : à qui, à quelle instance démocratique revient cette planification ?
Non seulement tu exclus l’abandon de la planification au bénéfice de la « coordination directe entre producteurs », mais à la différence de Marx (le reproche de révisionnisme pointe son nez…), tu minores le rôle qui pourrait revenir à une libre fédération par branche et par niveau (jusqu’au niveau pertinent) des entreprises coopératives ou autogérées (au sens que j’ai retenu plus haut). À te lire (p. 90-95), seul le pouvoir public démocratique (parlementaire, comme on le verra plus loin) serait habilité à élaborer le plan.
Le problème n’est pas mince et, depuis Marx (c’est mon révisionnisme qui pointe le nez…), il n’a été résolu, ni en théorie ni en pratique. Le dépassement de l’opposition entre la figure sociale des producteurs et la figure politique des citoyens n’implique pas - au moins dans la première phase du communisme, ce qui nous laisse un peu de temps pour réfléchir… - que les producteurs soient associés sous une seule forme. C’est peut-être une raison suffisante de distinguer deux « chambres » : une Assemblée législative (élue au suffrage universel) et un Conseil de la production et des échanges (issu de la fédération des comités d’entreprise) [9]. Je ne prendrai pas le risque d’en dire plus, même si le ridicule des utopies abstraites n’a jamais tué…
En tout cas :
III. Pas d’appropriation sociale sans démocratie
Mais quelle démocratie ?
1. Démocratiser l’État et/ou engager son dépérissement ?
Même si on laisse de côté, la question massive des conditions stratégiques et tactiques de la « conquête du pouvoir » ou de la conquête de la domination politique par la majorité des dominés (pour mettre en vacances provisoires la notion de « dictature du prolétariat », pour cause de perplexité, peut-être provisoire elle aussi, sur « la dictature » et sur le « prolétariat »), il reste à opposer ceci à quelques rêveurs « pluriels » : il n’y a pas de pouvoir à prendre (ou à partager) , s’il n’y a pas d’avenir à conquérir.
Quel avenir ? C’est ce que tu exposes, s’agissant de la transformation sociale, en deux moments distincts (pp. 21-28 et pp. 57-97) dont le rapport manque, me semble-t-il, de clarté. C’est ce qu’il convient de préciser plus que tu ne le fais, sans qu’il soit aisé de faire la part entre ton souci de rassembler et ton désir de réviser ce qui doit l’être.
Quel avenir, donc ? Le pouvoir à prendre doit permettre d’ouvrir une phase de transformations sociales et politiques - une phase de transition - débouchant, si possible, sur une réappropriation pas les hommes des forces sociales qui se sont séparées d’eux sous la formes d’une « économie » échappant à leur contrôle et d’une « politique » qui les domine. Par cette formulation, délibérément affaiblie, j’entends le communisme dans sa première phase, tel que Marx tentait de le définir. Si le mot fait peur ou tant que l’on doit encore laisser la peur du rouge à quelques bêtes à cornes post-modernes, appelons cette phase de transition, la période nécessaire à l’instauration d’une « République sociale ».
Reste la question : quel pouvoir ? Question qui immédiatement se dédouble : quelle forme de domination politique pendant une période de transition (de transformation révolutionnaire de la société) ? Quelle forme de pouvoir public au terme de cette transition ? À cette double question, ta réponse, à laquelle je souscris bien que tu ne la poses pas exactement en ces termes, est simple : une pouvoir démocratique de bout en bout.
Mais cela n’efface pas la nécessité de distinguer (en attendant la dialectique …), les deux aspects du problème posé : Quelle démocratie à l’horizon d’une société transformée ? Quelle démocratie au cœur du processus de transformation ?
1.1. À l’horizon : Une démocratie sans domination
a) Question cruciale n° 1
« Le dépérissement de l’État des marxistes reste très abstrait » (p. 131). Sans doute. Au moins doit-on, à condition de la préciser, en maintenir la perspective. Que signifie-t-elle au fond ? Le dépérissement des institutions et des fonctions de l’État attachées au maintien d’un ordre social fondé sur la division de la société en classes : le dépérissement des institutions et des fonctions de l’État comme verrou des rapports de pouvoir et des rapport de domination. Mais en même temps le maintien d’un « pouvoir public » démocratiquement constitué et contrôlé. C’est encore « abstrait », évidemment. Mais cette perspective est déterminante dès lors que l’on veut penser les formes et les fonctions de ce « pouvoir public », c’est à dire une démocratie sans domination.
Les formes démocratiques d’une société transformée - les formes démocratiques du communisme dans sa première phase - constitue la visée du processus. La fin ici justifie les moyens, car seuls sont justifiés (comme le disait le camarade Léon, qui n’a pas toujours su en tirer à temps les conséquences…) les moyens qui ne s’opposent pas à la fin.
La visée est celle d’une démocratie de citoyens-producteurs, librement associés pour tenter de maitriser en commun (collectivement) leur propre vie sociale. Dans une telle société, les êtres humains sont égaux en tant que citoyens et égaux en tant que producteurs : égaux en tant que citoyens parce qu’ils sont égaux en tant que producteurs : l’égalité citoyenne, n’est pas cette communauté, réelle, mais imaginaire dans la mesure où elle s’oppose à une inégalité sociale, dont elle est l’abstraction. En revanche :
- La séparation entre les producteurs et les citoyens ne prend plus la forme d’une opposition entre une communauté imaginaire, mais réelle et l’absence réelle de communauté effective. En revanche, la distinction entre les hommes en qualités de producteurs et les hommes en qualité de citoyens demeure, ne serait-ce que parce que le domaine d’intervention du citoyen est plus étendu que le domaine d’intervention du producteur ;
- La séparation entre la société civile et l’État ne prend plus la forme d’une opposition entre l’État et la société civile. En revanche, la distinction entre la sphère de l’activité productive et la sphère du pouvoir public demeure ;
- La séparation entre les producteurs ne prend plus la forme d’une division de la société en classes et en partis qui expriment, plus ou moins directement cette division. En revanche, la division des producteurs-citoyens entre eux demeure : le pluralisme et la conflictualité démocratique, rendus plus fluides et moins dessaisis demeurent.
Quelques conséquences générales découlent de ce qui précède :
b) Des réponses générales
La réappropriation des fonctions de l’État nécessaires à l’exercice d’un pouvoir public suppose :
- La mise en forme d’une représentation non plus abstraite, mais concrète (puisqu’elle repose sur l’abolition des inégalité de classes ) des producteurs-citoyens : dans ces conditions, l’élection des représentants au suffrage universel et proportionnel direct sans restriction ne consacre plus la sélection des dominants et la dépossession des dominés ;
- La mise en forme d’une double autodétermination du peuple, où toutes et tous interviennent en tant que producteurs et en tant que citoyens ;
- La mise en forme, dans la production et dans la cité, de l’exercice le plus direct possible des fonctions délibérative et exécutives par l’application du fédéralisme fondé sur deux principes : la libre fédération des organes du pouvoir des producteurs et du pouvoir des citoyens, la libre détermination du principe de subsidiarité ;
- La mise en forme de la stricte subordination des fonctions exécutives aux fonctions délibératives, par la mise en œuvre du double principe d’éligibilité et de révocabilité des dirigeants ;
- La mise en forme du pluralisme et la conflictualité démocratiques.
C’est encore vague, évidemment, mais cela suffit à définir à grands traits la démocratie des citoyens-producteurs : la démocratie communiste. Et les formes démocratiques d’une société transformée, pour autant que l’on puisse les esquisser devraient permettre de préciser les contours des formes démocratiques nécessaires à la transformation sociale.
1.2. En transition : Une domination sans démocratie ?
Les formes démocratiques de transition - les formes démocratiques de la transformation sociale - sont ou doivent être des formes de domination (politique) et d’émancipation (sociale). Toutes les contradictions d’une période de transition se concentrent dans l’opposition entre ces deux termes. Comment une forme de domination peut-elle-être une forme d’émancipation ? Comment une forme de domination peut-elle œuvrer à son dépassement ?
a) Question cruciale n° 2
Si l’objectif est bien d’ajuster des formes de démocratie nécessaires à l’émancipation (et donc à l’appropriation) sociale, force est de poser la question décisive : s’agit-il de parachever la révolution démocratique par de simples réformes ou de « transformer l’État » (la formule est de Marx…) par une révolution démocratique ? Pour ne pas laisser à cette question la forme d’une alternative si tranchée qu’elle est vraisemblablement sans issue, on peut essayer d’en préciser un peu les termes : s’agit-il de compléter la démocratie représentative par un supplément de démocratie participative (certaines de tes formulations vont dans ce sens…) ou de transformer radicalement les formes existantes de la démocratie ?
Sans doute, la démocratie n’est-elle pas bourgeoise par essence ou destination (de même que la bourgeoise n’est pas démocratique par essence et destination) : sous sa forme moderne la démocratie est, dans certaines de ses formes et de ses procédures, porteuse d’un excédent utopique dont nous devons hériter. Mais :
- D’abord, même sans dire un mot sur la discordance des espaces politiques et sur ses conséquences (et donc sur les problèmes nouveaux qu’elle soulève), l’épuisement du modèle parlementaire/national est tel qu’il est lourd de catastrophes si rien n’assure sa relève utopique. Mais la relance démocratique suppose une révolution démocratique ;
- Ensuite, et plus visiblement encore, si certaines mesures positives peuvent encore être prises dans le cadre des États parlementaires/nationaux, aucune transformation sociale significative (fondée sur l’appropriation sociale) n’est possible dans le cadre les institutions des gouvernements représentatifs des principaux États démocratiques. C’est pourquoi je suis assez surpris que tu ne tires pas immédiatement les conséquence de ta brève analyse de ces institutions et particulièrement des institutions de la Ve République (p. 35-36) : une « République sociale » appelle une « République démocratique » qui suppose la fin de la Ve République et l’irruption d’un pouvoir constituant : autant dire une révolution.
Par le terme de révolution, je ne vise pas ici les modalités de la « conquête du pouvoir », mais l’ensemble des transformations nécessaires à l’émancipation sociale. Je ne vise pas seulement l’œuvre institutionnelle d’un pouvoir constituant (une nouvelle Constitution), mais la subversion pratique de l’ensemble des rapports de pouvoir qui reconduisent les rapports de domination. Pour provoquer un peu, je dirais - quitte à inventer une impossible orthodoxie foucaldienne - qu’il faut inventer un nouvel art de gouverner qui soit aussi un art de ne pas être gouverné.
Malheureusement, cette question centrale m’écarte de ton livre et donc de mon propos.
En tout cas : pas d’appropriation sociale sans révolution démocratique ; mais pas d’émancipation sociale sans domination politique : tel est le Rhône (on peut même choisir plus large …) qu’il faut franchir.
b) Des réponses de principe ?
Pour définir les contour d’une démocratie placée « au centre du projet », tu commences par énoncer des « réponses de principes » (p.36) qui méritent qu’on s’y arrête. Elles portent essentiellement sur trois problèmes et proposent trois « rectifications ».
- Majorité ?
Quelle démocratie au cœur du projet ? À cette question tu commences par répondre : une démocratie reposant sur la souveraineté populaire (ce qui est sa définition même). Et tu apportes deux précisions : une démocratie non plus strictement représentative, mais participative (p. 36-37) ; une démocratie non pas restrictive, mais majoritaire et donc réversible (p. 37-38).
Je m’arrête, comme tu le fais toi-même, sur le second point. La rupture franche que tu proposes ici avec certaines théorisations du « bolchévisme », toujours promptes à transformer l’exception en règle universelle me convient parfaitement. À une réserve près qui peut s’avérer décisive : tout dépend de la profondeur à la transformation démocratique et sociale soumise au test majoritaire. On peut présenter cela sous la forme simplifiée de trois hypothèses. Ou bien il est question d’une alternance majoritaire dans le cadre des institutions existantes : auquel cas, ce « retour » sanctionne l’absence de toute révolution démocratique. Ou bien, une alternance majoritaire s’effectue dans le cadre de nouvelles institutions : auquel cas, tout n’est pas réversible. Ou bien enfin une alternance majoritaire s’effectue par le retour aux anciennes institutions : il s’agit alors d’une contre-révolution.
- Parlement ?
Seconde rupture que tu préconises : la rupture avec ce qu’on pourrait appeler, pour faire court, l’illusion conseilliste. En réalité, ton argumentation suit plusieurs fils qu’il me semble nécessaire de démêler.
Nul ne peut prévoir exactement quelles sont les formes d’organisation que prendront les formes de la démocratie éruptive qui périodiquement viennent troubler ou subvertir la démocratie représentative. Ou combattre frontalement les régimes autoritaires de toutes natures. Mais il est indubitable, comme tu le soulignes, que de telles formes réapparaîtront et qu’elles joueront à un rôle décisif (p. 38-39). Que peut-on entrevoir à leur propos ?
D’abord, il est nécessaire de soutenir une distinction de principe entre les formes coopératives et les formes territoriales de la démocratie éruptive : entre les formes sous lesquels les producteurs s’emparent du contrôle de la production et les formes sous lesquels les dominés exercent leur pouvoir constituant. Autrement dit, entre des comités d’usine et des conseils ou communes (quels que soient les noms que pourraient emprunter des telles formes d’auto-organisation). Les théorisations et les expériences que tu mentionnes (notamment p. 44 et 47) maintiennent la fusion/confusion. Le problème que tu soulèves (en termes d’institutionnalisation ou non) doit donc distinguer « l’institutionnalisation » nécessaire des formes coopératives et « l’institutionnalisation » éventuelle des conseils et communes territoriaux.
Ensuite, on ne saurait fixer a priori à ces derniers le rôle d’un contre-pouvoir qui, sous couvert de compléter les limites du pouvoir établi ou de contrebalancer ses abus, consacrerait comme légitime n’importe quel pouvoir existant et cela quel qu’en soit le type. Toutes les équivoques de la notion de démocratie participative se concentrent sur ce point : participation qui laisse intactes les formes parlementaires de la domination politique ou non ?
Enfin, et par conséquent, l’avenir des formes d’auto-organisation ne dépend pas ou pas seulement de la pérennité de la mobilisation qui les porte et/ou de leur capacité à résoudre les contradictions qu’elles doivent affronter (p. 39-40 et 41-42), mais de l’ampleur et de la profondeur du pouvoir constituant qu’elles sont en mesure d’exercer. Il faut, me semble-t-il, marquer nettement la différence entre le simple retour à une forme parlementaire issue du suffrage universel (p.42) et l’instauration d’une « forme parlementaire transformée » (p. 46) qui ne serait plus, à strictement parler une forme strictement parlementaire, solidaire du gouvernement représentatif : sélectif, centralisé, bureaucratique.
- Séparation ?
À l’évidence il faut revenir sur l’idée d’une fusion entre le législatif et l’ exécutif qui court dans quelques textes canoniques et au nom de laquelle on a produit quelques monstruosités politiques. Mais on ne peut pas se contenter de reprendre le discours libéral-constitutionnel sur la séparation des pouvoirs. Paradoxalement, tu viens loger dans le vocabulaire hérité une conception très différente qui élargit et radicalise le problème, en liant deux questions formellement différentes : la question de la nature des pouvoirs étatiques–institutionnels et de leur séparation ; la question des pouvoirs sociaux (liés ou non à ces pouvoirs étatiques) et de leur autonomie. Autant dire que tu opposes à la conception libérale, une conception communiste (je ne me lasse pas de l’adjectif …) de la répartition des pouvoirs.
La question de la séparation des pouvoirs étatiques–institutionnels, tant qu’on la traite isolément, ne pose pas de problèmes particuliers. La séparation entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif devrait n’être qu’ une séparation fonctionnelle reposant sur une subordination effective du second au premier (dont il reste nécessaire de préciser la nature). Il en va de même de la séparation entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire [10]. On peut étendre, comme tu le fais, cette option à d’autres institutions : les partis et les syndicats, ainsi que l’administration (à condition de préciser d’emblée que sa transformation suppose la distinction institutionnelle-fonctionnelle de plusieurs types d’ administrations).
La question des pouvoirs sociaux, indissociables des précédents (mais plus larges qu’eux) est d’une autre nature. Elle concerne l’autonomie des différentes sphères de l’activité sociale et les rapports de pouvoir qui s’exercent en leur sein. Dans une perspective de transformation radicale et de combat contre la bureaucratie, elle est décisive.
D’abord, la confusion des sphères de l’activité sociale et la monopolisation de fonctions transversales par des « responsables » et des « élites » multicartes, qu’ils exercent ou non des fonctions directement liées à l’État constitue un péril majeur et grandissant (sur lequel la sociologie de Bourdieu attire très justement l’attention). «
Ensuite, les rapports de domination qui marquent tous les rapports de pouvoir et qui les stabilisent ne peuvent être abolis sans une transformation radicale qui rende les rapports de pouvoirs mobiles et provisoires, à défaut de parvenir à les supprimer totalement.
Ces précisions conduisent (presque …) logiquement à la question suivante :
2. Changer l’appareil d’État et/ou démanteler la bureaucratie ?
La transformation radicale des institutions de l’État contemporain (ce que nous appelions jadis l’État fort »), non seulement suppose une révolution démocratique qui ne se résume pas à une simple relance démocratique, mais surtout elle concerne au premier chef l’appareil d’État, et plus particulièrement - je m ‘en tiendrai surtout à cet aspect - l’administration.
Contre l’image (ou l’illusion) d’un « pouvoir public » sans administration, il est salubre de souligner que nul pouvoir public ne peut se passer d’administration. Pas de transformation sociale sans administration. Mais pas de transformation sociale avec cette administration. La question devient alors : comment substituer une administration démocratique à l’administration bureaucratique ?
Tu proposes de nombreuses mesures qui vont dans ce sens, mais au prix de plusieurs ambiguïtés qui reviennent à ceci : en présentant tes propositions comme de paisibles réformes, tu prends le risque d’en émousser le tranchant et surtout, d’entretenir l’illusion qu’il s’agit seulement d’adapter l’appareil d’État - et en particulier l’administration - à de nouvelles fonctions.
2.1. Démanteler l’administration bureaucratique
a) Nécessité
Je ne reviens pas sur les analyses canoniques (Marx quand tu nous tiens…) de la bureaucratie : son existence est enracinée dans la séparation/opposition entre une société antagonique et l’État qui la plombe et la surplombe, mais aussi - comme tu le signales - dans la division sociale du travail (entre dirigeants et exécutants) et dans les processus de renforcement contemporains de l’appareil d’État et de la « technostructure ».
Je ne reprends pas ton analyse de « l’appareil d’État aujourd’hui » (p. 132-152) et des fonctions de l’État, ainsi que de la composition et du fonctionnement de l’appareil d’État. On pourrait la préciser et l’enrichir : cela ne changerait pas la ligne générale de ton argumentation qui me semble exacte. En revanche, il me semble que tu minores les risques et les dangers quand tu parles, par exemple, de « l’inadéquation au moins partielle de l’appareil d’État aux tâches de la transformation sociale » (p. 152).
Je crois qu’il est nécessaire de poser le problème, comme tu le fais pour l’essentiel, dans toute son acuité, s’agissant de l’administration : Comment faire en sorte que les tâches administratives ne soient pas dévolues à une bureaucratie qui s’approprie l’exercice absolu du pouvoir ?
L’État de classe oppose une double barrage à la refonte des fonctions administratives : un barrage institutionnel et un barrage social. L’obstacle institutionnel réside dans la mutilation de la démocratie et particulièrement dans l’absorption de la souveraineté constituante par les fonctions exécutives de maintien de l’ordre (la politique est dévorée par la police au sens de Foucault et Rancière). L’obstacle social réside dans l’inégalité des capacités et des chances d’exercer des fonctions administratives, en raison des effets de la division de la société en classes et en particulier de la division sociale du travail.
Comment franchir ces obstacles ?
b) Modalités
Deux séries de mesures indissociables - nombre d’entre elles figurent dans ton livre, mais la discussion doit permettre de vérifier que nous leur donnons le même sens - sont indispensables.
(1) La résorption démocratique de la toute-puissance administrative.
Aucune transformation sociale significative ne peut être obtenue sans résorption démocratique de la toute-puissance administrative.
L’administration bureaucratique de l’État de classe est intimement liée à la nature des institutions politiques elles-mêmes et aux fonctions dévolues à l’administration dans une société qui repose sur la séparation-opposition entre la société et l’État (la domination politique) et sur la séparation-opposition entre les classes (l’exploitation capitaliste). Le dépassement de l’administration bureaucratique de l’État passe donc par une double refonte : la refonte des institutions démocratiques et la refonte des fonctions administratives.
- La refonte des institutions démocratiques est la condition fondamentale du dépérissement de toute forme de bureaucratie : la subordination des fonctions exécutives aux fonctions législatives, la décentralisation et le principe de subsidiarité rendent possibles une simplification et une fragmentation des fonctions administratives ;
- La refonte des fonctions administratives elles-mêmes est indispensable. Elle passe par : la distinction entre les fonctions administratives délibératives et les fonctions administratives exécutives, la distinction entre les fonctions administratives centrales et les fonctions administratives décentralisées, la distinction entre les compétences administratives et la responsabilité administrative.
En d’autres termes, les mesures indispensables peuvent être ordonnées en fonction de trois traits majeurs de la bureaucratisation : la centralisation, l’autonomisation et la prolifération, auxquelles on doit opposer respectivement la fédéralisation, la subordination et la diminution des fonctions administratives. Sous ces trois aspects, la résorption de la bureaucratie passe par la reprise par la société elle-même, des fonctions administratives séparées (Marx encore…), autant que faire se peut.
(2) La résorption sociale de la bureaucratie administrative.
L’administration bureaucratique de l’État de classe, exercée par une « Noblesse d’État », se caractérise par :
- l’existence de privilèges matériels exorbitants et cumulatifs qui consacrent et alimentent l’existence d’un pouvoir social autonome, que tout distingue voire oppose aux mode d’existence du « peuple » ;
- la consécration d’une compétence scolaire exclusive qui reproduit et accentue la distance sociale, l’élitisme administratif et l’irresponsabilité politique ;
- l’existence d’une hiérarchie interne, fondée sur la division administrative (bureaucratique) du travail et le despotisme d’administration
Il en découle trois séries de mesures :
- La suppression des privilèges de l’administration : limiter les salaires et le train de vie des fonctionnaires ; interdire les cumuls d’emplois et de fonctions ; aligner les salaires et conditions de vie sur celle des exécutifs des entreprises publiques et réciproquement ; interdire toute forme de participation à la propriété privée des moyens de production et d’échange.
- La suppression de l’irresponsabilité statutaire de l’administration : distinguer les fonctions consultatives d’expertise, reposant sur des compétences scolaires reconnues, et les fonctions administratives d’exécution, soumise au choix électif.
- La suppression du despotisme d’administration : soumettre les fonctions administratives aux règles d’autogestion des entreprises (élection, révocabilité, coopération).
Nombre des mesures évoquées ici – peut-être la plupart, je n’ai pas compté … – figurent dans ton livre ou s’en inspire. Pourquoi alors proposer une présentation différente ?
2.2. Changer l’appareil d’État ou changer d’appareil d’État ?
En raison des ambiguïtés de ta propre présentation
a) Une adaptation improbable
Je ne vais pas t’infliger le dictionnaire des « célèbres citations » (de Marx, évidemment …) sur la destruction de l’appareil d’État que tu connais si bien que je ne parviens pas à me convaincre que ton choix du vocabulaire soit dénué d’intentions critiques : « Changer l’appareil d’État » (titre du chapitre), « Ouvrir l’État à la société » (p.153), « adapter » l’appareil d’État à ses nouvelles missions. Reste à vérifier, non pas que tu es « orthodoxe », mais que tu as raison, non sur les mots, mais sur le fond.
Question de démarche, tout d’abord : tu commences - si j’ose dire - par « Ouvrir l’État à la société » (p. 153-158) pour transformer cet État, avant de transformer cet État pour qu’il s’ « ouvre » à la société. D’accord, c’est lié (dialectiquement, bien sûr…) ; mais il me semblerait plus juste de partir du second point - « Redéfinir les missions et y adapter l’appareil d’État » (p. 159-165) - et particulièrement des mesures que tu préconises pour ce que tu appelles un « appareil d’État adapté » (p. 160-165).
Question de contraste, ensuite : entre la radicalité de certaines mesures (limiter les salaires et le train de vie des fonctionnaires) et la timidité de certaines autres (encourager les fonctionnaires à travailler autrement, tendre vers une administration de projets et d’objectifs). Plus exactement, contraste entre des mesures dont tu dis toi-même qu’elles risquent de provoquer des « départs » au sein de l’administration « qui ne sont pas nécessairement négatifs » (p. 161) (autrement dit : qui sont éminemment souhaitables…) et des mesures qui affectent de partir de l’administration telle qu’elle est socialement et institutionnellement constituée.
Question de stratégie, enfin :
b) Une transformation nécessaire
Autant le dire, l’ensemble des mesures destinées à transformer l’administration bureaucratique doivent avoir pour objectif de supprimer l’appareil d’État ou l’État en tant qu’appareil pour lui substituer une administration publique, placée sous le contrôle de la démocratie communiste : voilà pour l’objectif poursuivi. Autant le dire, les mesures de transformation radicale de l’appareil d’État ne laisseront aux hauts fonctionnaires qu’un seul choix : se soumettre ou se démettre. Et ce choix sera d’autant plus clair qu’il sera effectué non seulement à partir d’une transformation par le haut, mais par une transformation « par le bas » : auto-émancipation.
C’est sur ce point que je voudrais ne pas conclure (puisque l’objectif de ce texte est d’engager une discussion et d’obtenir - autant que possible - des précisions).
L’auto-émancipation des travailleurs (et plus généralement des dominés) a pour moi – pour nous – toute la force d’une évidence et tout le poids d’une énigme. Pour éviter de la résoudre par la simple répétition qui tourne au slogan ( c’est sous cette forme que trop souvent l’autoémancipation revient à la mode parmi ceux qui n’ont pas renoncé …), je me suis fabriqué une petit formule que je suis prêt à partager : « pas d’invention d’un avenir démocratique sans invention démocratique de cet avenir ”. Mais c’est seulement pour renouveler l’énigme…
Henri Maler
Henri Maler, Émancipation - Petits essais de marxologie tatillonne en marge de quelques bouquins récemment parus, supplément à Critique communiste, revue trimestrielle de la LCR, mars 2002.
Les quelques textes réunis sous ce titre n’ont pas été rédigés, initialement, en vue d’une publication, mais en vue d’une discussion, au sein d’un groupe de travail - « Démocratie et émancipation sociale » - dont l’activité a permis de préparer une journée d’étude en juin 2001 : les contributions parues dans la revue Contretemps rendent compte de cette journée
Au sommaire :
Misère la marxologie ?
I. Démocratie, révolution, émancipation (1) :
À propos du livre de Jacques Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels. Voir ici-même
II. Démocratie, révolution, émancipation (2) :
À propos de l’ouvrage d’Antoine Artous, Marx, l’Etat et la politique. Voir ici-même
III. Démocratie et appropriation sociale (1) :
Forme politique de la domination du prolétariat et formes sociales de l’émancipation chez Marx et EngelsVoir ici-même
IV. Démocratie et appropriation sociale (2) :
À propos du livre d’Yves Salesse, Réformes et Révolution : Propositions pour une gauche de gauche. Ci-dessus.