En débat : l’internationalisme selon Frédéric Lordon

En allant picorer dans divers textes de Frédéric Lordon, pour en proposer une lecture généreuse, mais critique, je n’entends pas ici enclore sa conception dans ses prises de position, sans doute provisoires et inachevées, mais les prendre pour points d’appui pour soulever quelques problèmes.

Frédéric Lordon s’est exprimé récemment sur l’internationalisme selon trois modalités relativement distinctes : dans des textes d’intervention immédiatement politiques sur la Grèce (réunis sous le titre On achève bien les grecs. Chroniques de l’Euro 2015 [1]), dans un ouvrage de philosophie politique (Imperium. Structure et affects des corps politiques [2]) et enfin dans deux entretiens : l’un publié par la revue Ballast [3] et l’autre publié sur le site Contretemps [4].

Ces textes ont en commun une tentative de rétablir le véritable sens de l’internationalisme, par-delà les équivoques de sa dénomination. L’internationalisme se présenterait sous deux faces : comme un projet recevable sous conditions de solidarité inter-nationale et comme le projet totalement illusoire d’une humanité post-nationale.

I. Un internationalisme post-national ?

Imperium se présente comme une spéculation philosophique et non comme une recherche socio-historique, et encore moins comme une intervention immédiatement politique et polémique. Mais, en vérité, ces trois dimensions sont présentes et souvent mêlées, bien que l’auteur s’en défende et qu’il maintienne la primauté de la spéculation philosophique : une spéculation d’un genre particulier puisqu’elle entend atteindre « les structures élémentaires de la politique ». Cette spéculation s’adosse à une lecture sélective de Spinoza et s’efforce d’en prolonger les attendus. En limitant l’examen à ce que l’auteur nous dit de l’internationalisme, on ne discutera pas les prémisses et les conclusions générales de cette lecture [5].

Acceptons donc dans leurs énoncés, mais très provisoirement, quelques thèses majeures d’Imperium. Deux nous importent ici :

(1) L’ « État général », nous dit Lordon, est le fondement invariant de toutes ses actualisations particulières dans les formes historiques des États, auxquelles il est sous-jacent [6].

(2) Le genre humain est voué à sa fragmentation en ensembles politiques distincts – une indépassable fragmentation [7] – et, partant, à la persistance, sinon de l’État-nation moderne, du moins du « statonational  » dont Lordon affirme la généralité [8] et dont il trace les contours dès les premières pages d’Imperium quand, dans le chapitre consacré aux « paradoxes de la franchise », il récuse la possibilité de s’affranchir de toute appartenance et, en particulier, de toute appartenance nationale.

Dans ce contexte, Lordon présente l’internationalisme comme une visée qu’il place sur le même plan que les perspectives du dépérissement de l’État et d’une horizontalité complète (soit, pour le dire schématiquement, d’une société auto-organisée en permanence, sans médiation ni délégation). Ainsi quand il tourne en dérision les « succès de tribune » qui seraient garantis par l’annonce de « l’avènement combiné de l’internationalisme, du dépérissement de l’État et de l’horizontalité radicale ». Ou encore quand il affirme que « ni l’internationalisme, ni l’horizontalité, ni le dépérissement de l’État ne sont à portée de mains » [9].

On ne peut que souscrire à l’invitation d’abandonner l’illusion conjointe d’une société rendue immédiatement à elle-même et privée de tout pouvoir politique (et, partant, de toute organisation étatique), que la critique de cette illusion repose sur une lecture de Spinoza ou sur une critique de Marx [10]. Mais quel est cet internationalisme auquel il conviendrait de renoncer ?

Passons, non sans la mentionner, sur la liberté que Lordon prend avec les significations les plus usuelles de la notion d’internationalisme qui désigne généralement pour ceux qui s’en réclament, non le contenu d’une émancipation transnationale, mais les solidarités et coordinations requises (ainsi que leurs conditions organisationnelles) pour tenter de l’accomplir. Que signifierait, dans le contexte d’Imperium, sinon l’internationalisme comme visée, mais la visée de l’internationalisme ? Non pas l’internationalisme inter-national que Lordon retient, mais une toute autre visée qu’il récuse : « un état post-national du monde ».

Selon Lordon, la dénomination malencontreuse (quand elle croit dire autre chose que l’inter-national sur lequel nous reviendrons) ne rendrait pas compte de la visée essentielle de l’internationalisme qui désignerait l’absorption des nations elles-mêmes :

« L’internationalisme, compris selon son intention véritable et non selon sa malencontreuse dénomination, vise en réalité un état post-national du monde. Mais que peut vouloir dire ceci hors de l’unification achevée de l’humanité – car tout groupement intermédiaire sera encore une… nation [11]. »

Or, soutient Lordon, le « post-national » – l’affranchissement de toute détermination nationale – est illusoire, comme l’est l’effacement de l’État général, sous-jacent aux formes historiques particulières des États : le « statonational » est voué à se maintenir, même si sa configuration et les peuples qu’il englobe peuvent se modifier.

Dès lors, la visée que Lordon attribue à l’internationalisme – la visée qui en livrerait le sens – s’effondrerait d’elle-même : « La finitude distincte des ensembles politiques : c’est le point que la pensée libertaire-internationaliste ne peut pas ou ne veut pas entendre [12]. » Le dépassement de tous les ensembles politiques, absorbés par une humanité générique sans délimitations : telle serait l’ivresse de l’internationalisme post-national qui mériterait les dégrisements que Lordon lui oppose.

C’est cette ivresse qu’il prend donc pour cible, une fois encore, dans l’entretien accordé à Contretemps : « Ce qui se donne dans le débat politique à gauche sous le nom d’internationalisme est […] généralement à entendre comme cosmopolitisme : la communauté politique mondiale unifiée, l’abolition de toute frontière. » À quoi l’on doit objecter que la visée de l’internationalisme – et non l’internationalisme comme visée – ne se laisse pas enfermer dans ce cosmopolitisme imputé en toute généralité vague à une gauche indéfinie. À moins que l’on prenne au mot ce que dit le chant révolutionnaire d’Eugène Pottier : « L’internationale sera le genre humain ».

Comme on le voit, le marteau-pilon spéculatif n’a pas seulement pour effet de procéder à quelques mises au point salutaires. En effet, il menace d’évacuer ce qui demeure pensable, à défaut d’être réalisable à une échéance prévisible : la fédération d’ensembles politiques distincts, pour peu qu’ils soient affranchis des dominations de classe. Mais surtout ce marteau-pilon s’abat en dehors de l’histoire et, quand il la rencontre, il risque de l’écraser. De l’abstraction spéculative (qui se tient en deçà de l’histoire), l’argumentation menace de glisser vers une construction spéculative (qui se substitue à l’histoire).

Frédéric Lordon s’en défend et on peut, évidemment, lui faire crédit de ne pas avoir prétendu proposer, dans Imperium, d’analyses historiques, mais – dans l’hypothèse la plus favorable qui affleure quelquefois – d’avoir tracé un cadre conceptuel dans lequel ces analyses pourraient trouver leur place. Ce n’est donc pas, à proprement parler leur absence, notamment sur l’internationalisme ou sur l’État, qui est en cause, mais une démarche qui, si elle devait se confirmer, se condamne à enjamber l’histoire. Dans Impérium, en effet, le passage de la spéculation philosophique aux évocations socio-historiques que la première devrait permettre d’éclairer ne va pas sans torsions et distorsions.

Ainsi en va-t-il de l’omission, sans doute provisoire dans le contexte d’Imperium, du caractère de classe des États-nations et de la négligence de l’histoire de l’internationalisme.

1. De l’État

Présenter la persistance de nations ou de nationalités comme une simple persistance du « statonational » ou, plus simplement, d’ensembles politiques distincts, ne nous dit rien sur ce qui les distingue et sur les formes que prend leur distinction. Mais surtout cette présentation passe sous silence ce que signifie l’existence des nations ou des nationalités selon qu’elles sont ou non arc-boutées à des États-nations proprement dits. Or ces États-nations, que leur existence soit avérée ou simplement visée par des nations en manque d’État, ne sont pas des États quelconques. Et seules des analyses socio-historiques permettent d’appréhender leurs spécificités.

L’État moderne est né dans l’histoire et appartient à l’histoire. Une (re)construction spéculative qui le présente ou le présenterait comme une ultime actualisation de l’État général enjamberait l’histoire. Et dans Imperium, à quelques allusions près, Lordon, conformément à l’objet de l’ouvrage, diffère ce recours à l’histoire.

Mais une telle (re)construction manque ou manquerait le sens de l’existence du national sous l’égide de l’État moderne, même si l’on ne méconnait pas – ainsi que Lordon la mentionne [13] – la part prise par cet État à la construction de la nation. Encore conviendrait-il de souligner que plusieurs nations peuvent exister à l’abri d’un même État et que cet État peut verrouiller des rapports d’oppression entre une nation dominante et les autres : ce que l’histoire de France est, plus ou moins parvenu à effacer ne peut servir – ne serait-ce qu’implicitement – de modèle (qu’il soit théorique, historique ou normatif). Mais laissons cela ici.

Au risque d’enfoncer des portes ouvertes (ou d’en donner l’impression), quelques remarques s’imposent. L’État-nation, qu’on attribue son émergence à l’œuvre des monarchies ou qu’on la date de la montée en puissance de la bourgeoisie et quelles que soient les explications de sa généralisation, est un État de classe. Qu’on le qualifie de « bourgeois » ou de « capitaliste », il scelle la domination de la bourgeoisie, de quelque façon qu’on comprenne le rapport de cet État à la classe dominante et à son internationalisation. Or le même Lordon qui, dans d’autres textes, propose un mariage de Spinoza avec Marx abandonne Marx en cours de route.

Il serait certes dérisoire d’accuser Lordon de méconnaitre en général l’exploitation capitaliste et la division de la société en classes (voir l’oppression d’une ou de plusieurs nations par une autre au sein d’un même État). Mais, dans Imperium, il omet, spéculation philosophique oblige, toute analyse des effets de division de la société en classes sur la diversité des types d’État et, particulièrement, sur la spécificité des États-nations modernes. Cela n’est pas sans conséquences.

Force est d’admettre qu’il est impossible de s’affranchir de toute appartenance et, particulièrement de toute appartenance nationale, à condition de préciser ce que cette appartenance nationale signifie et de quelle appartenance il s’agit. On pourrait concéder, ne serait-ce que provisoirement, qu’une fédération d’États européens qui prolongerait les États-nations ne constituerait que du « statonational » étendu, et non un affranchissement post-national, à condition, une fois de plus, de préciser ce que seraient alors ce « statonational » et l’appartenance nationale. L’appartenance nationale nouée à des États-nations n’est pas quelconque. Et leur extension n’est pas le seul horizon possible et pensable. Lordon concède que l’État-nation est provisoire [14]. Mais c’est pour renoncer à tout projet de dépassement de l’État-Nation : « Une forme politique autre que l’État-nation est un infigurable de l’époque moderne » [15].

Au moins peut-on risquer ceci : en l’absence d’une transformation révolutionnaire des sociétés et des États correspondants, ce qui serait reconduit sous forme d’États-nations étendus (ou, plus exactement, d’États plus étendus englobant, le cas échéant, plusieurs nations) serait précisément des États de classe. Or, c’est précisément aux projets stratégiques de transformation révolutionnaire de l’État, qu’il soit enclos dans les frontières actuelles des États-nations ou reconfiguré dans un espace plus grand, que se reconnait l’internationalisme révolutionnaire.

Tel est premier problème auquel est confronté l’internationalisme : quelles sont les conditions stratégiques d’une transformation révolutionnaire de l’État-nation et de plusieurs Etats-nations sans laquelle les nations resteraient livrées à leurs divisions en classes et à toutes les formes d’oppression, y compris d’oppressions nationales ?

Que la réponse à cette question fasse défaut n’empêche pas de la poser et, avec elle, celle d’une fédération d’États européens, émancipée de l’Union européenne. Il est vrai que Lordon se défend dans l’entretien accordé à Contretemps de négliger le caractère de classe de l’État moderne :

« J’ai fait ainsi l’étrange expérience d’être discuté par un critique dont la lecture était tout entière subordonnée à la problématique de classes, pourtant presque entièrement absente du livre !, et pour cause : elle ne fait sens que pour l’État particulier qu’est l’État moderne bourgeois, l’État du capital. »

Dont acte (bien que l’État moderne bourgeois n’ait pas été le seul État de classe). Il reste que ce sont les Etats modernes et la division des sociétés en classes qu’affronte l’internationalisme bien compris.

2. De l’internationalisme

L’internationalisme est né dans l’histoire est appartient à l’histoire. Sa (re)construction spéculative en déforme le sens. En effet, pris selon ses figures théoriques et historiques, l’internationalisme (du moins celui qui est souvent qualifié de « prolétarien » ou de « révolutionnaire) ne présuppose pas l’existence d’un « État post-national » tel que Lordon semble l’entendre.

L’internationalisme « réel » – pour le qualifier comme le fait Lordon –, ou plutôt les internationalismes, car ils ont eu plusieurs visages, des plus avenants aux plus grimaçants, ont rarement annoncé, à de redoutables exceptions près, un « état post-national du monde », du moins si l’on entend par là un effacement de toutes les particularités communément qualifiées de nationales et leur dissolution dans un cosmopolitisme homogène. Quelle que soit son étendue géographique, le dépassement du capitalisme n’en laisserait pas moins subsister des peuples distincts, aux délimitations mouvantes et aux appartenances multiples, ou, si l’on veut, des nations ou des nationalités, portées par des traditions, des langues, des modes de vie distincts.

Le déplacement de sens qu’accomplit Lordon dans Imperium n’est pas seulement un effet de l’abstraction spéculative, il est aussi et peut-être surtout le symptôme de l’effacement du sens et de la portée qu’a revêtu l’internationalisme, non dans le ciel de l’abstraction philosophique, mais dans l’histoire politique et sociale qui remonte au moins à 1848.

Sans doute l’histoire de l’internationalisme (et des Internationales) est-elle loin d’avoir été uniformément glorieuse. Elle a été ponctuée d’effondrements calamiteux dont le bilan demeure, dans une histoire ouverte, toujours en jachère. On ne peut régler ses comptes avec cette histoire sans les tenir, comme le font ceux qui tentent de se soustraire au bilan du destin totalitaire de l’URSS et de ses satellites et se bornent à tourner la page.

Or l’abstraction spéculative et anhistorique interdit de penser (ou du moins de penser complètement) ce que signifie l’internationalisme dont la dénomination ne saurait dissimuler le sens : soustraire la solidarité internationale des classes exploitées et des peuples opprimés aux divisions entre les nations et tendre à opposer cette solidarité à ces divisions. Ce que Lordon envisage… à sa façon.

II. Internationalisme inter-national

Ugo Palheta pour Contretemps le souligne : « l’internationalisme, c’est aussi et peut-être surtout le projet politique d’une action solidaire des prolétaires (et des peuples opprimés) et le projet stratégique d’une articulation organisée de leurs combats ». De là cette question adressée à Lordon : « Ne crois-tu pas que tu te débarrasses un peu vite, du moins dans ce livre, de ces visées ? » Lordon répond : « Je le crois d’autant moins que c’est exactement ce que je pense, et aussi exactement ce que je dis ! Dans ce livre ou ailleurs. »

Sans céder à la tentation des procès d’intention, cette affirmation mérite examen, en particulier parce que le projet stratégique aujourd’hui est en panne, et pas seulement dans la pensée de Lordon.

(1) Frédéric Lordon n’a eu de cesse de pourfendre un internationalisme abstrait (et pour l’essentiel imaginaire), auquel il oppose un internationalisme réel (et, plus précisément, en opposant à un européisme abstrait un européisme réel).

C’est particulièrement le cas de ses chroniques de 2015, dans lesquelles Lordon prend pour cible les partisans d’un maintien de la Grèce dans la zone euro et plus généralement tous ceux qui s’en remettent au maintien dans l’Union européenne et au sein de la zone euro, voire qui prônent leur transformation et excluent toute « sortie » de l’un des États concernés au nom d’un préalable prétendument internationaliste. Cet internationalisme – ou cet européisme – ne serait qu’une posture : « une posture internationaliste de raccroc » puisqu’elle est, dit-il, incapable de penser la souveraineté ; un « fétichisme internationaliste mal placé » puisqu’il se voue à l’Union européenne et à l’euro [16]. Et de souligner « cette cruelle ironie qu’une fraction de l’internationalisme se disant de gauche se voue désormais à la cause d’une monnaie » [17]. Cet « internationalisme postural » [18] est, soutient Lordon, voué à « attendre la Grande Coordination Internationaliste » [19] et, partant, à l’impuissance. Or un tel attentisme n’est pas, loin s’en faut, uniformément partagé par les tenants des conceptions que Lordon vise, au comble de la polémique, sans les critiquer précisément.

(2) Mais quel est cet internationalisme réel [20] que Frédéric Lordon (globalement convaincant à mes yeux quand il prend position sur la crise grecque, l’Union européenne et l’euro) oppose à l’internationalisme imaginaire ?

Pour le définir, Frédéric Lordon prétend s’en tenir au vocabulaire quand il soutient dans ses Chroniques, « l’idée internationaliste, pour une fois comprise au plus près de sa dénomination même, soit ce qui se tient entre les nations » [21]. Ou encore, dans Imperium : « On pourrait s’amuser à peu de frais de “l’internationalisme” qui dit presque exactement le contraire de ce qu’il croit dire, puisque internationalisme – inter-nationalisme – dit précisément ce qui se passe entre les nations... donc qu’il y a des nations [22]. »

Et enfin, sur un ton polémique, dans l’entretien qu’il a accordé à la revue Ballast  :

« Je prétends que la plupart de ceux qui se réclament de l’internationalisme ne savent pas ce qu’ils disent. Le sauraient-ils, ils auraient commencé par remarquer que le mot même : internationalisme, ou pour mieux écrire : inter-nationalisme, désigne l’exact contraire de ce qu’ils croient dire : à savoir qu’il se passe quelque chose entre les nations… ergo qu’il y a des nations. Si c’est ça l’internationalisme, pour ma part, j’achète à fond. »

Passons sur l’imputation de niaiserie attribuée à « la plupart » : l’internationalisme (avec ou sans tiret) de « la plupart » n’a jamais été fondé sur la négation de l’existence des nations.

Que signifie cet inter-nationalisme que Lordon « achète à fond » ? Il en donne des présentations plus détaillées que celle que nous retenons ici (dont l’une est mentionnée en annexe de cet article). Mais rien n’indique que cet inter-nationalisme procède d’une reprise, fût-elle critique, de l’histoire tourmentée de l’internationalisme fondé sur la solidarité de classe ou la solidarité avec les peuples opprimés. Quels sont les acteurs visés par l’internationalisme selon Lordon ? Leurs déterminations nationales semblent l’emporter sur leurs déterminations sociales. Au point que les formulations naviguent entre solidarité entre les nations et solidarité entre les luttes nationales.

1. Relations entre les nations

Les nations en tant que telles ? C’est ce que semble indiquer cette présentation  : « Il existe bien d’autres manières de donner corps à l’idée internationaliste, pour une fois comprise au plus près de sa dénomination même, soit ce qui se tient entre les nations et, par extension, ce qui convainc les nations de s’intéresser toujours plus les unes aux autres » [23]. Ce sont bien les nations comme telles que Lordon semble viser quand il les invite à « travailler toujours plus étroitement autour de cette perspective [sortir de l’euro] qui les concerne identiquement que c’est là le sens du véritable internationalisme. Et ce sont bien les relations comme telles qui sont visées par cette formulation : « On peut concevoir, dit-il, les liens les plus étroits et les plus variés entre les nations hors de la monnaie unique » [24] .

Convaincre les nations de se rapprocher ou tisser des liens entre elles ? Mais par quelle entremise ? L’européisme, dans ses diverses variantes, consiste précisément à proposer l’Union européenne et l’eurozone comme cadres obligés de coopération entre les nations – ou mieux : les États-nations européens. Frédéric Lordon avec d’autres (dont je partage le point de vue) soutient que cette coopération n’est possible qu’à condition de sortir de ce cadre ou, à tout le moins, n’est pas impossible quand on le quitte. Mais à quelles conditions les coopérations entre nations relèvent-elles de l’internationalisme ?

À condition, soutient Lordon, s’agissant de l’Europe, d’opposer à « l’européisme obtus » qui repose sur « l’acharnement à faire faire communauté à des hétérogénéités sans jamais vouloir poser la question de leurs comptabilités possibles », un « européisme réel » qui « reposerait sur la définition suivante : poser le désir de l’intensification maximale des liens inter-nationaux comme le principe directeur des nations d’Europe , mais qui sait ce qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas ». Autrement dit, « un inter-nationalisme réel qui commande non pas le forçage d’intégrations impossibles (ou trop loin de leurs maturités), mais le devoir de rapprochement de toutes les formes praticables » [25].

« Principe directeur des nations » ? Quoi que l’on pense de cet inter-nationalisme, force est de constater qu’il entretient des rapports pour le moins ténus avec l’internationalisme prolétarien ou révolutionnaire, quelles que soient – des meilleures aux pires – les variétés des formes et des modalités historiques de son exercice. À moins qu’il ne s’agisse d’un tout autre « principe directeur ».

2. La solidarité internationale des luttes

À moins que l’internationalisme ne consiste avant tout à assurer la solidarité entre les luttes nationales, comme on peut lire dans cette formulation moins tranchée : « L’internationalisme réel consiste moins dans le dépassement imaginaire des nations que dans la solidarité internationale des luttes nationales. Et dans leur induction mutuelle [26] ».

La solidarité internationale des luttes ? Soit ! Mais, soucieux de ne pas laisser enfermer l’internationalisme dans une solidarité préalable, Lordon se borne à souligner qu’il y a « peu de chance que le mûrissement des conjonctures nationales soit synchronisé » [27]. Or l’internationalisme consiste précisément à ne pas s’abandonner à cette désynchronisation qui n’est en rien fatale (comme l’histoire le montre abondamment) et à rechercher à conforter la solidarité internationale des luttes par leur coordination.

Dans l’entretien accordé à la revue Ballast, Frédéric Lordon commence par s‘en tenir à une version somme toute modeste de cette solidarité :

« L’internationalisme c’est de reconnaître nos luttes dans les luttes des autres, de leur apporter l’aide que nous pouvons en voyant qu’elles nous concernent, mais en sachant que ces luttes des autres est leur affaire en première instance et que, sauf à se raconter des histoires de Brigades internationales, ce sont eux qui les mèneront principalement. Ce qui se passe en Grèce est très vivement notre affaire. Mais ce sont les Grecs qui sont le soir à Syntagma, pas nous. Et si nous manifestons, écrivons, pétitionnons à Paris, la table grecque ne tombera que si elle renversée par les Grecs. »

Et Lordon de préciser :

« Ça ne veut pas dire que nous n’avons rien à faire : à part aider comme nous pouvons (faiblement sans doute), nous avons à nous inspirer et à émuler. L’internationalisme réel, c’est l’organisation de la contagion. »

Soit ! Mais organiser la contagion, c’est aussi la préparer.

Lordon poursuit alors retrouvant ainsi ce que les internationalistes sans patrie du socialisme n’ont cessé de dire et de tenter d’accomplir :

« Laissons de côté ces rêveries : que tous les prolétaires de tous les pays puissent être concernés de la même façon et en même temps et que leur union soit ou puisse être sans divisions, voire sans conflits. C’est à surmonter ces disconvenances que devrait se confronter l’internationalisme. Et convenons que des soulèvements nationaux peuvent être internationalistes « par leur destination » sans être immédiatement coordonnés à d’autres soulèvements nationaux. Mais qu’ils puissent rester isolés et être durablement victorieux n’est pas moins une vue de l’esprit. Celle-là même que devrait combattre l’internationalisme bien compris. »

C’est à « surmonter ces disconvenances » et à combattre les risques d’isolement que s’emploient des internationalistes réellement existants (quand ils ne succombent pas au charme vénéneux du « socialisme dans un seul pays » de sinistre mémoire) sans « attendre la Grande Coordination Internationaliste »

La solidarité internationale entre les luttes nationales, donc. Mais lesquelles ? Que Lordon soit silencieux sur ce point ne signifie pas nécessairement qu’il soit oublieux. Or l’internationalisme bien compris est un internationalisme des solidarités, indissociable des intérêts qu’il sert : ceux des classes exploitées (pour garder en réserve la notion de prolétariat) et des peuples opprimés. En d’autres termes (qui sont ceux de Cédric Durand, Stathis Kouvélakis et Razmig Keucheyan) :

« L’internationalisme consiste à faire avancer les intérêts des classes subalternes – et par cette entremise de l’humanité entière – en s’affranchissant des obstacles érigés par les classes dominantes, quelle que soit l’échelle à laquelle ces obstacles sont situés [28]. »

Cela ne résout pas tout, mais cela va mieux en le disant. Une telle conception peut se prévaloir, sous réserve de sérieux bilans critiques, d’un rapport à Marx et à l’histoire de l’internationalisme prolétarien. C’est un tel bilan critique que j’ai essayé d’amorcer, s’agissant de Marx lui-même, en soulignant notamment la confusion qu’entretient une partie de son œuvre entre deux fondements possibles de l’internationalisme : celui qui s’appuie sur un prétendue privation de nationalité des travailleurs et celui qui repose sur l’affirmation de l’universalité de leur condition sociale d’exploités [29].

Quoi qu’il en soit (et à l’écart de ces références), Lordon esquisse potentiellement, même si on ne les tient pas pour le dernier mot de sa conception, deux versions de l’internationalisme, à moins qu’il ne s’agisse de son dédoublement : entre un internationalisme de coopération entre États-nations et un internationalisme de solidarité entre et avec les luttes nationales.

C’est en faisant passer le second avant le premier que Frédéric Lordon les présente dans l’entretien à la revue Ballast :

« Ce que j’appelle l’internationalisme réel, par opposition à l’internationalisme imaginaire, considère : 1) qu’on n’a pas encore trouvé comment instituer des communautés politiques, c’est-à-dire donner une réalisation au principe de souveraineté, autrement que sur des espaces finis ; 2) que la nation présente n’est pas le fin mot de l’histoire ; mais 3) qu’il faut sans doute compter encore un moment avec elle ; et 4) que dans l’intervalle, un internationalisme réel, d’ailleurs conforme à sa dénomination même, consiste en le nouage des solidarités les plus étroites possibles entre les luttes nationales . »

Or l’internationalisme réel serait aussi un internationalisme de coopération interétatique :

« Mais on peut aussi ramener la discussion de l’internationalisme réel dans un registre un peu plus prosaïque. Par exemple, en quoi ne pas avoir de monnaie unique interdit-il de développer les coopérations technologiques et industrielles ? Je ne sache pas que nous étions déjà dans les félicités de l’euro quand ont été lancés Airbus ou Ariane. […] »

Cela dit, précise aussitôt Lordon, l’internationalisme réel est avant tout autre chose :

« D’un point de vue révolutionnaire maintenant – puisqu’on ne peut pas dire que Airbus et Ariane en soient de parfaites illustrations… –, l’internationalisme réel c’est la solidarité des luttes révolutionnaires nationales . »

Que penser de se dédoublement s’il n’est pas ou pas seulement l’effet d’un raisonnement équivoque ou inconséquent ? Il renvoie à un problème effectif que Lordon n’aborde pas comme tel. La globalisation capitaliste a entrainé le décrochage entre deux formes de solidarité : la solidarité des luttes révolutionnaires enracinées dans la défense, reconnues par elles, des intérêts des classes subalternes d’une part, et, d’autre part, la coopération transnationale, non moins indispensable, pour peser dans les rapports de forces internationaux et faire face à des défis majeurs comme le défi écologique.

Au premier problème auquel est confronté l’internationalisme (quelles sont les conditions stratégiques d’une transformation révolutionnaire de l’Etat-nation et de plusieurs Etats-nations sans laquelle les nations resteraient livrées à leurs divisions en classe ?), s’en ajoute un second. Tel est le second problème auquel est confronté l’internationalisme : à quelles conditions la coordination entre les nations peut-elle faire avancer les intérêts des classes subalternes ? Que la réponse à ce problème fasse défaut n’empêche pas de le poser.

* * *

Si l’on veut tenir ensemble la polémique de Chroniques et la spéculation d’Imperium, il faudrait, semble-t-il, valider un internationalisme inter-national qui serait conforme à ce que dit son mot et récuser un internationalisme post-national qui serait conforme à sa visée, mais hors d’atteinte : un cosmopolitisme qui, cela se conçoit, n’est guère « à portée de mains » (bien que cela ne signifie pas, précise Lordon, « que rien ne soit possible » [30]).

L’inter-national peut bien désigner les coopérations entre les nations, pour peu que l’on en précise les modalités et leur contenu. Elles peuvent être indispensables, à l’échelle continentale et/ou planétaire, pour répondre aux urgences économiques et écologiques. Elles peuvent même gagner en relative autonomie par rapport aux intérêts immédiats des classes subalternes, tant que ces dernières ne sont pas en mesure de représenter les intérêts de l’humanité dans son ensemble. Mais elles ne sauraient s’en affranchir ou les contrecarrer. Et, dans tous les cas, cet inter-national ne coïncide pas avec l’internationalisme proprement dit qui, « selon son intention véritable », pour parler comme Lordon, repose ou devrait reposer sur la solidarité organisée des travailleurs et, plus généralement des opprimés.

Le post-national peut bien désigner un effacement illusoire de toutes les appartenances et leur absorption improbable, voire impossible, dans un (très) hypothétique État mondial. Mais l’internationalisme ne vise pas, à proprement parler, l’abolition des États-nations, mais le dépassement des États de classe. Autrement dit, il vise la transformation révolutionnaire des États et, le cas échéant, de leur territorialisation ; il vise, sinon « le dépérissement de l’État » ou des États, selon la perspective à ce point équivoque qu’elle est insoutenable [31], mais l’organisation de pouvoirs publics (et donc d’Etats) soustraient à la domination de classe : des démocraties sans domination, mais dotées d’institutions politiques.

Henri Maler

Annexe

Comme on l’a signalé, Lordon, sur l’inter-nationalisme, ne se limite pas aux principaux énoncés que nous avons retenus ici. Il détaille ce que sont à ses yeux les « coordonnées d’un internationalisme bien compris » dans le recueil On achève bien les grecs. Chroniques de l’Euro 2015 (p. 60-62). Coordonnées qu’il résume ainsi dans l’entretien accordé à Contretemps :

« Ma position (…) est de prendre le mot d’internationalisme à la lettre. Dans ces conditions, l’internationalisme revêt le tout autre sens de l’effort tendanciel pour la départicularisation. Soit pratiquer systématiquement tout ce qui peut nous décentrer de nos appartenances nationales, pour explorer en politique ce que Spinoza appelle « les propriétés communes de choses », c’est-à-dire tout simplement chercher l’universel. Cet internationalisme-là se présente alors comme l’antidote à la maxime nationaliste par excellence qui est « right or wrong, my country ». Right or wrong my country, signifie que, par « loyauté », j’endosse les faits et gestes de « mon pays » (en fait du gouvernement de mon pays, se donnant abusivement pour « mon pays »), au seul motif que c’est mon pays.

L’internationalisme commence avec la désolidarisation, avec le devoir de déloyauté quand « mon pays » déconne. Il se poursuit par la conscience des préoccupations qui intéressent les peuples les uns aux autres, en vrac : changement climatique, culture… et luttes sociales bien sûr. Si étiques qu’elles aient été, les manifestations de soutien en France aux Grecs dans leur lutte contre l’austérité en 2015 sont une parfaite illustration de cette communauté d’intérêt. Car il y allait aussi de notre intérêt bien compris de faire cause commune avec les Grecs, pour cette simple raison que nous sommes sous des agressions communes : celles de l’Europe néolibérale. Dans cet ordre d’idée, nous aurions dû manifester avec les Italiens contre leur Jobs Act – le même nous est tombé dessus 18 mois plus tard…

Au total cependant, je pense que cet internationalisme-là est voué à demeurer une modulation des luttes sociales qui sont très largement déterminées sur une base nationale, pour des raisons pratiques évidentes, dont ne croit pouvoir s’affranchir qu’une élite polyglotte du militantisme international.

Allons au cas maximal : la Commune de Paris a-t-elle été un mouvement internationaliste au sens fort du terme ? Non. Un mouvement auquel des étrangers, mus par la reconnaissance de l’universel émancipateur, ont pris part, sans doute ; mais un mouvement national, et même en fait… municipal (comme l’atteste la si difficile extension du mouvement parisien aux autres villes de France). Et pourtant, quoique n’étant objectivement pas internationaliste, la Commune était du plus haut intérêt d’un point de vue internationaliste… et l’Internationale ne s’y est pas trompée ! Je pense donc que la vertu de l’internationalisme est bien ailleurs que dans le lyrisme de l’humanité unifiée : c’est une vertu d’émulation. Telle qu’elle naît d’ailleurs immanquablement du tissage des solidarités. J’ai eu l’occasion de dire ailleurs que l’internationalisme réel c’était l’organisation de la contagion, je peux le redire ici. »