George Sorel : de l’utopie au mythe (2)
Georges Sorel critique, d’un même mouvement la science (ou du moins ses prétentions et ses illusions), le marxisme (d’abord dans ses versions dogmatiques), la conception de Marx (particulièrement son communisme). Et cette triple critique culmine dans la critique de l’utopie (particulièrement quand elle se présente comme scientifique).
Version provisoire, dans l’attente d’une version plus courte, moins prolixe en citations.
II. Le mythe contre l’utopie
La critique de l’utopie prépare le dépassement de l’utopie par le mythe, selon un trajet théorique et politique que l’on peut tenter de reconstituer en suivant ses détours (dont les références bibliographies figurent en annexe) : l’avenir syndicaliste et éthique du socialisme,
I. Critiques de l’utopie
La critique de l’utopie est impliquée, ne serait-ce qu’en pointillés, dans la triple critique de la superstition scientifique, du marxisme dogmatique et du communisme de Marx. Ainsi se Ces coordonnées d’une critique de l’utopie trouvent l’une de leurs expressions les plus synthétiques dans la tentative de répondre à cette question : « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? », question fait l’objet de l’article qui porte ce titre [1]. Selon Sorel lui-même, cette question porte principalement sur le marxisme orthodoxe, mais elle concerne également la conception de Marx et Engels
Au lieu de suivre les méandres de l’argumentation de Sorel, on s’efforcera d’en relever les traits les plus importants.
Sorel tente d’exonérer Marx des débordements utopique qu’il critique chez ses successeurs.. Il concentre ses tirs sur le devenir utopique de la conception de Marx, chez des successeurs qui seraient infidèles à sa méthode. Malgré ces précautions, il apparaît que le conception de Marx elle-même est en cause.
Ainsi, sur la dictature temporaire du prolétariat : « Quand il s’agit de se représenter la révolution et ce qui suivra, on se trouve en présenter de symboles et de rêveries souvent peu intelligibles (…) On nous dit que le prolétariat exercera une dictature, fera des lois et abdiquera ensuite : Tout cela est purement utopiques (…) [2]. » Force est de constater que le marxisme dogmatique ne fait que suivre Marx sur ce point
De même, quelques lignes plus bas : « Ne sont pas moins utopistes, et par suite infidèles à méthode de Marx, les socialistes qui nous donnent des formules abstraites, qui nous parlent de la socialisation des moyens de production ou de l’administration des choses. Il faudrait expliquer comment on se représentes les mécanismes qui réalisent des notions aussi vagues par elles-mêmes [3]. » Aussi vagues soient-elles, ces notions figurent dans le texte de Marx et Engels
Plus généralement, on découvre dans le même article les trois critiques qui incluent Marx : l’avenir prévisible, a catastrophe inéluctable, la La dialectique historique
– L’avenir prévisible
Sorel reprend sa critique des spéculations portant sur la prévision de l’avenir et les attribuent expressément à l’utopie. Le retour à l’utopie sous les auspices de la science s’achève dans la prétention de lire l’avenir dans le présent [4].
À Ch. Bonnier qui soutient notamment que « les utopistes sont de véritables presbytes » et que « de l’étude d’un état présent l’utopiste peut calculer l’avenir », Sorel réplique : « Il ne faut pas se laisser duper par les mots sonores ; il n’existe aucun procédé pour voir, même avec des yeux de presbyte, l’avenir dans le présent, aucun procédé pour calculer l’avenir [5]. » Anticiper l’avenir dans le présent ou, du moins un avenir possible est constant dans de nombreux textes de Marx, sans prétendre « calculer l’avenir »
– La dialectique historique
Sorel critique une fois encore la substitution de la logique à l’examen des faits et attribue cette substitution à Lafargue et Engels : « Quand on raisonne comme Engels et M. Lafargue on admet que l’histoire se fait pour satisfaire les exigences de notre logique : on est idéaliste, au sens hégélien [6]. » Cette critique (dont Engels fait les frais) s’étend aux utopistes qui sont également des logiciens impénitents : « La logique joue un rôle considérable dans l’œuvre des utopistes et leurs procédés méritent d’être examinés de près ». Et Sorel d’entreprendre cet examen, à la suite de Merlino, qui permet de faire valoir le rôle des antithèses et des simplifications [7].
Force est de constater que la critique qui vise Socialisme utopique et socialisme scientifique d’Engels vaut pour Marx lui-même.
Elle est confirmée dans la Préface pour Colajanni » (1899) qui affirme que les exemples fournis par Engels sont des « amusettes » et que « cette dialectique n’a rien à faire avec le marxisme » [8].
– La catastrophe inéluctable
Parmi les caractères communs à toutes les utopies, Sorel retient, l’idée que « l’émancipation se produira par un renouvellement soudain (ou à peu près soudain) par une catastrophe faisant disparaître les causes du mal, par l’émancipation des opprimés débarrassés enfin de leurs maîtres ». Aux yeux de Sorel, les promesses de la démocratie relèvent de cette conception. Aussi ne craint-il pas d’affirmer : « Le socialisme a pris ses utopies du renouvellement et de la catastrophe politique dans la tradition démocratique, dont il ne s’est jamais sérieusement émancipé ». La « science sociale » peut au moins (et notamment) « examiner la probabilité d’une catastrophe émancipatrice ». Et les études effectuées sur ce point « ont été peu favorables aux thèses de la social-démocratie » [9].
De façon plus générale, certaines positions adoptées par les successeurs de Marx sont dénoncées comme utopiques : « Nous devons considérer comme utopistes tous les réformateurs qui ne peuvent pas expliquer leurs projets en partant de l’observation du mécanisme social. » Marx, déclare Sorel, s’est trompé sur les faits. « Mais s’il s’est trompé seulement sur les faits, ses disciples ont commis une grosse erreur de principe et ont été des utopistes (…) ils ont abandonné le terrain de la science sociale pour passer à l’utopie [10]. »
Distinction d’autant moins convaincante que « l’erreur de principe », une fois encore est attribuée à Engels (et Lafargue). En effet, Sorel leur applique reprend une définition de l’utopie par Plekhanov : construction à partir d’un principe abstrait [11].
Reste la question suivante : comment en finir avec l’utopie présente dans les marxisme doctrinaire, voire au cœur de la pensée de Marx ? Réponse de Sorel, dont il convient de suivre les détours : ce sont l’avenir syndicaliste et l’avenir éthique du socialisme qui doivent permettre de dépasser l’utopie et qui cristallisent leurs objectifs dans les mythes.
II. L’avenir syndicaliste du socialisme
(1) Au « socialisme des socialistes », Sorel oppose le « socialisme des choses » que réalise pleinement à ses yeux l’avenir syndicaliste du socialisme. Cet avenir est successivement perçu sous deux formes dont Sorel pense qu’elles sont convergentes avant relever leur divergence.
– À l’occasion de l’affaire Dreyfus, Sorel salue, dans « L’éthique du socialisme » (1899), la rencontre entre le syndicalisme et la démocratie, c’est-à-dire la rencontre, entre l’esprit ouvrier et l’esprit démocratique [12]. Ce qui nous vaut, dans la « Préface pour Colajanni » (1899), cette appréciation de l’évolution du socialisme : « Le socialisme devient de plus en plus, en France un mouvement ouvrier dans une démocratie [13]. »
– Pourtant, Sorel ne tarde pas à revenir sur les illusions contemporaines de l’affaire Dreyfus et souligne l’opposition entre le socialisme et la démagogie.
Ainsi, dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910), Sorel revient sur l’Affaire Dreyfus et ses conséquences [14]. Citant longuement son « Essai sur l’Église et l’État » (1901), il souligne alors : « Je distinguais mal en 1901 le socialisme politique du socialisme prolétarien ». Puis il précise : « (...) la liquidation de la révolution dreyfusienne devait me conduire à reconnaître que le socialisme prolétarien ou syndicalisme ne réalise pleinement sa nature que s’il est volontairement un mouvement ouvrier dirigé contre les démagogues [15]. » [souligné par moi]
Dès 1901, pourtant, dans la « Préface pour Gatti », Sorel dénonçait déjà la « déviation de l’action ouvrière sous l’effet du danger démagogique », avant de conclure : « Nous sommes dans une époque critique : si, appuyée sur la philanthropie et la sottise bourgeoise, la démagogie l’emporte, la France est perdue : un fort courant vraiment socialiste pourrait seul, à l’heure actuelle, sauver la France de cette marche vers la ruine [16]. »
Les accents « pessimistes » de ce diagnostic sont d’autant plus prononcés que Sorel, dit-il, ne perçoit pas encore le potentiel du syndicalisme révolutionnaire. C’est du moins ce qu’il indique dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910) : « Lorsque j’avais écrit en 1901 la préface pour le livre de Gatti, j’avais cru que le nouveau régime de grèves aurait pour résultat de subordonner complètement les mouvements prolétariens à la politique démagogique ; mais vers la fin des temps dreyfusiens, le syndicalisme révolutionnaire rencontra des occurrences qui favorisèrent son émancipation [17]. Et Sorel notera encore après coup, dans une note de 1914, de la « Préface pour Gatti », que celle-ci ne prend pas en compte le syndicalisme révolutionnaire [18].
(2) Cette option en faveur du syndicalisme révolutionnaire tient lieu de stratégie de transformation sociale et marque une rupture consacrée par les Réflexions sur la violence (1906) : une rupture attestée par le bilan rétrospectif proposé par Sorel lui-même :« Les Réflexions sur la violence ont été écrites, en bonne partie, pour faire comprendre aux Français les avantages que peut procurer un mouvement révolutionnaire qui, en 1905, semblait avoir évincé la démagogie des mauvais bergers [19]. »
Et le contenu même des Réflexions confirme ce bilan. L’opposition entre le socialisme parlementaire et le syndicalisme révolutionnaire gouverne l’ensemble de l’exposé. Elle est prolongée par l’opposition entre la grève générale politique et la grève générale syndicaliste. Et dans ce cadre Sorel ne manque pas de dénoncer l’utilisation politique des grèves [20]. De même qu’il critique avec véhémence la loi sur les syndicats de 1884 et de la politique de Waldeck-Rousseau [21].
Dans ce contexte, Sorel s’efforce de montrer que la grève générale politique et l’élaboration de plans de la société future relèvent de la même logique et doivent être critiquées conjointement [22].
Ainsi, Sorel critique dans le marxisme orthodoxe la substitution de l’autorité de la science à la spontanéité du prolétariat, et la substitution de la prescription du but final à l’organisation du mouvement : l’utopie au sens où Marx l’entend, mais dont Sorel n’exonère que partiellement l’œuvre de Marx, en raison d’une critique antipositiviste qui ne re¬connaît que les formes positivistes la science.
Aussi, à l’utopie – aux embardées utopiques de la science de Marx - Sorel répond par un devenir éthique du socialisme et surtout par le mythe que cristallise la perspective de la grève générale.
III. L’avenir éthique du socialisme
L’avenir du socialisme dépend, selon Sorel, de l’abandon du but au bénéfice du mouvement et de sa dimension éthique.
1. Du but au mouvement
(1) Dépasser l’utopie, c’est, selon Sorel (qui reprend à son compte une distinction proposée par Merlino) privilégier le »le socialisme des choses » », inscrit dans le mouvement social et historique, au détriment du « socialisme des socialistes » : « comme le dit M. Merlino, il y a un socialisme des choses bien plus intéressant que le socialisme des socialistes [23]. » [souligné par Sorel]
Et le trajet qui, selon Sorel, doit mener du « socialisme des socialistes » (qui conçoit le socialisme comme déduit de la science) au « socialisme des choses » (qui conçoit le socialisme comme produit du mouvement ouvrier) se double du trajet qui le conduit à revenir de la recherche du but (utopie) à l’étude du mouvement : à l’interprétation (philosophique) du mouvement. Cette double trajectoire est impliquée dans la définition du socialisme que Sorel propose.
C’est ce renoncement à la poursuite d’une avenir hypothétique considéré comme un but final, au bénéfice de l’action du mouvement ouvrier qu’il définit ainsi dans « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? » (1899) :
Mais alors demande-t-on : qu’est-ce donc le socialisme, si ce n’est la recherche de la société décrite en termes sibyllins par Engels ? La réponse me semble simple : “ le socialisme c’est le mouvement ouvrier, c’est la révolte du prolétariat contre les institutions patronales, c’est l’organisation, à la fois économique et éthique, que nous voyons se produire sous nos yeux pour lutter contre les traditions bourgeoises [24]. [souligné par moi]
Qu’importe à Sorel si la société décrite par Engels est celle-là même que Marx anticipe : le socialisme se confond avec « l’œuvre propre du prolétariat » qu’il évoque ainsi dans « L’éthique du socialisme » (1899) :
Le vrai mouvement socialiste (...) peut se définir ainsi : C’est à la fois une révolte et une organisation ; c’est l’œuvre propre du prolétariat créé par la grande industrie ; ce prolétariat s’insurge contre la hiérarchie et la propriété ; il organise des groupement en vue de l’aide mutuelle, de la résistance en commun, de la coopération des travailleurs ; il prétend imposer à la société de l’avenir les principes qu’il élabore dans son sein pour sa vie sociale propre ; il espère faire entrer la raison dans l’ordre social en supprimant la direction de la société par les capitalistes [25].
Conséquence : dans les Réflexions sur la violence (1906), Sorel interprète à sa façon la critique marxienne de l’utopie. Marx, écrit-il, « estimait que le prolétariat n’avait point à suivre les leçons de doctes inventeurs de solutions sociales, mais à prendre, tout simplement, la suite du capitalisme. Pas besoin de programmes d’avenir ; les programmes sont déjà réalisés dans l’atelier. L’idée de la continuité technologique domine toute la pensée marxiste [26]. »
Interprétation fondée s’agissant des solutions doctrinaires, mais à laquelle Sorel substitue une interprétation mutilée de la conception marxienne du rapport entre le capitalisme et le communisme.
(2) Sorel présente le devenir éthique du socialisme comme le dépassement de l’utopie, et, expressément, comme le passage de l’utopie à la science.
Le devenir éthique du socialisme se mesure à sa capacité de faire pénétrer des idées socialistes dans des institutions : « la conduite socialiste normale est celle qui est favorable au progrès des institutions socialistes [27]. » C’est ainsi que l’on peut mesurer la distance prise avec l’utopie :
Lorsque les institutions étaient encore peu développées, les socialistes attachaient une grande importance à la description des Cités de l’avenir. On peut poser en règle générale, confirmée par beaucoup de faits, que l’espérance de la vie parfaite se dissipe d’autant plus complètement que les institutions occupent davantage l’esprit des hommes ; c’est ainsi que les prophéties millénaires finirent par ne plus intéresser que quelques chrétiens exaltés lorsque l’Église se fut organisée. Le même phénomène se produit aujourd’hui dans les milieux socialistes et doit être examiné de près. Ce passage de l’espérance de la vie parfaite à la pratique d’une vie tolérable et animée de l’esprit nouveau constitue ce qu’on doit appeler le passage de l’utopie à la science (...) [28].[souligné par moi]
Or ce passage se confond avec le passage du dogmatisme à la pratique :
Aujourd’hui le prolétariat est partout préoccupé de pratique et s’intéresse peu aux dogmatismes ; il s’efforce de tirer parti de tous les éléments qu’il trouve dans la société capitaliste pour créer des institutions qui lui soient propres, pour obtenir de meilleures conditions de vie, pour faire changer la législation. Il fait ainsi vraiment œuvre de science ; c’est là ce qu’on a appelé le mouvement [29]. [souligné par moi]
Et Sorel de citer alors la formule de Bernstein – « Le mouvement est tout et la fin n’est rien » - qu’il interprète à sa façon : « il s’agit d’une question éthique de la plus haute importance [30]. » L’essentiel est bien dans le mouvement qui revêt toute sa portée éthique en inscrivant le socialisme dans les institutions : « Ce qu’on appelle le but final n’existe que pour notre vie intérieure » [31].
Ainsi s’opèrerait finalement le dépassement de l’utopie : il coïncide avec l’adoption de la formule de Bernstein sur le but et le mouvement, mais le mouvement est compris par Sorel en fonction de sa portée, non pas étroitement réformatrice, mais éducative - éthique.
2. Du mouvement à sa dimension éthique
La dimension éthique du socialisme - est très tôt revendiquée par Sorel. Dans la préface qu’il rédige en 1898 pour l’ouvrage de Merlino, Sorel souligne que « Le socialisme est une question morale » [32]. Puis, dans l’ « Avenir socialiste des syndicats » (1898), et dans « L’éthique du socialisme » (1899), il développe sa conception [33].
(1) « L’Avenir socialiste des syndicats » (1898) le souligne : la dimension éthique du socialisme, c’est, selon Sorel, dans les institutions et en particulier dans les syndicats qu’elle se forge. Pour peu qu’elle ne consiste pas à « placer des automates dans des boites », l’organisation des travailleurs est décisive : « L’organisation est le passage de l’ordre mécanique, aveugle, commandé de l’extérieur, à la différenciation organique, intelligente et pleinement acceptée ; en un mot, c’est un développement moral [34]. » Il reste que « La partie faible du socialisme est la partie morale ». (souligné par moi)
Pour développer cette « partie morale », Sorel s’appuie sur Durkheim. « Il ne s’agit pas de savoir quelle est la meilleure morale, mais seulement de déterminer s’il existe un mécanisme capable de garantir le développement de la morale [35]. » Or un tel mécanisme existe selon Sorel (qui s’appuie une fois encore sur Durkheim) : ce sont les syndicats [36] : « les syndicats pourraient être de puissants mécanismes de moralisation » [37]. (souligné par moi)
Dans la conclusion qui récapitule son étude [38], Sorel revient sur « la discipline morale » que le prolétariat peut exercer sur ses membres par ses syndicats avant de conclure : « Pour résumer toute ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement autonome des syndicats ouvriers [39]. »
(2) « L’éthique du socialisme » (1899) reprend cette conception. Sorel cherche les fondements éthiques du socialisme dans le rôle de la famille et, plus particulièrement, des femmes [40]. Puis dans la lutte des classes elle-même [41]. De surcroît, il tente de répondre aux arguments qui prétendent que « le socialisme fait appel (...) aux sentiments de haine et aux instincts violents » [42]. L’intérêt porté à l’éthique se traduit ainsi : « On parle beaucoup en Allemagne de revenir à Kant : c’est un bon signe [43]. » Et la « Préface pour Colajanni »(1899) souligne qu’il faut savoir gré à cet auteur de n’voir « jamais cessé d’attacher une très grande importance aux considérations morales [44].
Dans cette optique, ce n’est pas le but de l’action qui décide de sa valeur, mais c’est sa valeur éthique, éducatrice, qui décide du choix de l’action. Sorel justifie ainsi la place qu’il accorde aux institutions : « Les institutions exercent une action éducative puissante ; et à ce point de vue on ne saurait exagérer leur importance, car il est nécessaire (...) d’agrandir l’héritage d’idées morales que nous avons reçu de nos pères [45]. »
Mais c’est surtout ce point de vue qui justifie son désaccord avec Kautsky, et son approbation ambigüe des thèses de Bernstein :
Pour M. Kautsky et ses partisans toute action est jugée par rapport à ce qu’ils appellent le but final ; mais comment peut-on apprécier la valeur d’une action actuelle ou d’une réforme sociale comme acheminement vers un régime placé dans un futur indéterminé ? (...). Quand on accepte la manière de voir de M. Bernstein, il faut se demander quelle est la valeur éducative d’une pratique donnée ; l’éducation du peuple est chose beaucoup plus difficile à diriger que la politique électorale ! Développer l’idée de justice dans le peuple, voilà qui serait tout à fait essentiel pour M. Bernstein ; son adversaire semble avoir des doutes sur la valeur d’une pareille propagande pour amener les ouvriers au socialisme [46]. [souligné par moi]
C’est enfin de ce point de vue qu’il juge les allemanistes [47] :
Dans une affaire récente, les camarades d’Allemane ont, presque tous, marché avec une ardeur admirable pour la défense de la Vérité, de la Justice et de la Morale : C’est la preuve que dans les groupes prolétariens l’idée éthique n’a point perdu de son importance - alors que les socialistes, qui se réclament de la science se demandaient si le Droit et la Morale n’étaient pas des mots vides de sens ! [48].
À cet éloge Sorel associe « le grand orateur » : « La conduite admirable de Jaurès est la plus belle preuve qu’il y a une éthique socialiste . [souligné par moi]
(3) Or, c’est précisément le critère de la valeur éducative qui est au centre des Réflexions sur la violence (1906). Tel est en effet le rôle de la violence : il s’agit de faire en sorte que le socialisme « possède toute sa valeur éducative [49]. »
La violence doit avoir pour rôle sauver le monde de la décadence bourgeoise et de ses effets, en particulier parce que la violence est nécessaire pour « marquer la scission des classes qui est la base de tout le socialisme » [50].
Or la violence remplit sa fonction éthique en recourant à des mythes : « Les hautes convictions morales...dépendent d’un état de guerre auquel les hommes acceptent de participer et qui se traduit en mythes précis [51].
III. Le dépassement de l’utopie par le mythe
(1) Dès 1900, dans la « Préface pour Colojanni », Sorel, en reprenant la distinction entre les dimensions éthiques et scientifiques du socialisme, introduit un élément nouveau : le rôle éducatif des images. Il écrit en effet :
Comme tous les hommes passionnés, Marx avait beaucoup de peine à séparer dans sa pensée ce qui est proprement scientifique, d’avec ce qui est proprement éducatif ; de la résulte l’obscurité de la doctrine de la lutte des classes. Très souvent il a matérialisé ses abstractions et il a exprimé ses espérances socialistes sous la forme d’une description historique, dont la valeur ne dépasse pas celle d’une image artistique destinée à nous faire assimiler une idée [52]. [souligné par moi]
Dans le même article, Sorel interprète ainsi l’avant-dernier chapitre du Livre I du Capital :
Dans ce texte on trouve exprimées, d’une manière saisissante, les diverses hypothèses qui dominent sa conception de l’avenir (...). Pris à la lettre, ce texte apocalyptique n’offre qu’un intérêt très médiocre ; interprété comme produit de l’esprit, comme une image construite en vue de la formation des consciences, il est bien la conclusion du Capital et illustre bien les principes sur lesquels Marx croyait devoir fonder les règles de l’action socialiste du prolétariat [53]. [souligné par moi]
Selon Sorel, cette analyse du « mythe catastrophique », comme il titre ce passage dans la table des matières, est annonciateur. Il note en effet : « C’est, je crois, ici que j’ai indiqué pour la première fois la doctrine des mythes que j’ai développée dans les Réflexions sur la violence [54]. »
Ainsi, les textes de Marx dans lesquels Sorel voyaient jusqu’alors un retour de l’utopie prédisant le but que le mouvement doit atteindre sont désormais compris comme des recours au mythe stimulant l’éducation d’un mouvement privé de but
(2) En 1903, dans l’Introduction à l’économie moderne (1903), Sorel s’interrogeait déjà :
Je me demande s’il ne faudrait pas traiter comme des mythes les théories que les savants du socialisme ne veulent plus admettre et que les militants regardent comme des axiomes à l’abri de toute controverse. Il est probable que déjà Marx n’v avait présenté que comme un mythe, illustrant d’une manière claire la luttes des classes et la révolution sociales [55].
(3) Les Réflexions sur la violence (1906) parachève ce parcours. Dans cet ouvrage, Sorel se donne pour but de comprendre « le rôle idéologique de la grève générale », et donc de se placer du point de vue des syndicats révolutionnaires qui « enferment tout le socialisme dans la grève générale ». Plus loin, Sorel dira : « Toute la question est de savoir si la grève générale contient bien tout ce qu’attend la doctrine socialiste du prolétariat révolutionnaire [56]. »
Le témoignage des syndicalistes révolutionnaires le confirme :
Grâce à eux, nous savons la grève générale est bien ce que j’ai dit : le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier, c’est-à-dire une organisation...il faut faire appel à des ensembles d’images capables d’évoquer en bloc et par la seule intuition, avant toute analyse réfléchie, la masse des sentiments qui correspondent aux diverses manifestation de la guerre engagée par le socialisme contre la société moderne [57]. [Souligné par Sorel]
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Le mythe devient alors l’auxiliaire de l’éducation du mouve¬ment et de sa préparation à la violence de la grève générale :
Cette contribution ne prétend pas embrasser la totalité de l’œuvre protéiforme de George Sorel, mais seulement de dégager la structure significative de sa principale trajectoire :l:e devenir syndicaliste et éthique du socialisme a pour charge de contrecarrer son devenir utopique. Or, de même que pour Sorel, le devenir dogmatique du socialisme se confond avec un devenir utopique qu’il réprouve, le devenir syndicaliste et éthique du socialisme culmine dans son devenir mythique. En dernière analyse, l’opposition entre le mythe et l’utopie parachève et synthétise le parcours de la critique : le mythe est au mouvement privé de but (mais non de valeurs), ce que l’utopie est au but privé du mouvement (mais non d’idéal).
Au terme de ce parcours, l’ensemble de la conception de Marx sur la perspective du communisme et sur les moyens de l’atteindre est effacé au bénéfice du syndicalisme et des mythes révolutionnaires, ensemble, qui tiennent lieu de projet stratégique.
Henri Maler
Annexe : ouvrage et éditions
En l’absence d’une édition complète et homogène des écrits de Georges Sorel, j’ai eu recours à des éditions disparates. La pagination des références et citations s’en ressent inévitablement.
Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais, anthologie préparée et présentée par Thierry Paquot, PUF, 1982
Georges Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, éditions Marcel Rivière, 1921.
Georges Sorel, Réflexions sur la violence, huitième édition, avec Plaidoyer pour Lénine, Paris, éditions Marcel Rivière, huitième édition, 1936.
Georges Sorel, Les illusions du progrès, suivi de L’avenir socialiste des syndicats, Paris, éditions l’Age d’homme, 2071.
Georges Sorel, Introduction à l’économie moderne, Paris 1903, M. Rivière & Cie, 1911 - 385 pages