Georges Sorel : de l’utopie au mythe (1)
L’essai qu’on va lire, à bien des égards besogneux en raison de sa longueur et de la surabondance des citations, s’inscrit dans une recherche sur les impasses stratégiques que Marx a légué à ses successeurs. Nous en sommes encore les contemporains.
Dans l’attente d’une version plus courte moins prolixe en citations, version provisoire en deux parties [1].
Georges Sorel (1847-1922), inclassable et insaisissable ? Inclassable, car il serait sans parenté parmi ses contemporains et sans postérité parmi les marxismes. Insaisissable, car son œuvre se déploierait en suivant d’inextricables méandres à l’intérieur d’instables frontières. Il est possible pourtant de suivre ou de retracer son parcours ou l’un de ses parcours et de saisir la structure significative que condense l’opposition entre le mythe et l’utopie C’est à tenter de dégager cette structure significative sans la soumettre à un examen critique détaillé que sont consacrées les notes qui suivent (et dont les références bibliographiques figurent en annexe).
I. Des critiques de la science aux critiques de l’utopie
La pensée de Georges Sorel, du moins jusqu’en 1910, peut être comprise comme une tentative de se dégager de l’utopie scientiste : elle se présente comme une critique du devenir utopique de la science fondée par Marx. Cette critique prolonge et radicalise la critique des utopies proprement dites et procède d’une mise en question de la science et des prétentions scientifiques, non seulement de l’orthodoxie dogmatique héritière de Marx, mais aussi de la théorie de Marx elle-même.
Préambule : La science en question
La critique des prétentions scientifiques, qu’il s’agisse des sciences en général ou de celles dont se prévalent marxistes et utopistes, fondateurs et successeurs, orthodoxes et hétérodoxes, passe par une clarification préalable du concept de science. Or, comme le montrent les textes réunis par Thierry Paquot sous le titre Décomposition du marxisme et autre textes, Sorel commence par accepter une conception de la théorie de Marx qui l’assimile aux sciences physiques et qui correspond, par conséquent aux interprétations positivistes ou scientistes du marxisme [2].
Dès 1893, dans un article intitulé « Science et socialisme », Sorel commence par distinguer la science que revendiquent les utopistes et la science rationnelle dont Marx se prévaut. Si, dit-il, cette science mérite examen, c’est à condition de l’entendre dans un sens proche de celui que l’on donne aux notions de science et de lois en physique : « On traite volontiers les socialistes de rêveurs ; on les compare à Platon et à Th. Morus. La science rationnelle et l’utopie sont choses quelque peu différentes (...) ». Et Sorel d’esquisser, quelques lignes plus bas, l’analyse de cette différence :
Les anciens inventeurs de réformes ne croyaient pas à la science ; ils imaginaient des recettes sociales destinées à faire le bonheur de l’humanité. S’ils parlaient de science et de lois sociologiques, c’était dans un sens bien éloigné de celui que l’on donne aux mots science et lois en physique. (...) Le socialisme moderne croit qu’il existe une science, une vraie science économique. Cette thèse est-elle fondée ? Voilà ce qu’il faudrait examiner d’un peu plus près qu’on ne l’a fait jusqu’ici (...) [3].
La science des socialistes et donc de Marx - comprise comme science positive opposée à l’utopie – devrait, si elle existe, être appliquée : « Le socialisme prétend établir, aujourd’hui une science économique ; si sa prétention est fondée, il a le droit de réclamer la refonte législative de l’État ; ses théorèmes doivent être appliqués ; ce qui est rationnel et démontré doit devenir réel [4]. » La prétention scientifique de Marx doit donc être mise à l’épreuve [5].
Non seulement la science dont se prévalent les socialistes et plus particulièrement Marx n’est pas équivalente aux sciences physiques, mais le socialisme ne relève pas de l’application d’une science quelconque. S’engager dans cette voie conduit inévitablement Sorel à une impasse : il ne s’y attardera pas.
S’agissant des prétentions scientifiques, la critique de Sorel s’exerce dans deux directions complémentaires (que l’on distinguera ici par souci de clarté) : contestations de l’autorité de la science et critiques la validité de la science de la théorie de Marx.
Dans l’article intitulé « Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme ? » (1899) Sorel souligne que l’autorité de la science est un puissant argument. Aussi s’emploie-t-il à renverser cette autorité. C’est ainsi qu’il note : « L’expression socialisme scientifique flattait les idées courantes sur la toute-puissance de la science et elle a fait fortune [6]. »
C’est dans cet esprit qu’il refuse d’être aveuglé par les abus du terme de science qui permettent de revendiquer indûment son autorité. Il dénonce en particulier deux usages extensifs du terme de science destinés à annexer cette autorité : l’usage du terme de science qui permet d’embrasser l’utopie elle-même [7] et l’usage du terme de Wissenschaft par Engels et ses disciples qui n’a que de lointains rapports avec la science des savants.
La critique qui s’exerce alors prend pour cibles la superstition scientifique et l’orthodoxie dogmatique.
1. Critique des « superstitions scientifiques »
Prétention scientifique et superstition scientifique doivent être distinguées : si la prétention scientifique de la pensée de Marx doit être mise à l’épreuve, la superstition scientifique doit être, au contraire, immédiatement récusée.
C’est en effet céder à la superstition scientifique - la crédulité à l’égard de la science qui s’en remet à son autorité - que de soutenir d’emblée que la science sociale est aussi bien fondée que les sciences physiques et biologiques et surtout qu’elle est fondatrice d’un socialisme déduit de cette science. C’est ce que Sorel souligne dans l’article intitulé « La crise du socialisme » (1898) :
À l’époque où la propagande socialiste recommença en France, il y a un peu plus de vingt ans, on avait dans la science une confiance qui nous étonne un peu aujourd’hui. On croyait qu’il existe une science sociale, fondée sur les sciences physiques et biologiques, capable de résoudre tous les problèmes posés depuis la Révolution (...). On importait en France les théories de Marx (...). Le nom du célèbre philosophe allemand exerça à cette époque une grande influence ; on crut qu’on était arrivé à posséder un socialisme déduit de la science [8] . [souligné par moi]
Sorel, dans ce même article, revient donc sur l’illusion qu’il a provisoirement entretenue quand il rédigeait « Science et socialisme » (1893) [9] : il serait contradictoire avec l’esprit même de la science de concevoir le socialisme comme l’application d’une science aussi fondée soit-elle :
Bien loin de marquer la déchéance du socialisme, la crise actuelle du socialisme scientifique marque un grand progrès : elle facilite le mouvement progressif en affranchissant d’entraves la pensée. Longtemps on a cru que le socialisme pouvait déduire ses conclusions de thèses scientifiques et être une science sociale appliquée ; un interprète fort habile de Marx, M.B.Croce, a montré qu’une pareille opération est impossible à réaliser. La science doit se développer librement sans aucune préoccupation sectaire ; la sociologie et l’histoire existe pour tout le monde de la même manière ; il ne saurait y avoir une science appropriée aux aspirations de la social-démocratie, de même que les catholiques intelligents ne pensent plus qu’il puisse y avoir une science catholique [10]. [souligné »par moi]
On peut d’ores et déjà, par anticipation, tracer le trajet que suit Georges Sorel. s’en remettre à l’autorité de la science revient à substituer cette autorité de la science – « un socialisme déduit de la science » [11] - à la spontanéité du prolétariat - un socialisme produit par le mouvement ouvrier : « Le socialisme n’est pas une doctrine, une secte, un système politique ; c’est l’émancipation des classes ouvrières qui s’organisent, s’instruisent et créent des institutions nouvelles. » Et d’ajouter : « C’est pourquoi je terminais par ces mots un article sur l’avenir socialiste des syndicats : “Pour condenser ma pensée en une formule, je dirai que tout l’avenir du socialisme réside dans le développement des syndicats ouvriers” [12]. »
Autrement dit, la critique de la superstition scientifique sous-tend donc à la fois la critique de l’utopisme quand il se présente comme scientifique et la critique du scientisme marxiste qui se prévaut de la pensée de Marx. Et cette double critique, couplée à l’éloge du syndicalisme, culmine dans l’apologie des mythes : nous y reviendrons après un long détour.
En effet, la superstition qui incite à s’en remettre à l’autorité de la science conduit inévitablement à s’empêtrer dans ses dogmes : l’orthodoxie dogmatique fait corps avec la superstition scientifique. Ce qui est vrai des discours de sectes utopiques (fouriéristes et saint-simonienne notamment) l’est particulièrement du marxisme… orthodoxe.
2. Critique de l’orthodoxie dogmatique
La critique sorélienne du marxisme gagné par l’orthodoxie dogmatique repose sur une opposition fondamentale entre la lettre et l’esprit de la pensée de Marx. D’où cette déclaration d’intention, formulée une première fois dans « Pour ou contre le socialisme » (1897) :
Plus on va, plus on se débarrasse de tout le bagage aprioristique, légué par le passé. Ce qui est spécifiquement la conception marxiste me semble assez large pour pouvoir contenir les théories nouvelles à élaborer ; mais il est évident qu’il ne faut pas aborder ces difficultés avec un esprit théologique ; il faut s’inspirer de l’esprit plutôt que des textes [13]. [souligné par moi]
Et Sorel d’inviter, dans « L’avenir socialiste des syndicats » (1898), à distinguer « les théories de Marx » et « les programmes des partis » et à « être fidèle à l’esprit de Marx » [14]. [souligné par moi]
Telle est l’attitude que Sorel, deux ans plus tard, dans « Les polémiques pour l’interprétation du marxisme : Bernstein et Kautsky » (1900), met au crédit de Bernstein :
Avec M. Bernstein, on aime à se figurer que le marxisme constitue une doctrine philosophique, encore pleine d’avenir, qu’il suffit de l’émanciper de commentaires mal faits et de la développer en tenant compte des faits récents. L’auteur poursuit, avec une bonne foi admirable et une grande habileté, une œuvre de rajeunissement du marxisme : des formules surannées ou des interprétations fausses, il en appelle à l’esprit même de Marx ; c’est d’un retour à l’esprit marxiste qu’il s’agit [15]. [souligné par moi]
Force est de constater que ce que Sorel entend pas « esprit de Marx » ou esprit du marxisme n’est pas d’une lumineuse clarté.
Quoi qu’il en soit, Sorel ne variera pas dans cet éloge de Bernstein. Même quand l’orientation qui en découle se sera clairement manifestée, Sorel lui trouvera encore d’indéniable mérites et des excuses [16]. Parmi ces mérites : avoir pris la mesure de la contradiction entre le discours et la pratique de la social-démocratie et avoir invité ses camarades à avoir « le courage de paraître ce qu’ils étaient » [17]. C’est pourquoi, dans « Les polémiques pour l’interprétation du marxisme » (1900), Sorel salut ainsi la contribution de Bernstein : « il invite les socialistes à jeter par-dessus bord les formules, pour observer le monde, pour y pénétrer et surtout pour jouer un rôle vraiment efficace [18]. »
Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point décisif : c’est le syndicalisme révolutionnaire qui incarnera bientôt le véritable esprit du marxisme, le retour à l’esprit du marxisme qui caractérise ce que Sorel appelle alors « La nouvelle école » [19].
L’opposition entre l’esprit et la lettre du marxisme en gouverne quelques autres que Sorel mentionne dans « La crise du socialisme » (1898). C’est dans l’intention de rester fidèle à l’esprit du marxisme qu’il oppose dans cet article : l’analyse du mouvement réel et le commentaire des textes [20] ; le socialisme des choses et le socialisme des socialistes [21] ; les leçons de la pratiques et les leçons des livres [22].
Rester fidèle à l’esprit du marxisme impose donc de procéder à une critique de l’orthodoxie dogmatique. Il s’agit de compléter, approfondir, adapter, réviser le marxisme. Sorel retrace ainsi, dans « Mes raisons du syndicalisme » (1910), le parcours qui fut le sien :
J’étais persuadé en 1894 que les socialistes soucieux de l’avenir devaient travailler à approfondir le marxisme, et je ne vois pas encore aujourd’hui que l’on puisse adopter un autre procédé pour construire cette idéologie dont a besoin le mouvement prolétarien [23].
Mais, précise Sorel, si j’avais aperçu les « graves lacunes » du « marxisme officiel « , les moyens faisaient primitivement défauts qui permettraient de « l’adapter à la réalité » .
L’étude de l’ouvrage de Saverio Merlino [24] lui montre qu’il est « devenu nécessaire de réviser les bases des théories socialistes afin de les mettre d’accord avec le mouvement social » [25]. Plus généralement, Sorel déclare que ses premiers écrits sont des « études que je faisais pour renouveler le marxisme par des procédés marxistes » [26]. La nécessité d’une révision aurait été, aux yeux de Sorel, relancée par l’affaire Dreyfus : « la révolution dreyfusienne constitue (...) une expérience qui établit de façon irréfutable l’insuffisance des théories socialistes reçues de ce temps [27]. »
C’est cette révision nécessaire, reconnue par Bernstein, qu’aurait accompli « La décomposition du marxisme » (1908), mais en suivant une autre méthode que celle de Bernstein [28].
Autant le dire clairement dès maintenant : pour Sorel, le marxisme dogmatique n’est pas moins utopique que les utopies proprement dites. En conséquence, Sorel invite à abandonner l’orthodoxie dogmatique pour revenir à l’interprétation (philosophique) du mouvement réel [29]. C’est ce retour au mouvement réel qu’accomplit, selon Sorel, « L’Avenir socialiste des syndicats » (1898) dont il célèbre la formule dans Réflexions sur la violence en affirmant : « C’était le commencement de la sagesse ; on s’orientait vers la voie réaliste qui avait conduit Marx à ses véritables découvertes [30]. »
Mais cette orientation rend nécessaire une critique de l’autorité scientifique de Marx lui-même.
3. Critique de l’autorité scientifique de Marx
S’il ne fait pas de doute pour Sorel que la validité du marxisme doive être mise à l’épreuve [31], cette validité doit être éprouvée dans les limites de son concept comme science économique ou science sociale [32]. Mais cette critique, ici survolée, s’étend à la critique du communisme de Marx.
3.1.Critique de la science de Marx
Selon Sorel, l’examen de la doctrine de Marx se heurte à des difficultés préjudicielles :
- Absence de clarté, notamment terminologique. Sorel justifie la nécessité de « s’inspirer de l’esprit plutôt que des textes » : « Cela est d’autant plus nécessaire que les textes de Marx sont, très souvent, d’une interprétation difficile : rien ne ressemble tant à la Philosophie de la nature de Hegel que le Capital. Marx a créé une terminologie ou plutôt plusieurs (...) ». Et Sorel de noter la pluralité des registres de la terminologie, l’existence de formules abstraites « présentées sans préparation », de « formules symboliques », de difficultés de traduction [33].
- Absence d’exposé didactique et systématique : « Il faut reconnaître que le système de Marx présente des difficultés considérables pour la critique, parce que l’auteur n’en a point donné un exposé didactique [34]. »
Ces difficultés étant posées, la critique par Sorel de la lettre de la doctrine fait flèche de tout bois et dans toutes les directions.
C’est le cas de la science économique, première à être sommée de rendre compte de ses prétentions [35]. Aussi l’évaluation du Capital de Marx, et plus particulièrement de la théorie de la valeur est-elle plusieurs fois reprise. C’est ainsi que Sorel demande que l’on tienne compte des travaux de W. Sombart et de C Schmidt, rend compte avec bienveillance de l’ouvrage de M. Merlino, et développe sa propre interprétation [36]. De même Sorel, en commentant Bernstein, reprend et étend les critiques contemporaines de la théorie de la valeur [37]. Enfin, il mentionne à plusieurs reprises de façon élogieuse les critiques de B. Croce [38]. La thèse fondamentale que Sorel accrédite est la suivante : « Il n’y a pas dans Marx de vraie théorie de la valeur [39]. »
C’est ensuite l’analyse des classes sociales et de leurs luttes, et en particulier des thèses sur la simplification de la composition des classes et de leurs antagonismes qui fait l’objet d’un examen répété [40].
De façon plus générale c’est le matérialisme historique, qui fait l’objet du plus large examen [41]. Mais c’est la discussion de la dialectique qui, comme on va le voir, mérite qu’on s’y arrête particulièrement [42].
Or, en dépit de leur ampleur, ce ne sont pas ces critiques qui sont décisives dans le déploiement de la conception originale de Sorel.
3.2. Critique du communisme de Marx
Déterminante est la critique des thèses de Marx qui, pour Sorel, excèdent les limites de toute science concevable, c’est-à-dire, dans l’esprit de Sorel, de toute science conçue sur le modèle des sciences positives : l’avenir prévisible, la catastrophe inéluctable, la dialectique historique. De proche en proche, c’est le communisme de Marx qui est dissous.
– L’avenir prévisible ?
Critique qui déborde celle de Marx et qui l’englobe : Sorel conteste que la science puisse prévoir l’avenir. D’abord, parce que l’évolution des sociétés ne peut pas être enfermée dans des formules [43] et surtout parce que l’avenir est hypothétique. Sorel le souligne avec insistance dans « Pour ou contre le socialisme » : « Sans doute on peut faire sur l’avenir des hypothèses nombreuses ; et la science ne permet d’en rejeter sûrement aucune, l’avenir étant pour la science enfermé dans le livre des Sept-Sceaux ; mais il y a des hypothèses plus vraisemblables les unes que les autres [44]. »
Ces hypothèses sont-elles nécessaires ou inutiles ? À quelques pages de distance, Sorel semble se contredire.
À la suite de Saverio Merlino, il soutient que les formules marxistes sur l’avenir de la propriété, de la famille, de l’État ne sont que des hypothèses stériles : « Ce sont là des hypothèses indémontrables et fort inutiles , je crois, au socialisme ». Ce sont « des survivances d’anciennes hypothèses sur l’avenir [45]. » [souligné par moi]
Mais, de telles hypothèses peuvent (malgré tout ?) s’avérer nécessaires : « L’histoire est tout entière dans le passé ; il n’existe aucun moyen de la transformer en une combinaison logique. Tout ce que nous disons de l’avenir est pure hypothèse, mais hypothèse nécessaire pour fournir des bases à notre activité [46]. » [souligné par moi].
Quelques années plus tard (nous y reviendrons), Sorel considèrera que ces hypothèses sont des mythes indispensables au socialisme.
Dès lors, s’agissant de Marx, ce sont le but final, le contenu et les modalités du communisme qui sont mis en cause [47].
Si l’esquisse du contenu du communisme relève d’ « hypothèses indémontrables et fort inutiles », si elles ne sont que des « affirmations hasardées » que l’on doit comprendre comme des « survivances d’anciennes hypothèses sur l’avenir » [48], c’est notamment parce que l’idée même d’une nécessité historique du communisme n’est pas fondée.
Sorel résume favorablement les thèses de Bernstein qui « voudrait qu’on abandonnât l’idée de nécessité historique », que l’on distingue l’espérance d’une sortie de la préhistoire de l’humanité et « les parties sociologiques » de l’œuvre de Marx et Engels. Il convient de renoncer à l’idée d’une « prédestination sociale » - à l’idée d’une « palingénésie sociale » qui serait « fatalement amenée par la loi immanente du régime capitaliste » [49].
Encore faudrait-il distinguer deux idées, parfois confondues par Marx lui-même : la nécessité inéluctable du communisme et sa nécessaire possibilité [50]. Faute d’effectuer cette distinction, Sorel abandonne la perspective communiste.
Ainsi, Sorel attribue à Bernstein « le grand mérite de mettre en pleine lumière que Marx a fait ses recherches scientifiques en vue de justifier des thèses socialistes préconçues et que ses prénotions l’ont empêché de faire un travail satisfaisant ».
Et non content de citer Bernstein quand celui-ci affirme de Marx que « ce grand scientifique était le prisonnier d’une doctrine », Sorel poursuit : « Je crois qu’on pourrait aller plus loin et je me demande dans quelle mesure Marx était sérieusement communiste (...) ». Et d’affirmer notamment : « En 1875, dans sa lettre sur le programme de Gotha, Marx n’ose pas renier complètement le communisme, mais le renvoie à une date si lointaine et si indéterminée qu’en fait il le supprime [51]. » [souligné par moi]
Ce point est décisif : Sorel lui-même « supprime » la perspective du communisme. Tous les textes de Marx qui en évoquent la perspective et les conditions (domination politique ou dictature du prolétariat, socialisation de la production) – du Manifeste au Capital, en passant par La guerre civile en France - sont négligés.
Ainsi se trouve entériné l’effondrement de toute perspective stratégique fondée sur le communisme de Marx.
Ce n’est pas tout : dans le même mouvement, la théorie de la catastrophe, solidaire d’une certaine philosophie de l’Histoire est récusée [52].
– La catastrophe inéluctable ?
Une fois encore, la critique déborde et englobe la conception de Marx.
Sorel refuse que l’on puisse attribuer à Marx, comme le fait Saverio Merlino « un fatalisme économico-révolutionnaire » ou que « le bien doit sortir de l’excès du mal : le pire est le meilleur » [53]. Mais il admet la critique de « la conception catastrophique du socialisme » proposée par le même Merlino, auquel Bernstein, dit-il « s’est rallié » et la critique le « blanquisme révolutionnaire » [54].
Aussi Sorel entreprend-il à son tour « la discussion des thèses catastrophiques », en confrontant l’avant-dernier chapitre du Livre I du Capital et le Manifeste. Et il propose de distinguer les descriptions empiriques et les thèses catastrophiques, et voit dans l’avant-dernier chapitre un fragment, qui a été comme beaucoup d’autres parties anciennes, introduit dans Le Capital.
Il rejoint ainsi la conception de Bernstein selon lequel les écrits anciens de Marx « exhalent un parfum blanquiste, c’est-à-dire babouviste » et soutiennent le « terrorisme prolétarien ». Aussi Sorel soutient-il contre Kautsky que la « théorie de l’effondrement » existe bien dans la social-démocratie et que cet effondrement consisterait « en un long régime terroriste imité de 93 » . Et de conclure : « Cela était certainement la pensée de Marx et Engels autrefois ; c’est la pensée qui se dégage du texte apocalyptique. M. Bernstein a eu le très grand courage de dire ce qu’il en était [55]. »
Or quelques années plus tard (nous y reviendrons), Sorel considèrera que la catastrophe (comme les hypothèses sur l’avenir) figure parmi mythes indispensables au socialisme.
En revanche, la critique la substitution de la logique - et de la dialectique ainsi comprise - à l’histoire réelle [56] ne sera pas abandonnée .
– La dialectique historique ?
C’est particulièrement la dialectique qui est en question [57].
Sorel se félicite que Colajanni ait pu « laisser de côté (...) la théorie dialectique qui, d’après Engels, serait caractéristique de la nouvelle manière de penser ». Et Sorel de citer longuement Labriola « dans l’espoir - précise-t-il dans une note de 1914 - qu’un lecteur habile trouve un sens à cet oracle ». Engels est alors mis à contribution : « Cette mystérieuse dialectique est chose assez simple d’après les exemples donnés par Engels ». Mais si Sorel résume ces exemples, c’est pour conclure : « Ce ne sont vraiment que jeux de mots et il me semble qu’on peut fort bien se passer de toutes ces amusettes ; (...) je crois que cette dialectique n’a rien à faire avec le marxisme [58]. »
Dès lors, l’impossibilité de prévoir l’avenir ne peut pas, déclare Sorel, être contrebalancée par le recours à la logique hégélienne. Les trois moments qui, selon lui, sont envisagés dans la lettre sur le programme de Gotha ne doivent pas faire illusion : « Il ne faudrait pas supposer que cette vue sur l’avenir soit fondée sur une conception purement logique, sur une loi de la génération des formes : ce serait admettre que l’Idée crée ! [59] »
Bilan de cette triple critique - d’un avenir prévisible (communisme compris), d’une catastrophe inéluctable, et d’un dialectique historique – : ce sont pour Sorel des excroissances qui impliquent le glissement de Marx lui-même vers l’utopie. Ce sont les points de non-retour où la science verse dans l’utopie.
Georges Sorel critique, d’un même mouvement la science (ou du moins ses prétentions et ses illusions), le marxisme (d’abord dans ses versions dogmatiques), la conception de Marx (particulièrement son communisme). Et cette triple critique culmine dans la critique de l’utopie (particulièrement quand elle se présente comme scientifique).
Henri Maler
La suite : Georges Sorel : de l’utopie au mythe (2) - Le mythe contre l’utopie.
Annexe : ouvrages et éditions
En l’absence d’une édition complète et homogène des écrits de Georges Sorel, j’ai eu recours à des éditions disparates. La pagination des références et citations s’en ressent inévitablement.
Georges Sorel, La décomposition du marxisme et autres essais, anthologie préparée et présentée par Thierry Paquot, PUF, 1982
Georges Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, éditions Marcel Rivière, 1921.
Georges Sorel, Réflexions sur la violence, huitième édition, avec Plaidoyer pour Lénine, Paris, éditions Marcel Rivière, huitième édition, 1936.
Georges Sorel, Les illusions du progrès, suivi de L’avenir socialiste des syndicats, Paris, éditions l’Age d’homme, 2071.
Georges Sorel, Introduction à l’économie moderne, Paris 1903, M. Rivière & Cie, 1911 - 385 pages