Invitation à la lecture de Théorie générale de Jacques Bidet

Présentation de l’ouvrage de Jacques Bidet Théorie générale – Refondation du marxisme. Théorie du droit, de l’économie et de la politique [1] proposée dans la revue Mouvements, n° 20, mars-avril 2002 et publiée sous le titre « Invitation à la théorie » dans la rubrique « À plusieurs voix » [2]

Le travail de Jacques Bidet - à déconseiller aux gardiens sourcilleux des temples de l’orthodoxie marxiste et aux tenanciers médiatiques des vulgates libérales - n’a pas encore fait l’objet, me semble-t-il, de la réception qu’il mérite. Sans doute parce qu’il est encore trop marxiste pour la plupart ou trop peu pour quelques-uns. Mais plus sûrement parce que l’entreprise n’est pas de celle que l’on révère, en des temps où la pensée s’avachit ou s’émiette : celle d’une refondation générale d’une théorie de la modernité et d’une théorie de l’émancipation.

C’est pourquoi je voudrais souligner quelques raisons fortes de le lire, en proposant une présentation qui, en dépit de son caractère très partiel, invite à la discussion.

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Trajets

La question initiale s’impose d’elle-même : quel bilan tirer du communisme du 20e siècle ? Le point de départ du travail de Jacques Bidet est donc historique. Mais les termes mêmes du diagnostic conditionnent pour une large part la thérapie théorique proposée.

Comment comprendre le désastre ? Comme effet d’une défaite prématurée (imposée par une contre-révolution déjà partiellement à l’œuvre au cœur même de la révolution) ou comme effet, plus ou moins tardif, d’une potentialité inscrite dans le sol même de la modernité ? Comment expliquer que se soient imposées une nouvelle dictature et une nouvelle domination de classe ? Faut-il en particulier, comme le pense Jacques Bidet, considérer la bureaucratie comme une classe engendrée par la planification ou au contraire la planification comme l’outil que se donne la bureaucratie pour asseoir sa domination ?

Question décisive, car, historiquement, ce n’est pas le plan qui a généré la structure classiste de la société soviétique, mais plutôt la structure classiste qui a culminé dans la planification bureaucratique. Mais question incomplète, car l’explication par les convulsions violentes de l’histoire ne saurait annuler l’exigence d’une explication théorique.

La plupart de ceux qui, se prévalant de Marx, ont tenté d’appréhender la réalité du désastre stalinien l’ont fait en « bricolant », non sans génie parfois, les catégories héritées de Marx, au lieu de se demander ce qui devait être repensé à partir de Marx et, le cas échéant, contre lui pour rendre intelligible une catastrophe historique qui ne peut pas être pleinement comprise à partir de sa théorie. L’un des plus grands mérites de Jacques Bidet est d’avoir rouvert le chantier. Non d’un procès en imputation qui chercherait à attribuer à Marx la responsabilité théorique de tout ce qui s’est fait en son nom, mais d’un sondage des fondations, destiné à examiner ce qui dans la théorie de Marx ne permet pas de rendre compte de ce qui s’est passé.

Le collectivisme de type soviétique n’est pas un accident historique, imputable seulement à de fâcheuses circonstances ou de déplorables errements. Pour tenter de le comprendre, sans pour autant le dissoudre dans une cathédrale de concepts, il convient de revenir de l’histoire à la théorie (avant de revenir à l’histoire). Ce retour à la théorie - ce retour sur la théorie - peut emprunter deux voies : ou bien considérer que c’est la théorie même du capitalisme qui, chez Marx, est intrinsèquement insuffisante ou bien considérer que le capitalisme n’est lui-même que l’une des possibilités inscrites dans la « matrice de la modernité » et que c’est elle qui doit être reconstruite. C’est cette seconde voie que Jacques Bidet a entrepris d’explorer. À suivre la première – qui garde ma préférence -, il conviendrait de reprendre le concept même de capitalisme, au niveau où il rend pensable/possible le collectivisme. Le capitalisme intégralement marchand et le collectivisme bureaucratique pourraient dès lors être compris comme deux variantes d’un même présupposé capitaliste, dont le second serait un avorton monstrueux. La deuxième voie – qu’emprunte Jacques Bidet – invite à revenir en deçà du concept de capitalisme pour sonder les sous-sols d’une modernité qui comprend virtuellement deux formes polaires de réalisation. Le capitalisme marchand et le collectivisme bureaucratique se présentent alors comme deux variantes d’un même présupposé moderne, dont la seconde serait l’accomplissement exceptionnel.

Mais s’en tenir à une telle présentation serait abusivement réducteur. En effet, du point de départ historique d’une remise en question au commencement théorique d’une refondation, il y a tout le chemin de la critique, qui permet d’éprouver la consistance du résultat.

Comme dans toutes les grandes entreprises de ce genre, Jacques Bidet - à l’instar d’Habermas, par exemple - conduit une double critique : une critique interne qui, en explorant les théories à partir de leur propre déploiement, se propose de les filtrer, pour distinguer les éléments recevables et le dépôt indigeste ; et une critique externe qui réinterprète ces théories en fonction d’une théorie plus générale qui s’efforce de les rectifier, voire de les subvertir.

La critique interne prend essentiellement (mais pas uniquement) pour cibles la théorie de Marx et les théories contractualistes.

Une critique de Marx d’abord. Engagée déjà dans Que faire du Capital ?, cette critique se prévaut d’une interprétation structurale du Capital qui prétend en clarifier et rectifier les énoncés et dont Jacques Bidet tire les conséquences dès Théorie de la modernité  : Marx n’aurait produit fondamentalement qu’une théorie partielle et unilatérale de la modernité [3]. Là encore Jacques Bidet emprunte un chemin qui déplaira aussi bien aux adeptes du ressassement qui rêvent d’appliquer Marx sans le reprendre et à ceux du renoncement qui préfèrent passer à autre chose, plutôt que d’en passer par Marx : les quelques héritiers qui se croient rigoureux quand ils optent pour la solution paresseuse qui consiste à se vautrer dans l’œuvre de Marx sans y toucher et les nombreux novateurs qui se croient audacieux quand ils adoptent la solution désinvolte qui consiste à traiter Marx, comme lui-même s’interdisait de traiter Hegel - en « chien crevé » -, quitte à glaner au passage quelques pièces élimées ou vêtements en lambeaux.

Une critique du contractualisme, ensuite : comme « forme majeure » du libéralisme et comme fondement de la genèse de l’idée démocratique. C’est cette critique qui ouvrait Théorie de la Modernité, où Jacques Bidet empruntait un chemin escarpé dont quelques tracés équivoques l’ont fait injustement soupçonner ou féliciter de noyer le marxisme dans le libéralisme, voire même de teinter le libéralisme de quelques couleurs affadies du marxisme.

Ces critiques internes non seulement sont conduites avec une rigueur exemplaire dans les ouvrages spécifiquement consacrés à Marx ou à Rawls, mais elles visent aussi, au fil de l’examen, les conceptions théoriques les plus diverses : ainsi en va-t-il de l’étude critique de la tradition contractualiste, des approches institutionnalistes, de la théorie d’Habermas, etc.

Toute critique interne débouche sur une exigence de réinterprétation. C’est alors la critique externe qui prend le relais, et mesure chaque œuvre à la théorie qui prend ses appuis sur elle. Quelle est cette théorie ?

Refondations

Quelle est cette « matrice de la modernité » que Jacques Bidet s’efforce de penser sous le concept de « métastructure » (Livre I) ?

Elle s’annonce par une déclaration – « Au commencement est la parole » - qui proclame que tout doit être soumis à la délibération publique et répondre devant des exigences d’égalité et de liberté, de moralité raisonnable et d’efficacité rationnelle.

Ces exigences proclamées, mais non dénuées de factualité, appellent des médiations contractuelles - contractualité interindividuelle, contractualité centrale, contractualité associative - et des modes de coordination rationnels : le marché, l’organisation, l’Etat. Michel Maric, dans sa contribution, en dépit des limites imposée par un résumé, en dit assez pour que je résume à mon tour.

L’essentiel consiste en ceci, qui devrait permettre « formuler dans l’unité d’un même concept, mais sans confusion entre elles, une théorie de la société moderne et une philosophie politique » : parmi les composantes de la métastructure, figurent, parce qu’ils seraient homologues, aussi bien les déterminations et les formes abstraites qui sous-tendent les structures sociales elles-mêmes, que les exigences et les normes de la modernité - les promesses que celle-ci devrait ou pourrait accomplir, mais que les structures elles-mêmes ne cessent de démentir.

En effet, ces présupposés de la modernité, qui en forment la « métastructure » ouvrent un champ de possibles. Mais, soutient Jacques Bidet, ces présupposés ne sont posés que renversés en leur contraire par les structures qui en réalisent le « potentiel dominationnel ».

On mesure déjà – avant d’aller plus loin - qu’un tel recommencement a pour objectifs et/ou pour conséquences de piéger le libéralisme et de subvertir le marxisme.

Le libéralisme, du moins dans sa version contractualiste, rend compte, au moins partiellement, des prétentions de la modernité, mais dénie les contradictions que recèlent et révèlent ces prétentions, notamment quand elles sont confrontés à la réalité des structures des sociétés modernes : retournement de la liberté et de l’égalité en exploitation et oppression, retournement de la rationalité en irrationalité et de l’efficacité en gâchis.

Le marxisme, du moins tel qu’il s’expose dans Le Capital, appréhende les effets du marché comme mode de coordination sociale, mais négligerait l’organisation comme mode polairement opposé de coordination, mais contemporain du premier. De même, Marx identifierait partiellement les exigences – liberté, égalité, rationalité, contractualité - impliquées dans la modernité, mais en les traitant comme des superstructures, manquerait le fondement normatif qu’elles fournissent à la critique sociale et à tout projet d’émancipation.

Du premier point résulte la nécessité d’élargir le cadre d’analyse : marché et organisation forment des présupposés de la modernité, inscrits dans sa métastructure, et qui s’accomplissent structurellement sous deux formes, polairement opposées, de société de classes : le capitalisme et le collectivisme. Car tel est bien, selon Jacques Bidet, la conséquence du passage de la métastructure aux structures (Livre II).

Une deuxième conséquence, pour l’auteur, en découle aussitôt : le projet de dépassement du capitalisme compris comme dépassement des rapports marchands par la planification serait, à tout le moins, une énorme « bévue ». Jacques Bidet refuse de se laisse séduire par l’idée d’une planification démocratique qui par opposition à une planification bureaucratique ne reconduirait pas les effets de domination et d’exploitation inscrits dans la structure marchande du capitalisme : la planification, telle que Marx et ses successeurs l’auraient envisagée, reconduit les effets de domination inscrits comme potentialités dans le pôle organisationnel de la modernité.

On devine alors ce que Jacques Bidet entreprend d’établir dans le Livre III de son ouvrage - « Politique » - sur la base d’une « critique du contractualisme marchand » et d’une « critique du socialisme organisateur » : le socialisme doit renoncer à l’abolition des rapports marchands, mais, reprenant les choses par leurs commencements, prendre en charge la réalisation des promesses de la modernité et assurer la « maîtrise commune des médiations » (marché, organisation) dans une société qui serait cependant débarrassée des antagonismes de classes - de tous les antagonismes de classes.

On voudrait en dire plus sur une entreprise théorique dont la force même réside dans son ambition : tenter de penser ensemble, mais sans confusion, les catégories explicatives et les normes projectives, impliquées dans les exigences de la contractualité et les prétentions à la rationalité, à la fois présupposées, partiellement effectuées et fondamentalement déniées ou démenties par et dans les sociétés modernes. Discuter cette théorie, c’est l’évaluer à la hauteur de l’ambition qu’elle affiche. C’est assez dire que l’exposé succinct proposé ici n’est pas taillé sur mesure pour habiller une critique expéditive. Au moins peut-on soulever quelques questions.

Questions

La « matrice de la modernité » - ou « métastructure » - telle que Jacques Bidet la conçoit soulève immédiatement deux problèmes majeurs, qui concernent les composantes de cette matrice, et plus généralement le statut ontologique de la métastructure, comprise comme un transcendantal historique.

En quoi s’agit-il d’un transcendantal ? Conformément à l’usage classique de ce vocable, la mégastructure circonscrirait alors un ensemble de conditions de possibilité a priori. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’un modèle ou d’un idéaltype qui reconstruit simplement des conditions d’intelligibilité : notamment quand il permet de définir un ensemble d’exigences auxquelles référer les structures des sociétés modernes quand on veut les comprendre et les critiquer ?

En quoi ce transcendantal est-il historique ? Sans doute parce qu’il serait historiquement constituant. Mais comment comprendre qu’il soit historiquement constitué comme un transcendantal, s’il n’apparaît que dans le cours de l’histoire dont il serait cependant le présupposé et s’il ne s’y accomplit que pour se nier ?

La métastructure, nous dit Jacques Bidet, est un présupposé qui n’est posé que par la structure où elle se trouve déjà retournée en son contraire. Comment comprendre ce ou ces retournements ? Si la métastructure et la structure sont contemporaines, comment peut-on encore parler de transformation ? Et si le retournement est toujours déjà effectué, de quel retournement s’agit-il ?

Dans la métastructure sont nichées les promesses de la modernité – la factualité de ses prétentions raisonnables et rationnelles. Comment comprendre alors que ces prétentions ne soient affichées que pour être aussitôt retournées ? Comme une contradiction entre la métastructure et la structure ? Mais le démenti structurel des promesses métastructurelles mérite-t-il vraiment d’être pensé comme une “ contradiction ” ? Et si les structures démentent les promesses métastructurelles, n’est-ce pas parce que ce sont les structures elles-mêmes qui sont, à proprement parler, contradictoires.

Face à ces difficultés, divers auteurs ont fait valoir des objections fortes et liées. La contemporanéité de la métastructure et de la structure invite à les considérer comme un seul et même niveau, et à prendre l’exposé directement au niveau des structures qui rendent compréhensibles des accomplissements tendanciels différents, voire divergents. Comme cette même contemporanéité invite à comprendre la modernité comme une unité de contraires, où non seulement les normes déclarées sont plus ou moins démenties par les formes instituées, mais où la socialisation de la production et des échanges entre en conflit avec l’appropriation exclusive, qu’elle soit individuelle, actionnariale ou bureaucratique. Comme l’enseigne une leçon banale, mais résistante, de Marx.

Il est vrai que Jacques Bidet assure parfois que son travail répond par avance à ces objections. Resteraient encore celles-ci.

Les normes de la modernité qui permettent, parce qu’elles lui sont immanentes, d’en amorcer la critique, sont-elles les normes suffisantes de cette critique et d’un projet d’émancipation ? Ne doit-on pas, plutôt, considérer que la réalité des sociétés de classe dénonce l’insuffisance de ces normes elles-mêmes ? C’est ce que Marx donne à penser notamment quand il définit le communisme : une « association où les libre développement de chacun serait la condition du libre développement de tous » reposerait, certes, sur une égale liberté, mais une liberté-puissance irréductible au concept libéral.

Et encore : des deux figures de l’appropriation sociale que l’on peut trouver chez Marx – l’appropriation publique et l’appropriation coopérative - Jacques Bidet ne retient en général, pour la critiquer, que celle qui, selon une pente qui n’a cessé de s’aggraver, conduit de l’appropriation publique des moyens de production à la planification de leur usage et, à travers elle, à la planification étatique et centralisée de l’ensemble de la production et de la distribution. Mais cette pente est-elle fatale ? N’est-il pas indispensable, pour faire pleinement droit à la « contractualité associative », de revaloriser le projet d’une autogestion coopérative qui, combinée à une planification démocratique, accomplirait le projet d’une association des producteurs ?

Comme on le voit, la discussion est ouverte …

* * *

Au total, la lecture de Théorie générale ne laisse pas indemne le lecteur qui accepte de se soumettre à l’épreuve d’une conceptualité aride et exigeante. À tout le moins, cette invitation à la théorie est une invitation à lire Marx autrement.

Elle rompt le charme de ses concepts apparemment les mieux fondés. De proche en proche, la réinterprétation de Jacques Bidet corrige, mais radicalement, un certain nombre de conceptions fondamentales héritées de Marx : la théorie de la valeur, la théorie des classes et de leur reproduction, la théorie de l’Etat et de ses transformations. Chaque révision mériterait une discussion particulière, ne serait-ce que parce que la cohérence de la théorie proposée peut être mise à l’épreuve sur chacun de ses segments.

Elle subvertit non seulement, les concepts explicatifs qui gouvernent la théorie de la société moderne, mais surtout les catégories normatives qui en soutiennent la critique et qui sous-tendent le projet socialiste. À l’inflation de la promesse communiste, elle oppose la perspective d’un accomplissement de la modernité, qui pourrait être cependant débarrassé des effets de la division de la société en classes. À la perspective d’une planification intégrale de la production et la distribution, présentée comme la panacée ou le remède miracle à l’exploitation et à la domination, elle oppose la primauté de la délibération publique : à elle de décider du choix hiérarchisé des médiations (planification, marché, association). Cette conception originale d’un « socialisme de marché » ne va nullement de soi, on s’en doute. Mais elle invite à penser différemment une « politique de l’humanité », synonyme de son émancipation : radicalement démocratique.

En tout cas, les objections partielles que l’on peut accumuler sur tout ou partie du parcours proposé ne valent pas réfutation : la réfutation d’une Théorie Générale ne pourrait procéder que d’une théorie alternative et de même niveau qui en reprendrait à son tour les principaux acquis pour les réinterpréter.

Henri Maler

Notes

[1Presses Universitaires de France (Actuel Marx Confrontation), 1999, 512 p., 23 €.

[2Avec un article de Michel Maric, intitulé « Une tentative de refondation du marxisme »

[3Que faire du Capital ? (1985), seconde édition, PUF, 2000. Théorie de la Modernité, PUF, 1990.

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