L’École et l’État - Pèlerinage en Balladurie (1994)
Cet article, rédigé au printemps 2014 et publié dans le n°21 de la revue Futur antérieur paru en septembre, revient, après coup, sur mythe de l’école égalitaire et sur les tentatives par le gouvernement Balladur (brièvement rappelées en post-scriptum de l’article) de soutenir l’Ecole privée au détriment de l’école laïque.
Avant que le temps n’efface sur le bitume le pas des syndicats enseignants désunis et alors que l’offensive sur le SMIC-jeunes reçoit la riposte qu’elle mérite - avant que des crises nouvelles, peut-être plus violentes, ne viennent rappeler que rien n’est réglé, quelques problèmes soulevés par la manifestation pour la défense de l’École publique (l’une des plus grandes de l’histoire de ce siècle) méritent qu’on s’y arrête . Par exemple, celles-ci : « La question de l’Ecole est fichée au cœur de la République : que fait-elle à cette endroit ? La question de la religion revient au cœur de l’État : pourquoi ? »
Il fut un temps, béni par les nostalgiques, où la République, pour se doter d’une Nation, s’imposa une École laïque, indépendante de l’Eglise, mais adossée à l’État : une Ecole destinée à la normalisation des conflits sociaux et à la neutralisation des conflits idéologiques. La fable de l’égalité des chances lui tenait lieu d’évangile de l’égalité des âmes, et la fiction d’une neutralité respectueuse des familles permettait de promouvoir le mythe du citoyen.
L’École de la République, pourtant, ne fut pas seulement ce Théâtre érigé par la Raison d’État : sur ses tréteaux se joua longtemps un répertoire égalitaire qui favorisa parfois les progrès, fragiles et discontinus, d’une triple démocratisation - scolaire, sociale, politique. L’École laïque ne fut pas seulement cette Eglise destinée à produire un consensus mollasson : sous ses voûtes retentirent, sous la conduite d’un corps enseignant acquis à la devise républicaine, des idéaux dans lesquels il arriva même que les libéraux et les conservateurs soient contraints de se draper. Ce potentiel démocratique permit qu’on confondît l’École publique avec son mythe. Ce potentiel démocratique est en panne ou en crise, et le mythe, lentement, se dissipe.
Le mythe de l’école égalitaire ne résiste pas à la prolongation de la scolarité qui devait le sauver. L’École fut et reste gare de triage qui entérine et reconduit les inégalités sociales. Elle les entérine : derrière l’Ecole unique opèrent, mais dans la plus grande opacité, des mécanismes de sélection inchangés, dont l’opacité même accroît la violence. Les inégalités entre des filières données pour équivalentes et des établissements donnés pour identiques deviennent vertigineuses. L’absence de sélection officielle favorise les formes de sélection les plus sauvages : la fiction de l’égalité ne fonctionne, plus que jamais, qu’en marge des inégalités. L’École les reconduit : à une extrémité, l’exclusion scolaire est immédiatement sanctionnée par l’exclusion sociale ; à l’autre extrémité, la promotion scolaire est largement dévaluée par la précarité de son débouché social. Les deux sorties du système scolaire débouchent directement sur des impasses.
Ainsi, la prolongation de la scolarité et l’élévation moyenne des niveaux d’instruction dissimulent une translation globale du système qui reconduit les mêmes distributions, mais à partir de niveaux d’études plus élevés. Et l’interminable adolescence promise aux plus chanceux ne fait qu’accroître, pour leur plus grand nombre, les incertitudes de l’existence. L’élargissement des composantes intellectuelles des apprentissages et l’accroissement du nombre de leurs bénéficiaires ne fait qu’élargir le fossé entre l’extension du capital scolaire et la précarité du destin social de ses bénéficiaires. Fossé d’autant plus perceptible que les mutations du travail et l’extension de ses formes immatérielles approfondissent le divorce entre une instruction enfermée dans le temps scolaire et la formation coextensive au temps professionnel. L’École qui, en général, n’était ajustée aux exigences de la reproduction sociale que par un désajustement partiel voit sa relative autonomie ne satisfaire ni la perpétuation du système ni sa transformation : elle est au bord de l’implosion et peut le rester longtemps, mais non sans explosion, comme le montrent déjà les regains de mobilisation de la jeunesse.
En effet, les contradictions nouvelles se développent en même temps que la crise intensifie des contradictions anciennes. L’École de l’égalité des chances est l’Ecole de la dernière chance : une ultime et faible espérance de différer ou d’infléchir le destin social. Et par temps de crise, l’École-promesse de promotion est, pour un nombre toujours croissant de jeunes, l’École-refuge contre l’exclusion : un abri précaire et provisoire. Mais l’exclusion n’est pas abolie quand elle est enfermée dans les murs de l’école, et la promotion est d’autant moins garantie qu’elle doit composer avec cette exclusion. Les élèves les mieux dotés en espérances sociales doivent coexister avec ceux qui n’en ont presque aucune. Pour remédier à l’échec scolaire quand elle menace d’exclusion sociale et pour garantir la réussite sociale quand elle paraît compromise par la misère scolaire, l’École privée offre ses services aux consommateurs d’École et l’État offre ses services à l’École privée.
L’École privée, on le sait, est, pour l’essentiel l’École de l’Église catholique. Mais son corps glorieux habite un corps mortel. Sa vocation céleste est prisonnière de sa fonction terrestre. Du ciel, elle reçoit la mission d’évangéliser toutes les âmes, quand la terre lui réclame de favoriser l’élection de quelques-uns. Prise en étau entre le producteur de valeurs sacrées et les consommateurs de valeurs profanes, elle ne sait plus vraiment comment concilier la pure loi de la sainteté et la dure loi du marché. Car les clients de l’École privée sont des consommateurs peu catholiques. Ils attendent de celle-ci, alternativement ou conjointement, qu’elle soit l’École du dernier recours, l’École du premier concours et l’Ecole du sacré secours : une Assurance scolaire, un Placement boursier et un Sacrement divin.
L’État, interventionniste quoique libéral, bien qu’il ne sache pas non plus à quels saints se vouer, s’est mêlé de ces déchirements intérieurs, mais en poursuivant ses propres fins : le gouvernement a tenté de se servir de la question de l’École privée comme d’un bélier pour parvenir à une mise en concurrence systématique des établissements scolaires. Cet enjeu dépasse, et de loin, la seule question des écoles privées : faute de pouvoir affronter le surinvestissement égalitaire de l’école, le gouvernement essaie de le contourner ; faute de pouvoir ajuster par leur émancipation le travail et la formation, le gouvernement cherche à démanteler l’École publique et à détruire les garanties salariales. Et ses premiers échecs sur le terrain de l’École ne font sans doute que reporter de nouvelles tentatives. Et cela d’autant plus que les enjeux ne sont pas seulement scolaires, mais politiques.
En effet, le mythe de l’école républicaine ne résiste pas à la crise de la République. Une crise rampante sans doute, mais aiguë, puisqu’elle cumule une crise de délimitation, une crise de représentation, une crise de légitimation. La crise de l’État-nation fondé sur une souveraineté unique et indivisible (qu’elle prenne, selon les pays, une forme centralisée, fédérale ou confédérale) atteint la République à la française. La crise de la représentation qui, pour une part découle de la précédente, atteint les valeurs de citoyenneté coulée dans l’idéal républicain. La crise de légitimation de l’État est par conséquent la première et la plus apparente. Comment l’École de la République pourrait-elle échapper à l’ébranlement des valeurs républicaines quand elles restent soudées à l’État ? Question qui appelle des analyses nouvelles qu’on ne tentera pas ici. Qu’il suffise de constater que les enjeux politiques, pour les gouvernements, devinrent chrétiens.
Les projets scolaires se doublent d’une quête morale... Pressé de satisfaire une clientèle avide de déjouer les pièges de l’École publique, la majorité de la Balladurie parlementaire a cru un instant qu’elle pourrait accoucher de ce monstre : une miniature de démocratie chrétienne. Le combat contre les régimes réputés communistes tenait lieu, pour le libéralisme, de fondement de ses propres valeurs : ses remparts lui tenaient lieu de fondations. Renvoyé à la crise du capitalisme comme à sa propre crise, le libéralisme est en panne de légitimité. Aussi ne doit-on pas s’étonner s’il est à la recherche de son accomplissement dans une jungle habillée en Disneyland et en quête de ses fondements du côté d’une évangélisation de ses turpitudes. Quête d’autant plus nécessaire et dérisoire qu’elle tente de combattre les nouvelles alliances de l’ethnicité et de la religiosité, avec les armes des identités imaginaires, nationales et religieuses.
La religion, supplément d’âme, se propose, une fois encore comme "l’esprit d’un monde sans esprit, le cœur d’un monde sans cœur". Dans un contexte international marqué par des conjonctions nouvelles entre libéralisme et obscurantisme, le Pape, à défaut de détenir celles du Paradis, prétend détenir les clés de la chambre nuptiale où se consommerait le mariage entre l’idéologie du profit et la religion de l’amour. Reste un dernier verrou - le rationalisme - que l’Église tente de faire sauter. Quitte à trouver au socialisme d’hier un petit air chrétien. Et derrière l’offensive contre l’École laïque se profile une offensive contre la tentative séculaire de donner toutes ses chances à la Raison. Les échecs de cette tentative nous ont déniaisés : la Raison peut trahir ses propres idéaux. Surtout quand elle attend du Marché et/ou de l’État sa consécration. Plus ou moins épicée, la religion vient alors à leur secours. S’il en est ainsi c’est parce que le christianisme, précisément quand la religion devient une affaire privée, est la religion officielle du libéralisme. Marx et Tocqueville convergent sur ce point. Le premier en concluait que l’État démocratique est l’État chrétien accompli.
Les tentatives de restauration prennent alors tout leur sens, même s’il s’agit d’un pur non-sens. Mais pour en conjurer les périls, il ne suffira pas de défendre l’Ecole laïque et républicaine. Quand il s’agit de penser pour les proposer des formes de socialité qui ne se confondent pas avec l’oppression et des formes de Pouvoir public qui ne se confondent pas avec l’État : ainsi un service unifié d’éducation pourrait être affranchi de toutes les mises en tutelle - par l’État et/ou le Marché. Utopie ? Utopie... (H.M)
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P.S Bref rappel du contexte. Le 16 janvier 1994, des centaines de milliers de personnes manifestent à Paris à l’appel du CNAL (Comité National d’Action Laïque) pour défendre l’École publique contre le projet de financement public des investissements d’infrastructure dans les écoles privées : un projet qui, pour l’essentiel, échoue. Peu de temps après, un puissant mouvement contre la création d’un « SMIC-jeunes » - le contrat d’insertion professionnelle (CIP) - contraint Édouard Balladur à décider son retrait.