L’internationalisme vu du Manifeste du Parti communiste
« On a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie . Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut pas les priver de ce qu’ils n’ont pas. » Dans quelle mesure ces affirmations fondent-elles l’internationalisme ? - Note de lecture et brouillon d’article (provisoires et, par conséquent, révisables) d’un travail en cours. Première publication : 19 mai 2016. Nouvelle version, modifiée et enrichie publiée également sur le site de Contretemps, le 29 juin 2016.
(1) Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’internationalisme communément qualifié de « prolétarien » est mal en point. La résurgence périodique des solidarités internationales et des mobilisations transnationales, aussi intenses soient-elles, en relance l’espérance et l’objectif, mais elles ne suffisent pas à effacer l’histoire de ses reculs, de ses défaites et de ses perversions, pour ne rien dire de son retournement contre-révolutionnaire dans la défense du « socialisme dans un seul pays ».
Il faudrait parcourir cette histoire à nouveau, revenir sur ces mouvements transnationaux, s’interroger sur ce que « prolétariat » veut dire désormais et s’arrêter sur les nouvelles configurations économiques, sociales et politiques dessinées par la mondialisation capitaliste (et notamment par les puissances économiques dites « émergentes »). Il conviendrait de s’attarder longuement sur les transformations de l’impérialisme, sur le cadre fixé par l’Union européenne et les diverses formes d’intégration régionale, mais aussi sur la géopolitique des conflits et des guerres de notre temps. On y reviendra dans d’autres contributions.
Mais puisque c’est au nom du communisme de Marx que des marxismes auto-proclamés ont prétendu fonder ledit internationalisme, peut-être n’est-il pas de mauvaise méthode de commencer par effectuer non un retour à Marx, mais un détour par Marx et de se confronter aux risques d’une critique interne.
(2) Ce détour permet de mettre en évidence que Marx, dans les textes écrits de 1843 à 1845, fonde la vocation émancipatrice du prolétariat sur son exclusion de la société civile et sur son absolue privation (économique, sociale, culturelle). C’est en raison de cette exclusion et de cette privation qu’il serait ainsi porteur d’une émancipation universelle (de tous les hommes), complète (de toutes les aliénations) et intégrale (de chaque homme et, partant, de tous) [1].
En dépit de nombreuses rectifications, l’argumentation correspondante – que je ne détaille pas ici – est reprise dans L’Idéologie allemande et dans le Manifeste [2]. Dans ce dernier texte, Marx et Engels soutiennent – bien qu’il ne s’agisse là que de l’un des fils de leur argumentation – que défini par une privation totale, le prolétariat est lui-même la dissolution en acte de la société existante : « Les conditions d’existence de la vieillie société sont déjà supprimées dans les conditions d’existence du prolétariat », puisqu’il est sans propriété, sans famille (au sens bourgeois du terme), sans nationalité [3].
C’est sur cette dernière privation qu’il convient de s’arrêter.
Dans L’Idéologie Allemande, on peut lire ceci : « […] tandis que la bourgeoisie de chaque nation possède encore des intérêts nationaux particulier, la grande industrie créa une classe dont les intérêts sont les mêmes dans toutes les nations et pour laquelle la nationalité est déjà abolie, une classe qui s’est réellement débarrassée du monde ancien et qui s’oppose à lui en même temps [4]. »
Dans quelle mesure cette « abolition de la nationalité » fonde-t-elle l’internationalisme et lequel ? Du moins dans le Manifeste et seulement dans le Manifeste (que par commodité littéraire on attribuera au seul Marx). Mais pourquoi ? Pourquoi s’arrêter, ne serait-ce que provisoirement sur le Manifeste (que par commodité littéraire on attribuera au seul Marx) ? D’abord parce que ce le Manifeste a rempli un rôle central, sinon au moment de sa parution, du moins dans l’histoire tourmentée des socialismes et communismes. Mais surtout parce que rabattre les élaborations et précisions ultérieures de ses auteurs sur les affirmations les plus discutables, voire les moins recevables de ce texte, prête à d’inquiétantes confusions, comme on va le voir.
(3) La privation de nationalité est, dans ce texte, affirmée deux fois.
– Une première fois sous la forme suivante : « Le travail industriel moderne, l’asservissement moderne au capital, aussi bien en Angleterre qu’en France, en Amérique, qu’en Allemagne, ont dépouillé le prolétaire de tout caractère national » [5]. Comme il arrive souvent chez Marx et Engels, est donné pour accompli ce qui, en toute rigueur, ne peut être présenté que comme une tendance. Mais surtout la présentation de cette tendance reste très équivoque : peut-on conclure du caractère transnational de l’asservissement du prolétariat à la perte de tout caractère national ? Et, pour répondre à cette dernière question, que faut-il entendre par « caractère national » ?
– La privation de nationalité est confirmée par une seconde formulation en ces termes : « On a accusé les communistes de vouloir abolir la patrie (Vaterland), la nationalité (Nationalität). Les ouvriers (Arbeiter) n’ont pas de patrie (Vaterland). On ne peut pas les priver de ce qu’ils n’ont pas [6]. ».
La première phrase semble donner pour équivalentes la patrie et la nationalité. Pourtant c’est sur la privation de patrie que portent les deux suivantes. Rien n’indique clairement que l’appartenance patriotique et l’appartenance nationale doivent être distinguées. Et rien ne permet d’affirmer que la virulence de la charge sur la privation de patrie est seulement un sarcasme contre le patriotisme et qu’il s’agit simplement, virulence mise à part, de souligner la communauté d’intérêt des prolétaires de toutes les nations [7].
Mais surtout, faut-il comprendre, comme nous y invitent les deux extraits qu’on vient de citer, que l’internationalisation de la condition prolétarienne équivaut à l’internationalisation d’une privation de nationalité : une privation de nationalité qui serait en conséquence le fondement même de l’internationalisme prolétarien ?
(4) Pour tenter d’y voir plus clair, il convient peut-être de revenir quelques pages en arrière : « Bien qu’elle ne soit pas, quant au fond (Inhalt), une lutte nationale, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, en revêt cependant la forme (Forme). Le prolétariat de chaque pays doit bien entendu en finir avant tout avec sa propre bourgeoisie » [8].
Le prolétariat n’aurait d’inscription nationale (il en aurait donc une…) que par la forme que revêt la lutte contre sa propre bourgeoisie et la nécessité d’ « en finir avant tout » avec elle. Mais, « quant au fond » (que l’on peut aussi traduire par « teneur » ou « contenu »), la lutte du prolétariat serait essentiellement internationale : parce qu’il serait lui-même privé de nationalité ? La dimension nationale de la lutte ne le serait que par la forme, sans que cette forme ne soit affectée par son contenu ou n’affecte son contenu ?
Cette distinction de la forme et du contenu doit alerter : elle laisse entendre qu’il convient de distinguer un prolétariat essentiel (dont la lutte est essentiellement internationale) et un prolétariat empirique (dont les luttes sont provisoirement nationales).
Or que nous dit Le Manifeste, après avoir affirmé que les prolétaires n’ont ni patrie ni nationalité ? Ceci : « Comme le prolétariat doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe nationale (édition de 1848) ou en classe dirigeante de la nation (édition de 1888), se constituer lui-même en nation, il est encore par-là national, quoique nullement au sens où l’entend la bourgeoisie [9]. »
Apparemment transparentes, ces formulations (hésitantes) sont en vérité énigmatiques. La correction de 1888 rend équivalentes la conquête du pouvoir politique par le prolétariat et sa constitution en « classe dirigeante de la nation ». Mais que peut signifier, prise au pied de la lettre, la nécessité pour le prolétariat de « se constituer lui-même en nation » pour conquérir le pouvoir politique, voire même pour l’exercer ? Faut-il comprendre que privé de patrie, de nationalité, le prolétariat ne serait national que par cette conquête ou par cet exercice ?
Faut-il comprendre que Marx déplore la privation de patrie, de nationalité et, pour cette raison, souligne la nécessité pour le prolétariat de se constituer en nation [10] ? Ce serait oublier la structure globale de l’argumentation (évoquée en introduction de cet article) selon laquelle le prolétariat est lui-même la dissolution en acte de la société existante.
Faut-il comprendre que privé de nationalité, le prolétariat – le prolétariat lui-même, le prolétariat lui seul ? – doit non seulement acquérir une appartenance nationale pour conquérir le pouvoir ou pour l’exercer, mais « se constituer lui-même en nation » ? Que privé de nationalité, il est « encore par-là national » ? « Par-là » ? Par la forme et non par le contenu, et, pour cette raison, « nullement au sens où l’entend la bourgeoisie » (alors que rien n’est dit ici sur ce sens) ? « Encore » ? Parce que la privation de patrie, de nationalité, est l’essence même du prolétariat qui n’est pas « encore » totalement parvenue à l’existence tant que sa lutte se déploie à l’échelle des États-nation ?
Pour attribuer une cohérence aux assertions équivoques qui légitiment ces questions, il faudrait affirmer que le prolétariat est par essence international et que ses nationalités ne sont que provisoires, voire accidentelles.
(5) Comme il arrive souvent sous la plume de Marx, diagnostic et pronostic, projet et promesse, tendent à se confondre. Or ils ne sont pas identiques.
Diagnostic ou pronostic ? Donnée pour accomplie la privation de patrie et de nationalité, assortie de la pacification des relations entre les peuples, serait, indique la phrase suivante du Manifeste, à la fois actuelle et potentielle : « Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’elle entraîne. »
Que signifie exactement ici « démarcations nationales » ? Le terme allemand (Absonderungen) suggère, semble-t-il, qu’il s’agit de séparations fondées sur des particularités qualifiées de nationales. Et bien que Marx ne propose pas, du moins ici, une conception ou un concept précis de la nation, la fin de la phrase semble indiquer qu’il évoque un mouvement d’homogénéisation dont rien n’indique qu’il puisse ou doive aller par lui-même jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à l’absorption des particularismes nationaux et à l’effacement d’hétérogénéités que, faute de mieux, on peut encore qualifier de nationales.
Quant au mouvement de dépérissement des antagonismes entre les peuples (si ce n’est entre les États-nation) qui serait « déjà » et « de plus en plus » à l’œuvre, il ne s’agirait, tout au plus que d’une tendance, dont Marx n’envisage pas ici qu’elle puisse être contrariée et ne précise donc pas par quelles puissantes contre-tendances (ne serait-ce que l’intense concurrence économique et commerciale que se font les nations dans le cadre de la mondialisation capitaliste).
(6) Certes, quelques lignes plus bas, Marx indique quelles sont les conditions requises pour que disparaissent l’exploitation d’une nation par une autre et l’hostilité entre les nations, mais au prix de nouvelles ambigüités.
D’abord, la notion de « nation » remplace ici la notion de « peuple » (mentionnée dans le passage cité ci-dessus), sans que l’on sache exactement quel sens il faut accorder à ces deux notions et s’il convient de les distinguer [11]. Ensuite et surtout, l’usage grammatical du présent menace d’avoir pour effet de fusionner, une fois encore, diagnostic et pronostic, projet et promesses.
Marx écrit : « À mesure qu’est abolie l’exploitation de l’homme par l’homme, est abolie également l’exploitation d’une nation par une autre. » Puis : « Du jour où tombe l’opposition des classes à l’intérieur de la nation, tombe également l’hostilité des nations entre elles ». Le raisonnement semble valide, bien qu’on imagine mal que la condition posée – « que tombe l’opposition de classe à l’intérieur de la nation » – puisse ne concerner qu’une seule nation, alors que l’effacement des antagonismes de classe devrait concerner un ensemble de nations, voire leur ensemble [12]. Mais, à y regarder de plus près, le raisonnement ne va pas sans problèmes.
Mentionné plus haut le diagnostic/pronostic d’un effacement des « démarcations nationales » est relayé ici, non sans risque de confusions, par un diagnostic/pronostic sur l’effacement de « l’hostilité entre les nations » qui ne se prononce ni sur l’effacement des nations elles-mêmes, ni sur l’insertion du prolétariat dans ces nations.
Mais surtout le mode de raisonnement mêle indistinctement une démonstration logique et une promesse historique. Logiquement, si une même cause, le capitalisme, entretient ou engendre l’exploitation de l’homme par l’homme et l’exploitation d’une nation par une autre, le dépassement du capitalisme, et donc de l’exploitation de l’homme par l’homme abolit l’exploitation d’une nation par une autre. De même, logiquement, si une même cause, le capitalisme, entretient ou engendre l’opposition des classes à l’intérieur de la nation et l’hostilité des nations entre elles, le dépassement du capitalisme et donc de l’opposition des classes à l’intérieur de la nation fait tomber l’hostilité entre les nations.
Or il y a loin de la logique à l’histoire. À moins de remplacer « la logique de la Chose » par « la Chose de la logique » [13] et de transformer les conséquences logiques en promesses historiques, le Manifeste ne peut formuler – et en cela c’est un manifeste – que des objectifs stratégiques, et rien d‘autre. Or c’est déjà beaucoup quand, pour tenter de les atteindre, il faut se coltiner l’histoire réelle, comme Marx ne manque pas de le faire quand il se confronte à la question des nations et des conflits géopolitiques. Dans ce texte, en revanche, la logique l’emporte sur l’histoire [14].
(7) On pourrait soutenir, il est vrai, que dans la mesure où aucune révolution sociale n’est parvenue à triompher durablement et à ouvrir la première phase du communisme, le raisonnement de Marx resterait valide, du moins si on l’interprète comme l’énoncé d’objectifs à atteindre et non comme des pronostics ou, pire, des prévisions certifiées.
Mais le moins que l’on puisse dire c’est que le pronostic d’un dépérissement des démarcations nationales et des antagonismes entre les peuples ne s’est pas vérifié, en dépit de l’universalisation de l’exploitation capitaliste et, partant, d’une tendance à l’uniformisation (sous le joug capitaliste) des conditions d’existence du prolétariat. Ces tendances à l’universalisation et à l’uniformisation ont été d’emblée minées par la concurrence entre nations, largement contemporaine de la mondialisation capitaliste, elle-même déjà partiellement et tendanciellement à l’œuvre quand Marx écrit. En cela, les formes nationales des luttes ont toujours eu des effets sur leur contenu.
(8) À s’en tenir aux formulations les plus péremptoires de Marx, la vocation émancipatrice du prolétariat ne serait donc pas seulement universelle parce qu’elle serait porteuse de l’émancipation de tous les hommes d’une même nation, mais parce qu’elle serait d’emblée inscrite dans une perspective ou une promesse d’émancipation internationale, voire mondiale.
Projet ou promesse ? La promesse historique absorbe l’objectif stratégique. La promesse et le projet d’une humanité indivise : « l’internationale sera le genre humain ». La promesse est intenable, d’abord parce que l’histoire ne promet rien. Mais l’objectif stratégique peut-il être maintenu ?
Pour esquisser (et esquisser seulement) une réponse à cette question, il faut quitter le texte du Manifeste.
De même que la transformation révolutionnaire de l’État n’implique pas la suppression de tout pouvoir public (c’est-à-dire, pour ne pas être tenté de jouer sur les mots, la suppression de tout État), l’humanité, aussi pacifiée et émancipée soit-elle, ne pourrait pas être entièrement unifiée sous la houlette d’un pouvoir public mondial et être totalement déterritorialisée. Quelles qu’en soient la nature et l’étendue, des pouvoirs publics (et, partant, des États), sans doute remodelés et fédérés, resteraient distincts, mais sans reconduire les traits des États-nation [15], indéfectiblement liés la domination de classe de la bourgeoisie.
À défaut de pouvoir être promise, la perspective d’un dépassement des séparations concurrentes, voire belliqueuse entre les États-nations définis pas cette domination [16] (et, partant, non d’un dépassement de toute nationalité, mais des nationalités telles que ces États les verrouillent) reste concevable, simplement concevable. Mais elle ne se confond pas avec la perspective illusoire d’un « dépérissement de l’État » – de tous les États [17].
En tout cas, quoi que dise ou laisse entendre Marx dans le Manifeste, force est d’admettre que, dans le cadre des sociétés existantes, l’appartenance de classe n’abolit pas l’appartenance nationale et que les travailleurs ont bien une nationalité, comprise non pas au simple sens de sa définition juridique et encore moins au sens d’une identité substantielle, mais comme construction historique et sociale [18]. Cette construction a culminé avec celle des États-nation : des États de classe qui ne sont pas naturellement voués à clore l’histoire des pouvoirs publics. Mais cette construction s’est, depuis le XIXe siècle, intensifiée sous l’effet à la fois des conquêtes sociales propres à chaque pays et de la mise en concurrence des prolétariats nationaux [19].
Cette inscription nationale ne se résume donc pas à l’objectif stratégique qui lui est fixé : « se constituer lui-même en nation ». Aussi ténue soit-elle, cette inscription porte en elle la possibilité non seulement d’une participation du prolétariat au nationalisme des peuples dominés, mais surtout d’une implication pour le moins pernicieuse dans le nationalisme des Etats-nations dominants. Sauf à considérer comme de simples accidents historiques les débauches de social-patriotisme qui, notamment au cours des deux guerres mondiales, ont gagné, en dépit des résistances internationalistes, non seulement la plupart des partis, mais surtout la majorité des prolétaires, que leur nationalisme (et parfois le pire) ait découlé ou non de celui des formations politiques qui prétendaient les représenter.
(9) Dans la mesure où la dissolution des démarcations nationales et de l’hostilité entre nations ne s’est pas réalisée, l’internationalisme peut-il et doit-il être remisé dans le bric-à-brac des idées mortes ? Le postulat d’une universalité essentielle du prolétariat, non de condition (sociale), mais de privation (d’appartenance nationale) est intenable. Si l’internationalisme devait se fonder sur une universalité de privation de nationalité qui serait porteuse d’une universalité sans délimitation, ni démarcation nationale (fussent-elles provisoires), il serait sans objet. Si l’internationalisme est une nécessité politique et un objectif stratégique, c’est aussi parce que les prolétaires ne sont pas sans nationalité et que cette nationalité affecte, parfois pour le pire, le contenu de leurs luttes.
Le texte du Manifeste n’est pas, bien sûr, le dernier mot de Marx sur l’internationalisme et encore moins sa dernière intervention politique à ce propos. La place prise dans les textes ultérieurs de Marx par les questions géopolitiques et nationales (et particulièrement par la critique des d’oppressions nationales) témoigne de préoccupations qui tournent le dos à toutes les tentations d’universalisme abstrait.
On n’a cessé de s’interroger sur la pertinence et la cohérence des analyses et des prises de positions correspondantes. Mais celles-ci sont sous-tendues par une même interrogation : qu’est ce qui favorise ou contrecarre la révolution sociale et l’émancipation du prolétariat ? Les diverses dimensions de la question nationale (la distinction entre les nations, le rôle de la colonisation, l’avenir des nations opprimées) n’ont peut-être pas trouvé de réponses adéquates, mais elles n’ont pas été éludées [20], comme elles ne l’ont pas été par les marxismes ultérieurs [21]. Mais ces élaborations, marxiennes ou marxistes, excèdent notre propos qui s’arrête aux formulations du Manifeste.
Or celles-ci sont pour le moins équivoques : on ne peut plus guère soutenir, comme Marx tendait encore à le faire en 1848, que la vocation révolutionnaire du prolétariat et la vocation communiste de la révolution dérivent de l’existence d’un prolétariat qui serait la dissolution en acte de la société bourgeoise, et d’affirmer que l’universalité de cette vocation est inscrite dans la privation de nationalité ou de patrie de ce même prolétariat. L’internationalisme ne peut être fondé sur une telle privation, si du moins on prend au sérieux le fait que, pas plus en ce début de XXIe siècle que durant le précédent, la mondialisation capitaliste n’efface les démarcations nationales et n’assèche les mouvements nationalistes. On pourrait d’ailleurs affirmer le contraire : en accroissant la concurrence entre travailleurs de différents pays et de différentes régions du monde, mais aussi entre les États dont le rôle n’a nullement décru avec la mondialisation [22], cette dernière stimule les pires passions nationalistes.
Mais l’internationalisme est à la fois l’affirmation d’une universalité de condition sociale et le projet d’une solidarité internationale à construire. Or cette solidarité n’est pas seulement celle de combats communs et convergents. L’internationalisme est une perspective stratégique et organisationnelle que les défaites cumulées depuis la rédaction du Manifeste ne permettent pas de congédier. Une perspective stratégique que traduit ce mot d’ordre impératif : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » Comment, dans quelles limites et dans quel but ? C’est une autre affaire. C’est même la principale affaire.
Henri Maler
Mes remerciements à Ugo Palheta pour ses indications bibliographiques et sa patiente relecture d’un texte qui, bien sûr, n’engage que son auteur et ne constitue qu’une étape provisoire et révisable d’un travail en cours. À suivre….