L’utopie, entre chimère et stratégie
L’utopie ne serait, dit-on, qu’une éternelle chimère et chaque chimère une incarnation de l’éternelle utopie. De là cette sentence, inlassablement répétée : « Toutes les chimères se ressemblent et le même sort les attend [1]. » À ces condamnations sans appel, l’utopie répond par l’insistance de ses questions : Comment penser l’utopie ? Peut-on penser sa réalisation ? À questions trop vastes, réponses à peine esquissées : en observant comment l’utopie se tient entre chimère et stratégie et en indiquant comment peut s’effectuer le passage - toujours recommencé - entre utopie chimérique et utopie stratégique [2].
I. Utopie contre Chimère
Il faut attendre le XVIIIe siècle, en France, pour que les itinéraires sémantiques de deux vocables - Chimère et Utopie - en viennent à se croiser. Mais l’Utopie est-elle une Chimère et toutes les utopies ne sont-elles que des chimères ?
1. Modèles : l’Utopie est-elle une Chimère ?
La confrontation autour des noms propres - la Chimère et l’Utopie - interdit de tout confondre : l’Utopie n’est pas la Chimère ; il n’y a pas de Chimère en Utopie [3].
L’Utopie n’est pas la Chimère
Le récit utopique n’est pas un récit mythologique -. À la différence de « l’invincible Chimère » qui, comme le dit Homère, « n’était pas de race humaine, mais divine » [4], l’Utopie est une création exclusivement humaine : « L’utopie véritable est résolument terrestre, elle ne peut apparaître que là où la divinité s’abstient d’intervenir dans l’ordre humain [5]. » À la différence de la Chimère, l’Utopie ne se présente pas comme une allégorie à déchiffrer. Platon, qui n’hésite pas pourtant à recourir au mythe pour décrire, dans le Critias ou le Timée, une cité idéale, refusait déjà de perdre son temps, comme on peut le lire dans le Phèdre, dans des tentatives d’expliquer « la forme des Hippocentaures, et puis celle de la Chimère ; et puis c’est une avalanche d’être du même genre, Gorgones et Pégases, et des multitudes étranges de créatures inconcevables et monstrueuses » [6]. L’Utopie est terrestre et s’explique d’elle-même : au risque de paraître évanescente, elle opte pour la transparence.
Le récit utopique n’est pas un récit fantastique -. Délogée des récits mythologiques, la Chimère, parce qu’elle est elle-même un être fantastique, réapparaît, sous des formes diverses, dans des descriptions de cités imaginaires peuplés d’être fantastiques [7]. Mais l’Utopie elle-même n’est pas un être fantastique ; elle se défend d’être fantastique, et en ce sens, chimérique. Car si rien n’est plus aisé que d’abandonner à une imagination débridée le soin de construire des êtres fantastiques et monstrueux ; plus difficile est de concevoir sous l’autorité d’une imagination contrôlée une cité sagement organisée. Thomas More s’en porte garant : c’est sur les « sages institutions qu’il a observées chez des peuples vivant en société civilisées » que Raphaël « nous répondait le plus volontiers, sans s’attarder à nous décrire des monstres, qui sont tout ce qu’il y a de plus démodé ». Et de poursuivre : « Des Scyllas et des Célènes et de Harpyes voraces, et des Lestrygons cannibales et autres prodiges affreux du même genre, où n’en trouve-t-on pas ? Mais des hommes vivant en sociétés sagement réglées, voilà ce que l’on ne rencontre pas n’importe où [8]. » C’est pourquoi :
Il n’y a pas de Chimère en Utopie
L’extraordinaire utopique revendique la vraisemblance -. Sans doute, le récit utopique nous invite-t-il souvent à partager un voyage imaginaire. Mais tous les voyages imaginaires ne sont pas équivalents [9]. Si Thomas More, lecteur du Discours véritable de Lucien, revendique la filiation de Platon, c’est pour une raison décisive : le voyage fantastique est onirique ou satirique ; il n’est pas, à proprement parler, utopique. Car le récit utopique s’emploie à opposer l’incroyable à l’incrédulité : au risque de révéler son inconsistance, l’Utopie opte pour la vraisemblance. Et cette « mise en vraisemblance » fait toute la différence [10]. L’utopie se présente « comme une virtualité, comme une solution viable quoique non exploitée » [11]. Mieux : chaque détail qui pourrait sembler chimérique s’efforce de témoigner de la crédibilité de l’ensemble. Le lecteur peut être affligé par ces invraisemblables vraisemblances : est-ce qu’il vaut la peine de distinguer l’invraisemblance assumée par un récit chimérique et l’invraisemblance révélée par la lecture du récit utopique ? Mais, précisément, de l’une à l’autre, l’Utopie s’est interposée et a rempli son office : mettre en discussion le partage entre le possible et l’impossible, grâce à la simulation de virtualités inédites ou réprimées. Irremplaçable Utopie ?
L’extraordinaire utopique se joue de l’extravagance -. Les utopies ne sont pas avares en inventions extraordinaires, qui peuvent passer pour extravagantes. Mais, en Utopie, les créatures et les créations extraordinaires, les êtres prodigieux et les changements miraculeux qui jalonnent les récits utopiques sont donnés comme des effets de l’organisation sociale : « Le prodige se résout en fait toujours dans une activité humaine ; les merveilles seront sociales ou ne seront pas [12]. » De même, quand Fourier laisse libre cours à ce qu’il est convenu d’appeler ses extravagances, c’est à la fois pour souligner les effets inouïs que l’on est en droit d’attendre de l’Harmonie et pour discréditer les fausses sciences de la raison civilisée. Le centre de gravité reste terrestre et social. C’est ce que Benjamin a fortement souligné : « Comparés à cette conception positiviste, les fantastiques imaginations de Fourier, qui ont fourni matière à tant de railleries, révèlent un surprenant bon sens. Pour lui l’effet du travail bien ordonné devrait être que quatre Lunes éclairent la nuit de la Terre, que la glace se retire des pôles, que l’eau de mer cesse d’être salée. Tout cela illustre un travail qui, bien loin d’exploiter la nature, est en mesure de faire naître d’elle les créations virtuelles qui sommeillent en son sein. À l’idée corrompue du travail correspond l’idée complémentaire d’une nature qui, selon la formule de Dietzgen, est là gratis [13]. » Autant dire que les extravagances de Fourier ne le sont pas vraiment. Il n’y a donc pas de Chimère en Utopie. Du moins, pas aussi souvent qu’on veut bien le dire. Reste cependant une seconde question :
2. Variétés : toutes les utopies ne sont-elles que des chimères ?
« Chimère » et « utopie » deviennent des noms communs au terme de trajets parallèles [14]. Ils ne sont synonymes que pour désigner une perfection imaginaire (qui ne serait donc une monstruosité que par ricochet) : si l’utopie est chimérique, c’est moins parce qu’elle est imaginaire, que parce qu’elle attribue une perfection (ou une supériorité) à l’imaginaire [15]. On ne peut pour autant affirmer que toutes les chimères se ressemblent et que toutes les utopies se valent.
Toutes les utopies ne sont pas uniformément chimériques
Les utopies ont leur itinéraire. Seule l’intention est invariante -. Qu’est-ce que l’utopie ? L’utopie n’est-elle pas chimère ? Ces questions admettent au moins deux réponses, qui partagent les pourfendeurs et les défenseurs de l’utopie. Pour les premiers, l’utopie n’est qu’un genre littéraire et/ou philosophique dont les invariants révèlent le projet et les tentatives de réalisation révèlent le sens : des perfections imaginaires vouées à un destin autoritaire ou totalitaire. Pour les amis de l’utopie, quand ils suivent la leçon d’Ernst Bloch notamment, la structure invariante et immobile des utopies apparaît comme un artefact produit par la critique : les utopies ont leurs itinéraires. Seule l’intention utopique est invariante [16]. L’utopie ne saurait être enfermée dans un genre ; l’utopie est une fonction où se croisent la pensée et le réel. Quelle est cette intention ? Quelle est cette fonction ? L’intention peut sommairement se définir ainsi : la détection des possibilités contrariées par l’ordre social établi. Mais l’intention n’épuise pas la fonction : c’est parce que l’utopie habite le changement social lui-même que cette propension utopique de la réalité - ce réel inscrit au revers du réel - s’offre aux tentatives de la détecter et d’en convoiter l’accomplissement. En suivant ce fil, les utopies n’apparaissent que comme des constructions précaires et provisoires, divergentes et parfois contradictoires.
Les utopies sont divergentes. Ce ne sont pas les filles d’une unique chimère -. Car les utopies se divisent sur l’objet de leur convoitise, entre les utopies avides d’ordre (et de restauration) et les utopies anxieuses de liberté (et d’émancipation) : entre les utopies autoritaires et les utopies libertaires. Les utopies se partagent sur la méthode, entre celles qui rompent prématurément avec la réalité donnée et celle qui se fondent sur une réalité latente : entre les utopies abstraites et les utopies concrètes. Les utopies divergent sur la fonction qu’elles remplissent et sur le rôle qu’elles s’attribuent : entre les utopies projetées et les utopies pratiquées ; entre les utopies oniriques ou héroïques mais, somme toute, velléitaires, tant qu’elles restent doctrinaires ; et entre ces utopies doctrinaires et les utopies révolutionnaires. L’espérance utopique, enfin, quand elle est désemparée, se polarise entre des utopies optatives, confiées à des souhaits, et des utopies prédictives, rivées à des promesses. On pourrait multiplier ces partages, que toute utopie chevauche sans parvenir jamais à les résorber complètement : ils sont si peu rigides que même les amis de l’utopie peuvent être tentés de ne retenir que l’une de ses formes pour récuser l’utopie comme telle. Mais ces itinéraires de l’utopie - ses variétés et ses variations - interdisent de traiter les utopies comme de simples variantes d’une même chimère. Quand la critique de l’utopie n’appartient pas à l’utopie elle-même ou quand les utopies se raréfient, ce sont les discours utopiques sur l’utopie qui en comprennent le sens et le prolongent, attentifs à la fonction utopique à l’œuvre dans les constructions utopiques. Car, c’est un second point :
Tout dans les utopies ne mérite pas le même concept
L’utopie de bon aloi -. L’utopie mérite d’être prise dans le bon sens du terme. Il suffit pour cela de soumettre le vocable dévalorisant à une double opération : détournement de l’usage optatif - qui désigne dans l’utopie des souhaits velléitaires - et retournement de l’usage négatif - qui désigne dans l’utopie des perfections imaginaires. Le détournement de l’usage optatif invite à dégager du genre littéraire ou philosophique une méthode d’investigation, guidée par l’espérance : un mode de détection des possibilités latérales à l’histoire. Mais ces possibilités latérales dépendent encore trop d’un accomplissement contingent. L’opération suivante est décisive. Le retournement de l’usage négatif invite à distinguer entre le concept absolu et le concept relatif de l’utopie - le concept d’une impossibilité absolue et le concept d’une impossibilité relative. N’est utopique alors que ce qui paraît irréalisable du point de vue de l’ordre social existant (mais qui pourrait avoir sa place rationnellement établie dans un autre ordre social), mais qui n’est rendu impossible par un ordre social qui en inter¬dit la réalisation. L’utopie de bon aloi est alors cette fonction de la connaissance et de la réalité : la détection utopique des virtualités réelles, mais contrariées et la propension utopique de ces virtualités à s’actualiser.
L’utopie du bon combat -. Le partage entre le possible et l’impossible n’est l’objet d’un débat que parce qu’il est l’enjeu d’un combat. Comme le dit Fourier, « L’impossible est le bouclier des philosophes, la citadelle des pauvres d’esprit et des fainéants. Une fois cuirassé du mot impossibilité ils jugent, en dernier ressort, de toute idée neuve » [17]. Contre ce bouclier, cette citadelle, cette cuirasse, l’utopie peut devenir le concept d’un bon combat. Sans doute le concept d’utopie est-il immédiatement scindé par les polémiques qui se nouent autour de lui : entre le concept d’une impossibilité absolue et des perfections imaginaires et celui des impossibilités relatives et des émancipations nécessaires ; entre l’utopie qui se détourne de toute politique et l’utopie qui prend la politique à rebours ; entre le concept antonyme de toute stratégie et le concept synonyme d’une autre stratégie. Mais sous ces clivages, on peut entrevoir une même tentative d’établir une distinction entre l’utopie chimérique et l’utopie stratégique. Utopie stratégique ? N’est-ce pas le comble de l’incompatible - le mariage de l’eau et du feu ?, le comble de l’impensable - un logarithme jaune ? Bref, le comble de la chimère ?
II. Utopie contre stratégie
Si l’utopie ne se confond pas avec un genre faux, une intention faussée, une fonction faussaire, comment distinguer ses versions stériles et ses versions fécondes ? La pierre de touche se nomme stratégie : sont utopiques, de prime abord, les projets qui ne veulent pas ou ne peuvent pas se convertir en stratégie.
1. L’utopie abstraite n’est-elle qu’un vœu pieu ?
On aurait tort cependant de ne voir dans l’absence de toute stratégie véritable, que le simple effet de l’absence d’un concept qui ne prend son essor qu’au XIXe siècle ou la simple conséquence d’une défaillance. Si l’utopie n’est guère opérationnelle, c’est, dit-on, parce qu’elle est abstraite. Sans doute, mais il est peut-être plus juste de dire que si l’utopie reste abstraite, c’est parce qu’elle redoute d’être opérationnelle. L’utopie se défie de la politique et de la stratégie ; elle défie la politique et la stratégie.
L’utopie défie la politique et la stratégie
L’utopie est défiance -. L’utopie est exil : mouvement d’écart absolu. L’utopie est exode : mouvement de fondation radicale. Car elle en sait long - trop long peut-être - sur la politique et sur la stratégie. La politique est une longue errance. Non seulement elle ne cesse de promettre des fins qu’elle n’atteint jamais, mais elle ne cesse de compromettre les buts qu’elle proclame. Telle est la politique ordinaire ou l’ordinaire de la politique : l’utopie commence par la tenir à l’écart, voire à se tenir à l’écart de toute politique, au risque de n’opposer à la politique réelle que des remèdes imaginaires. L’utopie est cette prise de risque ; les utopies sont les visages multiples de cette défiance. L’utopie tente de court-circuiter la politique et de la prendre à revers ; et de protéger les fins qu’elle poursuit des moyens qui menacent de la compromettre, en prenant les fins qu’elle poursuit pour mesure et pour norme des moyens qu’elle envisage. C’est pourquoi elle refuse la stratégie ordinaire : car celle-ci est une technologie amorale [18]. Parce qu’elle subordonne l’évaluation des probabilités les plus faibles au calcul des probabilités les plus fortes, parce qu’elle aménage les conditions de la domination sans en attaquer les racines, la stratégie n’est jamais pour l’utopiste qu’une rationalisation de cette domination.
L’utopie est défi -. L’utopie non seulement s’exile d’une terre inhabitable, mais abandonne les moyens ordinaires de la politique : non par faiblesse mais par choix ; elle est anti-politique et anti-stratégique, non seulement par défiance ; mais surtout par défi. Sans doute par défaut, mais aussi par option : une option critique, qui pourrait préparer une autre option stratégique. Pour ne citer qu’un exemple, Fourier oppose son utopie - une utopie domestique (et industrielle) aux tentatives politiques (et stratégiques) : opération domestique contre intervention politique. Il répudie, d’un même geste d’excommunication, l’intervention politique, l’intervention ecclésiastique et l’intervention scientifique. Aussi se propose-t-il de « démontrer l’extrême facilité de sortir du labyrinthe civilisé sans secousse politique, sans effort scientifique, mais par une opération purement domestique » ; et de se donner comme règle de « ne chercher le bien que dans des opérations qui n’eussent aucun rapport avec l’administration ni le sacerdoce, qui ne reposassent que sur des mesures industrielles ou domestiques et qui fussent compatibles avec tous les gouvernements sans avoir besoin de leur intervention » [19]. Mais défier la stratégie comme rationalisation de la domination sans lui opposer une autre stratégie qui donne rationnellement ses chances à l’émancipation, c’est se condamner d’emblée à n’étreindre que des chimères.
L’utopie manque la politique et la stratégie
L’utopie abstraite parfois se veut opératoire -. Sans doute peut-on considérer comme utopies de pures fantaisies récréatives ou des fictions strictement optatives. Pures imitations de la Cité idéale, les utopies avoueraient ainsi leur inconsistance. Pourtant, en épousant librement les distinctions platoniciennes entre les formes de la mimesis, on pourrait faire valoir que la figuration utopique peut revêtir deux formes : le simulacre-phantasme, image d’une image indifférente à sa consistance et la copie-icône, image d’une réalité qui prétend à la vraisemblance [20]. Et l’on ne doit pas mésestimer cette différence : les projets utopiques oscillent entre les simulacres compensatoires et les simulations opératoires. Ni mythologique ni fantastique, l’utopie se donne comme un discours ou un récit rationnel. Mais ce n’est ni un pur récit ni une pure fiction. Même quand elle est essentiellement narrative et descriptive, l’utopie n’est jamais un pur récit : autour du récit ou en son cœur, trois discours s’entrelacent : un discours critique, un discours descriptif, un discours argumentatif. Le discours narratif n’a de sens qu’en fonction de la présence des deux autres. C’est pourquoi l’écriture utopique est une forme d’intervention - une forme d’action. Même quand elle se donne pour une création imaginaire et même si l’on juge qu’elle n’est vouée à n’exister qu’à l’état de fiction, l’utopie n’est pas une pure fiction, indifférente à ses conditions de réalisation. C’est pourquoi l’écriture utopique est une forme de praxéologie - une forme de pensée de l’action [21]. Ainsi, la fondation imaginaire que l’utopie raconte n’est pas exclusive d’une fondation réelle qu’elle espère. L’utopie-rejet qui exerce sa critique sur la société existante et les moyens de transformation qu’elle offre n’est pas exclusive de l’utopie-projet qui tente de dresser l’inventaire des moyens dont elle dispose pour s’accomplir. Aussi convient-il de distinguer les utopies qui avouent leur propre impuissance et les utopies qui revendiquent leur propre efficience : les rêves compensateurs et les savoirs transformateurs. Pourtant :
L’utopie abstraite jamais n’est opérationnelle -. Même quand elle se veut opératoire, elle n’est jamais stratégique. À suivre les itinéraires de l’utopie, on pourrait, comme le propose Gérard Raulet, distinguer les textes utopiques (qui se donnent eux-mêmes comme une forme d’intervention) et les manifestes utopiques (qui se donnent comme des guides de l’action) [22]. Mais les récits utopiques sont des récits édifiants, et les manifestes utopiques sont des appels impuissants. Les seconds prévalent sur les premiers quand l’utopie enrôle le temps pour que l’utopie confie à l’histoire, une histoire de sa propre réalisation - de son propre accomplissement. Ce qu’elle attendait d’une illumination gagnant quelque fondateur, elle peut l’attendre désormais d’une transition que l’utopie envisage de ménager entre le présent qu’elle refuse et l’avenir qu’elle vise [23]. Une voie est ainsi ouverte, ne serait-ce qu’en pensée, qui conduit des utopies rêvées aux utopies pratiquées. Mais ces utopies - ces formes utopiques du socialisme et du communisme - se condamnent à l’impuissance parce qu’elles pensent leur action à l’abri du double paradigme de l’éducation (et de la propagation) et l’application (et de l’expérimentation) : ne connaissant que l’action pédagogique et l’action technique, elles manquent l’action stratégique ajustée au meilleur de leurs projets. C’est pourquoi, même quand elle paraît volontariste, l’utopie classique demeure velléitaire. Qu’elle l’avoue ou qu’elle la taise, c’est son aversion pour la stratégie qui définit l’utopie. L’utopie est un refus ou un simulacre de stratégie. Ce faisant, l’utopie abstraite reste un vœu pieu. Qu’en est-il alors de l’utopie réputée concrète - celle de Marx, nommément ?
2. L’utopie concrète n’est-elle qu’une promesse vide ?
La critique des utopies par Marx est connue. Trop connue peut-être, car elle se laisse pas enfermer dans les quelques pages qui la résument [24]. Il faut pourtant se risquer à résumer ce résumé.
Une critique stratégique des utopies
Entre deux mots d’ordre -. Que les fondateurs du socialisme et du communisme se laissent enfermés dans l’utopie abstraite mérite explication. Et d’abord celle-ci : « ...ils ne voient dans la mi¬sère que la misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne » [25]. Le dépassement de l’utopie abstraite en découle aussitôt : si le devenir révolutionnaire de la science repose sur sa capacité à devenir l’expression du mouvement réel, le premier mot de la science révolutionnaire consiste dans la théorie de ce mouvement réel, et son premier mot d’ordre, expression stratégique du mouvement historique, proclame que l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Mais comment ? C’est aux utopistes et, par-delà les uto¬pistes, à tous les prolétaires que Marx s’adresse lorsqu’il déclare : « Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il n’y jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps. Ce n’est que dans un ordre de choses où il n’y aura plus de classes que les évolutions sociales ces¬seront d’être des révolutions politiques. Jusque-là, à la veille de chaque re¬maniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : "Le combat ou la mort : la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée" (George Sand) » [26]. Ainsi le premier mot de la science sociale - l’autoémancipation prolétarienne - dessine un trajet. Mais « le dernier mot de la science sociale », expression stratégique de son enseignement, précise la modalité d’exécution : la révolution prolétarienne. Le concept stratégique de bataille décisive s’oppose au concept utopique de fondation réussie.
Entre deux utopies ? -. C’est l’opposition entre utopie et stratégie qu’entérine la distinction entre le socialisme doctrinaire et du socialisme révolutionnaire : sont utopiques les projets qui ne peuvent se convertir en stratégie. Aux utopies qui confient à des projections et des évasions imaginaires le soin d’accomplir leurs projets - aux utopies prises en flagrant délit de fuite éperdue et d’errance sans fin - Marx aurait opposé, sans renier tout ou partie de leurs aspirations, le sol historique et stratégique où prendre pied sans prendre racines. Le passage du socialisme de l’utopie à la science ou de l’utopie abstraite à l’utopie concrète aurait accompli, du moins en pensée, la rupture décisive et ouvert un chemin qu’il ne restait plus qu’à emprunter : est-il exact de soutenir qu’avec la pensée de Marx, une utopie bien fondée s’offre à une stratégie bien comprise ? On peut en douter... Marx tente de démontrer la nécessaire possibilité du communisme en cédant à la tentation de promettre sa nécessaire effectivité. Ce faisant, la démonstration marxienne de la nécessité du commu¬nisme neu¬tralise la stratégie qui devrait permettre de le réaliser : uto¬pie contre stratégie.
Une neutralisation utopique de la stratégie ?
La stratégie absorbée par l’histoire -. C’est de la stratégie dont on se détourne, certes, en imaginant des moyens imaginaires en vue d’une fin qui ne l’est pas moins : au risque de s’abandonner ainsi aux formes classiques de l’utopie. Mais on ne se détourne pas moins de la stratégie en enfouissant la stratégie dans l’histoire. Cet effacement de la stratégie, s’il est loin d’être constant chez Marx, signale l’utopie du genre stérile. À suivre Marx, les objectifs stratégiques sont l’expression d’une nécessité historique qui ne se borne pas à les faire surgir, mais les absorbe. La stratégie requise n’est jamais que l’expression de la nécessité comprise. Au point qu’histoire et stratégie se confondent, et que le discours stratégique énonce dans la langue de la pratique ce que le discours historique exprime dans la langue de la théorie. Le vocabulaire des tâches politiques est la transposition de la connaissance du mouvement réel : les mots d’ordre ne sont jamais que des traductions. Et si le mouvement réel reste en deçà des promesses de son accomplissement, les mots d’ordre ne sont que des rappels à l’ordre. L’histoire est une parturiente ; la révolution sa sage-femme. L’histoire est en gésine, et peu importe alors qu’il s’agisse de libérer ses flancs des forces productives qui s’y trouvent enfermées ou des formes sociales qui s’y trouvent préformées ; peu importe que la grossesse aille à son terme ou soit précipitée : l’avenir est déjà là.
La stratégie débordée par la promesse -. La tentation de confier l’accomplissement inéluctable du communisme à la dialectique de l’histoire est constante : lorsqu’elle ne promet pas que l’essence humaine trouvera les formes adéquates à son effectivité, elle promet que le contenu du communisme trouve (déjà partiellement) ou trouvera (bientôt nécessairement) les formes qu’appellent inéluctablement sa réalisation immanente. Ainsi, la critique légitime de l’invention des formes de l’avenir en l’absence des conditions qui en rendent possible le contenu a pour revers, dans l’œuvre de Marx, une révélation du contenu de l’avenir en l’absence des formes qui y conduisent. Car, la théorie, selon Marx, peut et doit se limiter à l’enregistrement de formes qui seraient octroyées par l’histoire elle-même, sans recours à leur invention collective par les hommes : c’est ainsi que Marx interprète les coopératives, formes enfin trouvées de la socialisation du travail, et la Commune, forme enfin trouvée de la dictature du prolétariat. Du même coup, c’est la nécessaire détection de ces formes qui, sans être annulée, menace d’être futilisée. Comme si l’on pouvait s’en remettre à une histoire tutélaire de découvrir elle-même les formes de l’émancipation, à charge pour cette histoire de se porter garant de l’innocuité des recettes qui seront préparées dans les marmites de l’avenir. Qu’il n’en soit rien, c’est un moindre bilan que l’on peut tirer du stalinisme...
III. Stratégie pour l’utopie ?
De quelle pratique relève l’utopie bien comprise quand elle s’affranchit des modèles d’action qui la réduisent à l’impuissance ou qui confirment son impuissance ? À quelle stratégie peut-on confier l’utopie pour qu’elle ne reste pas enfermée dans son discours dissident ?
1. Quelle utopie pour quel projet ?
Quelle utopie appelle l’autocritique de l’utopie ? Peut-être pourrait-on se risquer à dire ceci : l’utopie n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal. Ce pari est stratégique, cette invention est projective, cet idéal est libertaire [27].
L’utopie repose sur un pari
L’utopie est un pari -. C’est un pari, et non un souhait (qui n’engage à rien) ou un destin (qui nous engage malgré nous). L’utopie, mais concrète, n’est ni le supplément d’âme qui permettrait d’assaisonner le réalisme gestionnaire (ou la dotation de sens qui sauverait le monde de l’insignifiance), ni le trajet balisé qui conduirait au but sans qu’il soit nécessaire de le choisir. L’utopie est un pari, parce qu’aucune histoire tutélaire n’en garantit l’accomplissement. Mais c’est un pari nécessaire : un pari nécessaire, et non pas un pari arbitraire. Ce n’est pas un pari arbitraire, livré à un hasard incalculable ou à une liberté impondérable. C’est un pari nécessaire, dans la mesure où sont réunies les conditions qui permettent de le tenir, si ce n’est, à coup sûr, de le gagner. C’est un pari nécessaire, pour peu que l’on admette que les désastres historiques subis au nom du communisme le furent d’abord contre lui. Face à un capitalisme devenu planétaire, parier sur l’impossible [28] est indispensable et rationnel.
Ce pari est stratégique -. À quoi reconnaît-on l’utopie abstraite ou doctrinaire, lorsqu’on ne se borne pas à la définir par le genre littéraire ou philosophique qui la contiendrait toute entière ? Simplement à ce qu’elle exclut toute possibilité d’ajuster au but qu’elle vise les moyens de l’atteindre. Onirique ou héroïque, rêveuse ou ardente, repliée sur elle-même ou déployée dans l’action, l’utopie chimérique exclut tout projet stratégique. Parier stratégiquement sur l’utopie, c’est parier sur une action collective qui s’empare des potentialités inscrites au cœur du mouvement réel des sociétés humaines, mais qui, contrariées, forment l’envers ou le revers de leur morne ou sinistre reproduction. C’est parier sur une action collective qui s’empare des possibilités disruptives qui minent sourdement l’ordre établi, et dont les charges explosives doivent être allumées. C’est parier sur les rébellions, parfois infimes, toujours plurielles, jamais ultimes : parce qu’elles ne prennent pas immédiatement leur sens en fonction d’un assaut massif qui forme pourtant l’horizon de leur efficacité ; parce qu’elles ne s’ordonnent pas spontanément autour d’une contradiction centrale qui fournit parfois le principe de leur intelligibilité ; parce qu’elles ne prennent pas leur sens en fonction d’une négation finale et fatale, bien qu’elles aspirent à être fatales à la domination.
L’utopie suppose une invention
L’utopie est une invention -. C’est une invention, et non pas un but (fixé d’avance) ou un mouvement (livré à lui-même). L’utopie, mais concrète, ne nous attend pas, préformée, au terme d’un voyage que nous serions contraint d’accomplir ; elle ne se confond pas avec un itinéraire qui nous découvrirait, sans que nous ayons à le dessiner, le paysage où nous devrions séjourner. L’utopie est une invention, parce qu’elle ne figure sur aucune carte. Mais c’est une invention collective : une invention collective, et non pas individuelle. Ce n’est pas une invention doctrinaire (abandonné au génie de quelque penseur ou guide individuel qui érigent les particularités de leur invention en programme d’avenir), mais une invention démocratique. Car il n’y a pas d’invention d’un avenir démocratique sans invention démocratique de cet avenir.
Cette invention est projective -. La détection du contenu potentiel de l’émancipation, non seulement n’ouvre sur aucune promesse de son accomplissement, mais impose de détecter, et le cas échéant d’inventer les formes de cet accomplissement. Cette invention peut ne pas être arbitraire et doctrinaire, pour peu qu’elle reste enracinée dans le champ des possibilités concrètes, utopiquement ouvert par le changement social : pour peu qu’elle procède de virtualités dont elle prépare et devance l’actualisation. Sans doute les problèmes que se pose l’humanité ne sont-ils pas indépendants de la possibilité de les résoudre. Mais il n’est pas vrai que les solutions soient intégralement données avec les problèmes. Sans doute peut-on constater que si la recherche théorique prend le pas sur toute activité pratique, c’est que les conditions de la transformation escomptée ne sont pas réunies. Mais tant que cette réflexion fait défaut, c’est que les forces d’émancipation demeurent livrées à un mouvement historique qui reste soustrait à leur emprise. Sans doute est-il périlleux de s’abandonner à l’anticipation doctrinaire des formes de l’avenir. Mais abandonner au développement de l’histoire ou à une phase ultérieure de la science la découverte des formes adéquates au contenu de l’émancipation, c’est pratiquement prendre le risque de voir ces formes dénaturer le contenu. C’est encore un moindre bilan que l’on peut tirer du stalinisme...
L’utopie propose un idéal
L’utopie est un idéal -. L’utopie, mais concrète, n’est pas un rêve (car le rêve éveillé n’est, à tout prendre, qu’une façon de dormir debout) ou une promesse (car la promesse suppose une histoire tutélaire qui s’en porterait garant). L’utopie est un idéal (car on ne se dirige que vers un idéal), mais un idéal branché sur le réel. Plus exactement, l’utopie ne vaut que par l’idéal qui la soutient et qu’elle vise. Cet idéal n’a pas à subir l’épreuve d’une fondation transcendantale qui, antérieure à l’épreuve de la réalité où il tenterait de s’incarner, se pulvériserait au contact du réel. Cet idéal n’est pas l’ombre portée de la réalité existante, mais sa négation concrète et potentielle. L’utopie concrète est donc, à la fois, le mouvement réel (et actuel) de sa virtualité et l’idéal de son accomplissement. Elle est cet idéal parce qu’elle est ce mouvement. Cet idéal repose sur une éthique. Cette éthique, il ne suffit pas d’en proclamer l’existence, faute de pouvoir en déterminer les fondements ; mais il n’est pas souhaitable d’en rechercher les fondements, s’ils ne doivent fonder aucun contenu. À une éthique des fondements formels ne pourrait-on pas opposer une éthique des fondations réelles ? Les éthiques du fondement - je pense particulièrement aux fondations contractuelles ou procédurales que nous proposent Rawls ou Habermas - n’échappent au relativisme que parce qu’elles se soustraient à l’histoire : au risque de ne jamais la retrouver. Une éthique des fondations historiques peut échapper aux pièges du relativisme, pour peu qu’elle repose sur une valeur qui permette de relativiser le relativisme. Mais laquelle ? À une éthique du bien, ne faut-il pas préférer une éthique de la liberté ? Les éthiques du bien, qu’elles parlent le langage du bonheur ou de la vertu, du devoir ou de la puissance sont des éthiques qui, privées ou publiques, ne peuvent s’ouvrir sur aucune politique morale. Seule le peut une éthique de la liberté, mais pas n’importe qu’elle liberté.
Cet idéal est libertaire -. Une éthique de la liberté n’a pas besoin d’être fondée, précisément parce qu’elle s’enracine. Car elle s’enracine : dans l’oppression qu’il s’agit de combattre ou de conjurer. Elle peut être historiquement située, et cependant universalisable - relative, et cependant universelle. Mais aussi : formellement définie, et cependant socialement identifiable. Kant lorsqu’il s’efforçait de définir le principe de la liberté pour la constitution d’une communauté, le définissait ainsi : la liberté pour chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’elle puisse coexister avec la liberté d’autrui. Il semble que l’on ne saurait mieux dire. Mais un tel principe reste suspendu en l’air quand il n’est pas inscrit dans le mouvement réel des sociétés et de l’histoire. Pourtant, de cette formule, on peut dégager ainsi la portée sociale : « le libre développement de chacun comme condition du libre développement de tous ». C’est ainsi que Marx, dans le Manifeste, définissait le communisme. N’ayons pas peur du mot si l’on peut garder la chose. Car cette maxime du Manifeste conjugue un idéal moral et une norme sociale. C’est un idéal, parce que portée par le mouvement historique, cette émancipation individuelle n’est réelle que comme une virtualité. C’est un idéal moral, parce que la liberté ainsi comprise est un idéal universalisable, qui est peut-être le seul qui le soit indiscutablement. Mais surtout, cet idéal se conjugue avec une norme sociale : celui d’une société qui prend la liberté de chacune et de chacun comme mesure de ses progrès - une société qui doit être collectivement et démocratiquement inventée, car elle peut être inventée.
2. Quelle stratégie pour quels possibles ?
L’utopie en appelle à d’autre possibles, aux formes contrariées du possible : à des virtualités contrariées et disruptives. Comment les déchiffrer ? Comment les accomplir ?
Quel déchiffrement ?
Le déchiffrement dialectique des virtualités -. La terre natale de tous les possibles se trouve dans les tensions qui animent la réalité sociale, et, parmi ces tensions, les contradictions inscrivent dans la réalité les possibilités les plus éruptives. À ce titre, le déchiffrement des virtualités utopiques ne peut être que dialectique. À ce titre, c’est encore Marx qui apprend comment peut être fondée une utopie disruptive et projective qui donne prise à une stratégie de l’émancipation humaine : quand il tente de détecter, dans les conditions et les contradictions qui déterminent des tendances nécessaires, non la prévision d’un avenir inéluctable, mais des allusions à un avenir possible. Une dialectique utopique ainsi comprise permettrait de faire droit aux possibles réels qui minent l’ordre social existant et de redécouvrir, sous le temps des nécessités linéaires, le temps des virtualités disruptives, qui appellent leur détection et leur actualisation. À condition de renoncer à traiter les contradictions disruptives comme des promesses d’un effondrement final et les conditions disruptives comme des causes d’un accomplissement inéluctable, la dialectique de la possibilité peut être redéployée. À condition que la négation déterminée ne soit plus considérée comme fatale et univoque, mais comme virtuelle et plurielle, la dialectique de la négativité peut être transformée. À condition de penser le rapport entre les conditions objectives et les conditions subjectives non plus en termes de complémentarité inévitable, mais d’intrication potentielle, l’utopie laisse ouvert l’espace de la stratégie. Car les conditions et les contradictions n’abolissent pas pour autant la nécessité d’une rupture dont elles ne délivrent pas la promesse : leurs concepts sont autant de concepts stratégiques disponibles pour une pratique transformatrice, et non des concepts téléologiques qui délivrent de son invention.
Le déchiffrement stratégique des virtualités-. Les virtualités utopiques relèvent d’une dialectique sans promesse. Mais peut-être la référence à la dialectique laisse-t-elle se perpétuer des équivoques irrémédiables. La dialectique hégélienne n’est pas un omnibus dont on peut descendre à la gare de son choix ou un train que l’on peut arrêter dès que l’on a tiré sur le signal d’alarme au premier signe de danger. Surtout quand la logique de la contradiction est ramenée à ses expressions les plus pauvres : quand elle prétend saisir le sens de l’histoire en fonction d’une contradiction finale, dont la suppression garantirait une émancipation ultime ; quand elle prétend saisir la dynamique des luttes en fonction d’un antagonisme frontal, dont chaque conflit partiel donnerait le signal ; quand elle invite à traiter toute réforme comme une récupération qui menace d’émousser la contradiction ou à se méfier de toute attaque locale quand celle-ci ne permet pas d’agir radicalement sur la totalité.
S’agissant au moins du déchiffrement stratégique des combats sociaux, la logique de l’antagonisme doit être complétée, sinon remplacée, par une logique de l’agonisme. Celle-là même que Foucault invitait à déployer, du moins pour comprendre les particularités des résistances qui s’inscrivent dans les relations de pouvoir : « Plutôt que d’un « antagonisme » essentiel, il vaudrait mieux parler d’un « agonisme » - d’un rapport qui est à la fois d’incitation réciproque et de lutte ; moins une opposition terme à terme qui les bloque l’un en face de l’autre que d’une provocation permanente » [29]. C’est l’avance du pouvoir qui le fragilise. Mais pas au point d’engendrer sa propre négation : « En fait l’impression que le pouvoir vacille est fausse, car il peut opérer un repli, se déplacer ailleurs, investir ailleurs, ... et la bataille continue ». De là cette conclusion toute provisoire : « Il faut accepter l’indéfini de la lutte...Cela ne veut pas dire qu’elle ne finira pas un jour... » [30].
Quel accomplissement ?
Le possible utopique n’est pas un tournesol tourné vers l’avenir radieux. Ce n’est pas non plus, contrairement à une métaphore insistante de Marx, un rejeton qui attend, dans les flancs du capitalisme, l’heure de sa délivrance. L’actualité insistante d’une bifurcation de l’histoire place périodiquement ses acteurs au bord du gouffre : stratégie est le nom du franchissement - incertain, aventureux et indispensable. Que serait une stratégie ajustée à l’utopie ? Michel Foucault, en partie malgré lui, peut offrir encore quelques indications [31].
De la stratégie-effet à la stratégie-projet ? -. Le champ du possible - le jeu du possible et de l’impossible - est dessiné tactiquement par le jeu mouvant des rapports de forces et stratégiquement par le schéma général des relations d’exploitation et de domination. Aucune stratégie de l’émancipation n’est concevable sans une cartographie de ces relations. C’est ce relevé topographique du champ de bataille que propose Foucault, s’agissant au moins des relations de pouvoir, quand il invite à penser les champs de batailles dans le langage des champs de batailles, et donc à penser stratégiquement les relations de pouvoirs et les luttes qui s’inscrivent dans ces relations. Il montre alors comment des stratégies d’ensemble peuvent naître de tactiques et de technologies locales, se constituer à partir de projets multiples et de multiples sujets, sans être l’œuvre d’un maître-stratège : des stratégies-effets, sans sujet et sans projet - mais dont au peut cependant retrouver le diagramme. Mais il souligne également que le codage stratégique des relations de pouvoir peut avoir pour contrepartie un codage stratégique des points de résistance qui rend possible les révolutions. Ce codage est pour une part non intentionnel ; ses effets peuvent être des effets non voulus, et parfois catastrophiques. Est-il possible de penser et, le cas échéant, de forger une stratégie-projet qui ne serait pas le résultat imprévisible des luttes ? Une telle stratégie, pour ne pas tourner au cauchemar, suppose un double renoncement : à la science doctrinaire qui propose, en guise de stratégie, le système de son propre accomplissement ; à l’histoire tutélaire, qui propose, en guise de stratégie, le sens unique de sa réalisation. Un projet stratégique, à la différence d’un projet technique qui se fonderait sur la science ou d’une promesse historique qui se prévaudrait de la dialectique ne se laisse pas déduire du savoir. Si l’effet stratégique résulte de l’intégration de tactiques et de techniques multiples, diverses par leur consistance et par leur intentionnalité, un projet stratégique devrait procéder à l’intégration créatrice de virtualités multiples. Ce qui vaut pour toute stratégie vaudrait également pour une stratégie utopique : « La stratégie consiste à faire concourir des moyens hétérogènes et des actions dissemblables à la réalisation d’objectifs globaux [32]. » Un projet stratégique offrirait alors, non le schéma systématique des itinéraires forcés, mais le tableau synoptique des choix possibles.
Des tactiques locales à la stratégie générale ? -. Les virtualités aménagées par les relations de pouvoir dans leur exercice quotidien dessinent les limites de l’accessible, et ces limites tendent à coïncider avec les frontières de l’ordre établi ; les virtualités contrariées par les relations d’exploitation, de domination ou de pouvoir - ces virtualités que révèlent la plupart des formes de rébellion - tracent en pointillé l’acharnement du possible utopique : un acharnement qui déplace les frontières et cherche à les transgresser. « Indéfini de la lutte », dit Foucault : ce qui ne signifie pas qu’elle doive uniquement se solder par une paisible évolution ou un rassurant progrès. L’utopie majuscule, indexée sur la Raison et sur l’Histoire, globalement pensable ou figurable, a été ensevelie, semble-t-il, sous les décombres du siècle. Ne resteraient que des hétérotopies locales et fragmentaires, des tactiques dispersées ou disséminées, des lignes de fuites rebelles à toutes les lignes de front. Ces tactiques locales peuvent-elles encore s’intégrer à une stratégie générale ? Est-il encore pensable de nouer la virtuosité tactique - le sens de l’occasion - au calcul stratégique ? Foucault, parce qu’il se refusait à toute posture prophétique, se défendait de préconiser une quelconque stratégie. Mais il ne cesse de montrer comment une révolution qui reste aveugle sur ses propres conditions creuse son propre tombeau. D’où l’on pourrait conclure, malgré Foucault (et pour une part contre Marx), que si la domination peut se passer de projet stratégique, il ne peut exister d’émancipation sans projet.
Convoiter l’impossible ?
À ceux qui objectent d’avance que l’utopie, mais concrète, n’offre à l’action politique qu’un pari stérile, un idéal superflu, une invention improbable, il faut répondre : ce pari est efficace, cet idéal est indispensable, cette invention est possible.
Un pari efficace ? Le pari sur l’utopie, quand il est rationnel et qu’elle est concrète, ne nous renvoie pas aux lendemains qui chantent. Il dicte une action concrète qui n’est ni passivement suspendue à l’attente du grand soir, ni mécaniquement subordonnée à la perspective de la révolution. Ce pari conditionne des refus irréductibles. Mais ces refus ne sont pas de simples témoignages : ils inscrivent leurs effets dans la réalité. Ils ébranlent les formes de pensée qui, parce qu’elles cimentent la domination, font partie de sa réalité. Ils inscrivent la puissance des résistances et des luttes dans le corps de la moindre réforme partielle, quand ils ne préparent pas des réformes radicales. Ils sont réalistes, parce qu’ils ne laissent aucun répit aux gestionnaires du réel. Ils produisent des effets stratégiques sur lesquels peuvent embrayer des projets stratégiques. L’utopie rebelle, non seulement répond aux urgences du présent, mais donne leurs chances à des virtualités d’avenir.
Un idéal indispensable ? De quelque façon que l’on tourne et retourne les valeurs en présence et les éthiques qui prétendent les refonder, quels que soient les chevauchements, les brouillages ou les emprunts, une fracture morale, sociale, politique court sous la surface des grands débats insignifiants et des petits affrontements rituels. Elle dessine encore et pour longtemps, une ligne de partage entre deux conceptions éthiques et politiques de la démocratie : celle qui vit repliée dans son cantonnement libéral et celle qui tente de se déployer vers un horizon libertaire. Et cette ligne de partage distribue les partisans en deux camps qui admettent bien des transfuges : d’un côté ceux qui, par goût du laisser-faire ou du prêt-à-penser, s’émerveillent (ou se résignent) à l’idée de vivre dans un monde où l’affairement désordonné de quelques-uns serait, au mieux, la condition du développement mutilé de tous les autres ; et, d’un autre côté, ceux qui traquent la virtualité utopique d’une liberté de tous qui tendrait à coïncider avec la liberté de chacun. Convoiter l’impossible, c’est convoiter cette liberté.
Une invention possible ? L’invention démocratique d’un avenir utopique est-elle possible, sans retomber dans les ornières doctrinaires ? Les formes d’un avenir utopiques peuvent-elles être esquissées et les dispositifs de sa conquête peuvent-ils être créés ? Peut-on reformuler, en des termes nouveaux, les questions lancinantes du programme et du parti, sans succomber au mirage d’un avenir tracé d’avance et sans tomber dans le piège d’une avant-garde nimbée par cet avenir ? Car si l’on confie l’utopie à un maître stratège, comment pourrait-on éviter la dégradation de la stratégie en technologie impuissante et/ou la confiscation de l’utopie par une bureaucratie menaçante ? Comment concilier démocratie et stratégie ? Questions bonnes à ressasser avant de risquer des réponses...
Source : « L’utopie entre chimère et stratégie », dans Corps, art et société. Chimères et utopies (sous la direction de Lydie Pearl, Patrick Baudry et Jean-Marc Lachaud, L’Harmattan, mai 1998, p.269-292.