Le mouvement syndical face à l’espace médiatique (2003)
Contribution publiée en 2003 dans l’ouvrage collectif Médias et luttes sociales [1].
Le mouvement syndical, lui-même en profonde mutation, est confronté à de profondes transformations de l’espace public qu’il avait contribué à rendre plus démocratique en constituant, face à l’espace public bourgeois, un espace public plébéien. Pour prendre la mesure des difficultés que rencontre aujourd’hui le mouvement syndical pour avoir accès à l’espace public, désormais dominé par les médias de masse, il convient, tout d’abord, de dégager les grandes lignes de la constitution actuelle de cet espace.
I. Des espaces publics dominés par l’espace médiatique
1. L’espace public ou plutôt les espaces publics peuvent être compris de diverses façons : on peut, à la façon de Richard Sennet, les comprendre comme des espaces qui rendent publics ce qui est privé, qu’il s’agisse de l’irruption dans le public de l’intimité privée ou de l’opinion privée ; on peut aussi, à la façon d’Habermas [2] les comprendre comme des espaces ouverts à la discussion éclairée. On s’en tiendra ici à une sorte de définition moyenne : l’espace public est simplement l’espace ouvert à l’expression et à la discussion publiques.
Mais, - première précision - il faut souligner, comme on l’a déjà suggéré par anticipation, que cet espace public n’a jamais été unifié : il est constitué d’une pluralité d’espaces publics, segmentés et/ou concurrents. En particulier, à l’espace public bourgeois qui s’est progressivement constitué au cours du XVIIe siècle s’est longtemps opposé un “ espace public plébéien ”, né plus tardivement [3].
Et – deuxième précision - la constitution d’un espace public ou plutôt d’une pluralité d’espaces publics a toujours eu des supports médiatiques. Ce sont les médias qui rendent publics et qui concourent ainsi directement à la constitution d’un espace public, des espaces publics. C’est pourquoi l’histoire des espaces publics est en même temps une histoire des principaux médias. La presse, en particulier, a apporté une contribution décisive à la constitution et à la différenciation des espaces publics. C’est elle notamment qui avec l’influence croissante des organisations ouvrières – qui sont-elles même des médias - a permis que se constitue, un espace public plébéien qui, alternatif à l’espace public bourgeois, a longtemps maintenu son pouvoir de contestation de l’espace médiatique constitué par les grands médias de masse.
Mais, en prenant des repères larges et, partant, approximatifs, on peut risquer l’hypothèse d’un retournement de la contribution des médias à la constitution des espaces publics : cette contribution s’est transformée en une confiscation des espaces publics par l’espace médiatique. Cette confiscation ou plutôt cette tentative de confiscation (car est loin d’être complète) a pour résultat l’existence d’un espace public dominé par l’espace médiatique.
2. Les gardiens de cet espace médiatique se présentent comme les gardiens et les garants de l’espace public lui-même. Les représentants de “ l’élite du journalisme ” - ou plutôt, des journalismes tant ils sont divers – prétendent alors exercer un magistère démocratique devant lequel tous doivent rendre des compte dans un espace médiatique qui se présente comme l’arbitre de tous les espaces publics, quand ce n’est pas leur substitut.
2.1. Cette substitution, au moins apparente, mais non sans effets, est le point d’aboutissement de deux processus distincts, quoique partiellement concomitants : le recouvrement des espaces publics autonomes et le dépérissement de l’espace public plébéien.
Recouvrement des espaces publics autonomes, tout d’abord. La concentration des médias, l’emprise des médias de masse et de la télévision sur ces mêmes médias, leur prétention à rendre compte selon leurs logiques propres (le plus souvent soumis à des critères marchands) de tout ce qui est public ou publiable ont pour effet de dissimuler l’existence d’espaces publics autonomes et/ou de les soumettre, au nom de la transparence démocratique, à des ingérences intéressées. Au point que l’existence même de ces espaces est déniée ou contaminée : déniée, quand l’espace médiatique dominant tend à se faire passer pour la totalité de l’espace et des espaces publics ; contaminée quand les espaces publics autonomes sont invités à se soumettre à la logique des médias dominants.
Dépérissement de l’espace public plébéien, ensuite. La crise multiforme du mouvement syndical en Europe – le passage d’un syndicalisme de proposition à un syndicalisme de compromission, le reflux du nombre d’adhérents et du militantisme – conjuguée avec la crise des perspectives politiques historiquement liées au mouvement ouvrier et syndical s’est traduit par un recul des deux médias fondamentaux de l’espace public plébéien : la presse ouvrière et populaire et l’organisation comme média.
Ainsi, selon la tendance la plus lourde (mais qui ne va pas, comme on va le voir, sans contre tendances), l’espace médiatique - organisé autour des grands médias de masse et par eux - domine aujourd’hui les espaces publics. Mais s’il s’agit d’un espace dominant, ce n’est pas seulement par la surface qu’il couvre, mais bien par la fonction qu’il remplit.
2.2. Pour prendre la mesure de cette domination, même à grandes enjambées, il faut préciser d’emblée que l’espace médiatique dominant est lui-même assujetti. L’espace médiatique constitué par les grands médias de masse est à la fois un espace dominant, puisqu’il détient le quasi-monopole de l’information et de la mise en ordre symbolique des problèmes sociaux, et un espace dominé : subordonné, sous l’emprise de la télévision, aux logiques de l’audience et de la concurrence pour la conquête des marchés de l’information et du divertissement. Mais parce qu’il est dominant, cet espace laisse peu de prises au mouvement syndical, assuré de trouver des adversaires beaucoup plus souvent que des partenaires car, bien qu’il soit professionnellement très différencié et traversé de conflits, l’espace médiatique est un espace (relativement) fermé, soumis à la concurrence et à la connivence entre ses principaux tenanciers [4].
La logique à laquelle obéissent les médias de masse (et les journalistes qui la servent plus souvent qu’ils ne la contestent) soulève dès lors plusieurs questions. Comment la contrecarrer ? Comment, en particulier, le mouvement syndical pourrait-il se faire entendre dans des conditions acceptables dès lors que l’on doit à cette logique une construction symbolique des problèmes, des débats et des identités qui contrarie en tous points l’activité syndicale ?
Problèmes - La construction médiatique des problèmes sociaux [5] repose sur une imposition des problématiques : une façon de concevoir et de mettre en scène les problèmes, dont il est possible de dégager deux constantes ou deux tendances.
D’abord, le journalisme dominant tend à imposer une segmentation des problèmes sociaux qui, au gré des fluctuations de l’actualité, constitue comme autant de problèmes séparés le “ problème du chômage ”, le “ problèmes de l’exclusion ”, le “ problème de l’immigration ”, le “ problème de l’insécurité ”, le “ problème des banlieues ”, etc.
En second lieu, le même journalisme tend à proposer une institutionnalisation des problèmes sociaux qui, une fois constitués comme autant de problèmes séparés, sont soumis à l’agenda des responsables politiques et des agents de l’état.
Ainsi posées ou imposées, ces représentations des problèmes sociaux ne sont pas sans effets. Du moins tels qu’ils sont représentés, de tels “ problèmes ” sont soustraits à l’emprise des mobilisations sociales, des syndicats et des associations ; ceux-ci sont invités, même lorsqu’il est question de “ dialogue social ”, d’accepter les termes d’un débat ou d’une confrontation que les médias dominants contribuent à prescrire. Mais surtout, les représentations segmentées et institutionnelles des problèmes sociaux les taillent à la mesure d’un réformisme de bon ton, aux nuances variables, mais à direction constante : celui de la modernité libérale.
Par réformisme, il faut entendre ici non la lutte indispensable pour des réformes souhaitables, mais le traitement des symptômes (au lieu du traitement des causes) par des réformes octroyées (et non par des victoires obtenues). D’ailleurs, dans la langue des journalistes dominants, non seulement la contestation doit s’effacer devant la proposition, mais les propositions elles-mêmes ne sont reconnues pour telles qu’à condition de porter sur les symptômes partiels qui peuvent être traités par des remèdes-placebo. Le syndicalisme de proposition n’est médiatiquement acceptable qu’à la condition de devenir un syndicalisme de compromission [6].
Ainsi, dans l’enceinte des médias dominants, seul a droit de cité un réformisme médiatique qui, de droite à gauche, selon les sensibilités des journalistes ou les orientations éditoriales de chaque média, garde la frontière du “ syndicalement correct ”.
Débats - La construction médiatique des problèmes sociaux a pour pendant une construction médiatique des débats démocratiques. L’imposition des problématiques a pour revers une dépossession des acteurs. Ici encore, on se bornera à relever deux effets.
D’abord la construction médiatique des “ débats ” tend à imposer une personnalisation de la représentation qui, aux porte-parole de débats collectifs – dont le creuset est toujours un espace public relativement indépendant de l’espace médiatique –, préfère des “ personnalités ”, souvent sélectionnées en fonction de leur image médiatique.
Ensuite, et plus généralement, la construction, notamment audiovisuelle, des débats impose une personnalisation des protagonistes qui place face à face des titulaires de la parole légitime, invités à livrer leur “ pensée ” et des exemplaires de la société, invités, eux, à exhiber leurs plaies.
C’est pourquoi la mise en scène médiatique du débat démocratique privilégie des individus et exclut, pour défaut de visibilité et de rentabilité médiatiques, les débats collectifs.
Ainsi, dans l’enceinte des médias dominants, règne un élitisme médiatique qui impose arbitrairement sa hiérarchie de la parole légitime et réserve le monopole de la raison à ceux qui, en parlant pour les autres parlent à leur place quand ce n’est pas contre eux
Identités - L’imposition des problématiques et la dépossession des acteurs, enfin, constituent une contribution médiatique à la logique libérale. Les médias dominants sont les moteurs auxiliaires, mais efficaces, de la destruction des identités collectives construites à partir et autour des antagonismes sociaux. C’est à ce titre, notamment, qu’ils sont parfaitement adaptés à la politique libérale où Pierre Bourdieu repérait à juste titre une “ politique de la dépolitisation ” [7].
Résumons. Si l’on doit à l’espace médiatique dominant une construction symbolique des problèmes, des débats et des identités qui contrarie en tous points l’activité syndicale, l’action syndicale doit essayer de se placer à la hauteur des enjeux.
II. De l’action instrumentale à la reconquête : pour un espace public plébéien
Aussi indispensable soit-elle, l’action instrumentale – qui invite à se servir des médias dominants – ne suffit pas.
1. Personne ne contestera la nécessité impérieuse, pour le mouvement syndical, de rendre visibles ses actions et audibles ses propositions au sein même du système médiatique. Mais comment et à quelles conditions ?
Pris en tenaille entre la communication d’entreprise, interne et externe, et l’information journalistique, souvent ajustée à la première, le mouvement syndical ne dispose en général ni de l’expérience, ni des outils, ni du rapport de force qui lui permettrait d’imposer une prise en compte effective des propositions dont il est porteur et une présentation acceptable des conflits dont il est le catalyseur et l’acteur.
De surcroît, les contraintes que l’action syndicale quotidienne impose aux militants syndicaux et, plus généralement, aux acteurs des mouvements sociaux, les empêchent souvent de considérer la médiatisation de leur activité comme partie intégrante de la totalité de leur activité : une composante de tous les aspects de leur stratégie. Ces faiblesses contribuent à favoriser une conception strictement instrumentale des rapports avec les médias de masse : une conception qui menace d’entériner une position subalterne.
Ainsi, il n’est guère possible d’éluder une question à la fois simple à formuler et difficile à résoudre : comment se servir des médias dominants sans céder à leur emprise ? La première réponse qui dépasse le recours occasionnel aux médias et constitue une ébauche d’orientation consiste à se servir des médias dominants en retournant leur logique contre elle-même : tenter d’imposer une médiatisation des conflits, des débats et des alternatives en tentant de jouer des particularités des médias dominants et de les déjouer.
Actions, discussions, propositions : depuis de nombreuses années le mouvement syndical et associatif a accumulé une riche expérience en ce domaine. Les formes d’actions ont intégré les impératifs de leur médiatisation : des interventions d’Act Up aux menaces de “ sabotage ” dans quelques cas de fermeture d’usine, des défilés festifs aux enchaînements symboliques toute une gamme de formes de lutte ou de mise en forme des luttes a été expérimentée en fonction de son impact médiatique escompté. Les interventions dans les débats publics ont pris en compte les formes médiatiques de ces débats : des interruptions intempestives de débats policés aux participations semi ludiques à des émissions de variété. La formulation des propositions alternatives, enfin, a parfois su tirer parti des formes modernes de la communication.
2. Pourtant le bilan est plus contrasté qu’il ne le paraît. Et il suffira ici, pour marquer les limites d’une action instrumentale, de soulever quelques questions :
– Les impératifs de médiatisation des conflits invite d’abord à adopter des formes d’actions et de représentation ajustées à la logique médiatique. Oui, mais à quel prix ? Comment éviter de substituer le spectacle à la mobilisation ? Comment éviter que l’ingéniosité dans l’invention des formes ne dissimule le recul dans l’organisation des forces ?
– Les impératifs de médiatisation des débats invite ensuite à apporter une contribution des acteurs sociaux à un débat démocratique dépendant de l’espace médiatique. Oui, mais à quel coût ? Comment éviter d’accréditer que les protagonistes du débat public se limitent aux seuls représentants, que seule importe la scène médiatique et que toutes les scènes médiatiques se valent ? Comment taire la nécessité pour le mouvement syndical et associatif de refuser les formes nouvelles de délégation aux porte-parole, de relégation de son propre espace démocratique, de transformation des débats en simples divertissements ?
– Les impératifs de médiatisation des alternatives invite enfin à imposer la prise en compte de leur existence sur une scène dominée par le consensus. Oui, mais avec quels résultats ? Comment éviter de se soumettre à la dilution médiatiquement orchestrée de la conflictualité démocratique dans l’alternative entre “ blanc bonnet ” et “ bonnet blanc ” ?
Ces quelques indications suffisent à montrer qu’il est plus difficile qu’il n’y paraît de se servir des médias dominants sans céder à leur emprise. En tout cas, sans céder à une tentation dangereuse : subordonner l’urgence syndicale à l’urgence médiatique. Dès lors, si le mouvement syndical ne veut pas être entraîné malgré lui sur un terrain qui menace de le desservir quand il croit s’en servir, il faut peut-être proposer une sorte de recentrage.
3. Non sans prendre la mesure des obstacles à surmonter : entre la tentation de la désertion impuissante de l’espace médiatique et celle d’une occupation subalterne, la voie est d’autant plus étroite qu’elle est encombrée par un problème chronique, aggravé par la situation dans laquelle se trouve le mouvement syndical depuis quelques années.
Ce problème insistant, dont les racines théoriques et historiques sont plus profondes qu’il n’y paraît, consiste dans la sous-estimation par le mouvement ouvrier de la domination symbolique comme forme décisive de domination. L’intrication de la domination symbolique avec les formes mieux connues d’exploitation et d’oppression la rend, paradoxalement, moins visible : voilà qui explique sans doute qu’elle soit sous-estimée, même lorsque l’on parle de domination idéologique. Et parce que les combats quotidiens et les mobilisations d’ensemble parviennent, plus ou moins durablement, à défaire et la représentation dominante des classes dominées et les effets de la domination sur les dominés eux-mêmes, le mouvement syndical est loin d’avoir apporté toute l’attention qu’elle mérite à la construction symbolique de son action, réduite à la “ lutte idéologique ” (quelle que soit l’importance et l’ampleur qu’il soit nécessaire d’accorder à celle-ci).
Ce problème a été considérablement aggravé en raison de l’emprise médiatique sur un espace public plébéien raréfié : faute d’avoir pu ou su construire des outils ajustés aux nouvelles figures du prolétariat et réfractaires aux nouvelles formes de domination symbolique médiatiquement orchestrées, le mouvement syndical et associatif semble désarmé face au dépérissement de la presse ouvrière et la montée en puissance de marchandisation de l’information : au point d’être contraint de se servir de l’espace médiatique dominant, sans disposer de l’indépendance qui permettrait de contrecarrer les effets d’une médiatisation subalterne et subordonnée.
Pourtant les enjeux (que le reflux permet de mieux percevoir et comprendre) sont décisifs : le mouvement syndical et associatif a besoin de bâtir son propre espace d’expression, de débats, de conflictualité. Il y va de la construction symbolique des identités collectives, sans laquelle s’imposent des représentations (qui tentent de se faire passer pour de simples reflets de la réalité) d’un prolétariat en voie de dissolution dans une immense classe moyenne, peuplée de purs individus. Il y va de la construction symbolique des problèmes sociaux, sans laquelle s’imposent les versions patronales et étatiques qui, comme on l’a indiqué plus haut, les segmentent et les institutionnalisent en prétendant les résoudre sans l’intervention des acteurs collectifs. II y va du sens et de la portée des combats collectifs.
4. Pour répondre à ces enjeux (et en dépit de l’inégalité des armes entre un espace médiatique dominant et un espace plébéien confiné et subordonné), il existe des outils nouveaux : la construction de médias alternatifs fondés sur la diffusion d’une nouvelle intellectualité plébéienne.
À côté des outils propres à chaque syndicat ou à chaque association, existent désormais, sous une forme sans doute embryonnaire, de nombreux médias alternatifs (télés associatives, radios libres, presse alternative, Internet non marchand et solidaire). En même temps, distincte de la critique journalistique du journalisme (qui ne cesse de se doter de nouveaux moyens d’expression), la critique indépendante des médias dominants dispose d’une audience grandissante et de quelques outils significatifs [8]. C’est bien en deçà des potentialités qu’elles révèlent que ces parcelles d’un espace alternative se développent. Le mouvement syndical et associatif a tout à gagner à soutenir leur extension.
C’est l’uniformité qui règne, du moins en matière d’information, en dépit de la pluralité des titres de presse, des chaînes de télé et des stations de radio. Le développement des médias alternatifs est, lui, un gage de diversité. Mais l’enjeu n’est pas seulement médiatique : il est proprement social. C’est un enjeu qui devrait permettre à ces médias trouver dans le mouvement syndical et associatif un partenaire et un acteur de premier plan.
On pourrait risquer l’idée suivante : c’est de la reconstruction d’un espace public plébéien, doté de ses propres médias, que dépend largement la capacité du mouvement syndical et associatif d’intervenir dans l’espace médiatique dominant sans lui être assujetti.