Le pluralisme politique dans l’audiovisuel

Comment le pluralisme politique est-il officiellement garanti dans l’audiovisuel ? Pour le comprendre et l’évaluer, il est nécessaire d’entrer dans le détail. C’est fastidieux, mais indispensable. On découvre alors à quel point ce pluralisme est mutilé.

En guise d’introduction

(1) Le pluralisme dans les médias, entendu de façon élargie et dans toutes ses dimensions, englobe ou devrait englober, en prenant soin de les distinguer, la pluralité des opinions, la diversité des informations, la variété des goûts et des cultures. C’est ce que l’on a tenté d’établir dans une article précédent : « Pluralisme et médias : de quoi parle-t-on ? »

Garantir la pluralité des opinions, soit ! Mais lesquelles ? Ces opinions peuvent émaner de plusieurs sources et concerner les domaines les plus divers. C’est pourtant la pluralité des opinions politiques – l’expression de pluralisme politique dans les médias – qui fait l’objet des principales attentions.

(2) L’expression plurielle des opinions politiques dans les médias – le pluralisme politique dans les médias – revêt deux formes ou dimensions relativement distinctes : le pluralisme dans l’expression des institutions et des partis politiques et, abstraction faite de ce dernier, le pluralisme dans l’expression des opinions politiques au sein de tous les médias ou au sein d’un même média. Autrement dit, on ne saurait confondre ces deux formes de pluralisme :

– le pluralisme institutionnel et partisan : l’expression de pluralité des institutions et des partis politiques dans les médias et la représentation qui est accordée à chacun d’eux ;
– le pluralisme politique éditorial : l’expression des opinions politiques propres à chaque média, mais aussi au sein de chacun d’entre eux et, plus généralement, dans tous les médias, que ces dernières expressions émanent des journalistes eux-mêmes ou d’autres commentateurs.

Autrement dit, pour faire court, il convient de distinguer le pluralisme partisan et le pluralisme éditorial

(3) L’évaluation et la régulation de ces deux formes de pluralisme sont des plus problématiques. Dans la presse écrite (imprimée ou numérique) – nous y reviendrons – elles ne peuvent faire l’objet d’aucune régulation impartiale de leur contenu par aucune autorité institutionnelle et sont abandonnées de fait aux effets réputés vertueux de la concurrence entre les médias et de la conscience professionnelle de leurs rédactions et surtout de leurs chefferies. Dans l’audiovisuel en revanche, l’expression du pluralisme politique fait l’objet d’une régulation et d’une évaluation par l’ « Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique » (Arcom) qui a succédé au « Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). L’Arcom entend « Protéger le pluralisme politique »

(4) Mais cette évaluation et cette régulation par l’Arcom concernent presque exclusivement le pluralisme institutionnel et partisan et ne visent pour l’essentiel qu’à garantir la répartition des temps de parole et d’antenne.

Par conséquent, et c’est décisif, l’Arcom de tient aucun compte de l’existence effective d’un pluralisme éditorial dont dépend largement l’exercice effectif du pluralisme partisan.

En fixant « les modalités du relevé et de la transmission des temps d’intervention des personnalités politiques », l’Arcom veille sur cette répartition et sa vigilance repose sur la distinction entre « Le pluralisme au quotidien » et « le pluralisme en période électorale ».

I. « Une approche quantitative

L’ Arcom se prévaut, selon ses propres termes, d’adopter une « approche quantitative »

(5) La méthode de calcul des temps de parole adoptée pour garantir « le pluralisme au quotidien », selon des modalités déterminées depuis le 1er janvier 2018 est le suivant :

- « Le pouvoir exécutif se voit réserver un accès à l’antenne correspondant au tiers du temps total d’intervention [souligné par moi]. Dans ce temps de parole, sont décomptées les interventions : du Président de la République, qui en raison de leur contenu et de leur contexte, relèvent du débat politique national, des collaborateurs du Président de la République ; des membres du Gouvernement. »

- « Le reste du temps total d’intervention est réparti selon le principe d’équité [souligné par moi] entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale.

Et de préciser : « Les critères sur lesquels s’appuie l’Arcom comprennent notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus, l’importance des groupes parlementaires ou les indications de sondages d’opinion. La contribution des formations politiques à l’animation du débat politique est également prise en compte. »

(6) La méthode employées pour garantir le pluralisme « pendant une élection » distingue des règles « précisées à l’occasion de chaque campagne électorale par une recommandation complémentaire de l’Arcom. Il s’agit d’un texte qui détermine certaines règles particulières pour l’élection considérée. ».. Elles « s’appliquent généralement pendant les six semaines qui précèdent le scrutin. Cette durée peut toutefois être augmentée ou réduite en fonction des particularités de l’élection considérée. »

Jusqu’alors, la méthode adoptée par le CSA pour garantir « le pluralisme en période électorale » comptabilisait, en les distinguant, le temps de parole et le temps d’antenne : « Le temps de parole correspond à la diffusion de toutes les interventions d’un candidat ou de ses soutiens. Le temps d’antenne recouvre, d’une part, le temps de parole et, d’autre part, l’ensemble des éléments éditoriaux consacrés à un candidat ou à ses soutiens ».

Et cette comptabilité distingue deux principes, correspondant à deux types d’élections : le principe d’égalité et le principe d’équité [1].

(7) « Le principe d’égalité  », nous dit l’Arcom, est une « spécificité de la campagne présidentielle ». Ce principe « implique que les temps de parole et d’antenne des candidats et de leurs soutiens soient égaux », mais seulement « à compter du début de la campagne officielle », c’est à dire pendant six semaines [2].

(8) Le « principe d’équité », applicables aux élections nationales à l’exception de l’élection présidentielle, « implique que les services de télévision allouent aux candidats (ou aux partis politiques) et à leurs soutiens des temps de parole ou d’antenne en tenant compte de leur représentativité et de leur implication effective dans la campagne ». L’appréciation de la notion d’équité se fonde sur
- la représentativité des candidats qui prend en compte, en particulier, les résultats du candidat ou de la formation politique aux plus récentes élections ;
- la capacité à manifester concrètement son implication dans la campagne : organisation de réunions publiques, participation à des débats, désignation d’un mandataire financier, et plus généralement toute initiative permettant de porter à la connaissance du public les éléments du programme du candidat.

Sur ce point, l’Arcom reprend littéralement les préconisations de l’ex-CSA.

II. Un pluralisme mutilé

(9) Les règles arithmétiques, particulièrement « hors période électorale », sont, à bien des égards, absurdes, voire grotesques. En clair : inacceptables.

Cette comptabilité est d’autant plus inacceptable qu’elle attribue 30% du temps de parole à l’exécutif : un temps de parole amplifié par la majorité parlementaire qu’elle soit absolue ou relative. Ce que l’ex-CSA désignait, sans fausse pudeur, comme la constitution ad hoc d’un « bloc majoritaire » [3].

Cette prime considérable accordé à l’exécutif et à sa majorité parlementaire épouse la constitution présidentialiste (ou quasi-présidentialiste) de la Ve République. Qu’on s’accorde ou non avec cette constitution, il n’existe aucune raison a priori pour que celle-ci dicte les conditions du pluralisme politique dans l’audiovisuel.

À quoi il convient d’ajouter qu’il n’existe aucune raison, quels que soient les modes de scrutin et l’appréciation que l’on peut porter sur chacun d’eux, d’indexer l’expression institutionnelle et partisane en dehors des périodes électorales, sur les résultats des scrutins majoritaires à deux tours, notamment à l’occasion des élections législatives.

(10) Ce pluralisme comptable est tempéré par des critères quantitatifs et qualitatifs absurdes et arbitraires. En effet, du CSA à l’Arcom, le « principe d’équité » s’est « enrichi » de critères hétéroclites, soumis à des évaluations incontrôlables et arbitraires. Qui nous dira comment sont pris en compte « les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus, l’importance des groupes parlementaires ou les indications de sondages d’opinion  » ? Ou encore « La contribution des formations politiques à l’animation du débat politique ». Comment prendre en compte les sondages d’opinion si l’on ne précise pas de quels sondages il s’agit, sans même se soucier de la critique des sondages ? Comment évaluer « la contribution des formations politiques à l’animation du débat politique »  : quelle évaluation ? parce que la seule considération qualitative prise en compte en période électorale – « la capacité à s’impliquer dans la campagne électorale » – ouvre la voie à des interprétations arbitraires.

(11) La fréquence des élections qui impliquent tout le territoire national rend artificielle la distinction entre les périodes électorales et celles qui ne le sont pas. Dès lors, si l’on exclut les bidouillages arbitraires, la seule « approche quantitative » indiscutable qui devrait s’imposer en toutes périodes est celle d’une répartition des temps de parole et des temps d’antenne proportionnelle aux résultats de la précédente élection nationale au suffrage universel, qu’elle soit présidentielle, législative ou européenne : les résultats obtenus au premier tour quand il s’agit d’une élection à deux tours, avec, éventuellement, une prime à l’exécutif (Président et gouvernement). Il n’existe aucune raison d’aligner le pluralisme médiatique sur les règles des scrutins majoritaires. La seule « approche quantitative », une réserve près : l’égalité des temps de parole et d’antenne pendant chaque campagne électorale, après dépôt des candidatures.

(12) Encore ne s’agit-il, vu de l’Arcom, que d’une approche quantitative qui, limitée du pluralisme institutionnel et partisan (et tempérée par des critères qualitatifs arbitraires), donne l’illusion de la rigueur : elle peut être parfaitement mystificatrice.

Pour une même raison : elle ne tient aucun compte (ou presque) de l’interférence entre le pluralisme partisan et l’orientation éditoriale de chaque média audiovisuel.

– En dépit de la distinction entre les temps de parole et les temps d’antenne, cette comptabilité ne tient aucun compte des conditions d’expression des institutions et des partis représentés ou des divers types d’émission – qu’il s’agisse des horaires de diffusion, du format et la durée des émissions, de leur genre (entretien ou débat) et ou de l’attitude des journalistes concernés.

– L’ « approche quantitative » évaluation ne tient pas compte, même si l’on s’en tient aux opinions strictement politiques, de l’orientation des informations et des commentaires qui ne sont pas consacrés à un candidat particulier : que ces informations et commentaires émanent directement de journalistes, de chroniqueurs ou de consultants ou que ces acteurs soient confrontés dans des débats. À quelques réserves près, valable pour les campagnes électorales, dont celle-ci sous le titre « « Les règles concernant le traitement de la campagne », d’une folle audace : « Le traitement éditorial doit s’appuyer sur la mesure et respecter l’honnêteté en ce qui concerne le traitement et l’utilisation d’extraits de déclaration des candidats [4]. »

Autrement dit, le pluralisme partisan est indissociable du pluralisme éditorial (de ses limites, de ses mutilations)

(13) Ces derniers points sont décisifs. Sauf à se laisser berner par un électoralisme de pacotille, la focalisation sur la comptabilité des temps de parole et des temps d’antenne des partis et des institutions politiques masque l’évaluation du pluralisme éditorial qu’il soit strictement politique ou s’étende à d’autres domaines : les questions économiques, les questions écologiques, les questions de société, les questions internationales.

– Quel pluralisme éditorial, dès lors qu’il est strictement politique, peut être garanti quand les commentaires prennent le pas sur les informations et que ces commentaires sont confiés à des journalistes qui se comportent en accompagnateurs plus ou moins distants des principaux partis et des principales institutions ? Quand ce journalisme de microcosme est flanqué de politologues qui se prévalent d’une prétendue science, de sondologues qui prétendent lire dans les entrailles de l’opinion et de communicants qui confondent la politique et la publicité ? Quand enfin les débats les confrontent le même et le presque pareil, si ce n’est toujours par leur orientation politique, du moins par leur conception de la politique ?

– Quel pluralisme éditorial, dès lors qu’il s’étend à des questions dont la politique s’empare, mais qui ne se réduisent pas à un traitement partisan, peut être garanti quand, chaperonnée par de commentateurs omniprésents parce qu’ils se croient ou qu’on les croit omniscients, l’expression sur ces questions est monopolisée par un cercle restreint de spécialistes et d’experts ajustés aux opinions dominantes ? Quand, en particulier, un « nous » occidental et européen conditionne la plupart des analyses ? Ou encore quand l’orthodoxie économique libérale et les lobbys qui la servent dominent à la fois l’espace académique et l’espace médiatique ?

(14) En ces matières, les déséquilibres les plus flagrants – et ils sont nombreux – ne peuvent ni ne doivent être corrigés par une représentation proportionnée aux résultats électoraux (quand ce n’est pas aux sondages d’opinion). Les arguments ne sont ni des votes ni leur représentation. Pour ne pas être livrés à de nouveaux chiens de garde de la domination, le journalisme devrait exercer la pédagogie dont il se prévaut. Pourquoi faudrait-il espérer qu’un enseignant (par exemple en philosophie, en économie ou en sciences sociales) informe de façon équilibrée (à défaut de neutralité) sur les conceptions en présence, et abandonner le journalisme aux commentaires à voix multiples, mais à sens unique ? Un journalisme d’information devrait faire prévaloir la polyphonie des arguments en présence, exposés de la façon la plus exact possible.

Où l’on voit que la pluralité des opinions dépend largement de la diversité des informations Or informer (avant de commenter) c’est présenter les arguments en présence sur les questions controversées, c’est faire valoir la diversité et la polyphonie des arguments sans les peser au trébuchet des voix, des opinions ou de l’audimat. En cela devrait consister aussi le journalisme d’information. Nous en sommes loin.

(15) L’Arcom ne peut ni ne veut intervenir sur ce terrain : la régulation du pluralisme éditorial n’entre pas dans ses compétences. Cela relèverait de celles d’un tout autre organisme de régulation des médias et des journalismes. Elle relève surtout des conditions d’appropriation des médias et d’exercice du pluralisme éditorial entre les médias et au sein de chacun d’eux. C’est une tout autre à affaire, de loin la principale.

Henri Maler

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Version revue et complétée de « Pluralisme : l’expression de la pluralité des opinions dans l’audiovisuel ». Cet article était, mis en discussion au sein même d’Acrimed qui précise : « sous cette forme, il n’engage donc que son auteur ».

Cette actualisation porte notamment sur le remplacement des références au CSA par des références à l’Arcom.

Sur le site d’Acrimed l’article initial est complété en annexe par des analyses précises du pluralisme anémié qui mériteraient d’être actualisées depuis 2015 sur Le pluralisme par temps d’élection et : le pluralisme par tous les temps (sur les opinions politiques et sur les opinions économiques)

Notes

[1L’Arcom les présente dans cet ordre : le « principe d’équité » d’abord, le « principe d’égalité » ensuite.

[2Le principe d’égalité implique que les temps de parole et d’antenne des candidats et de leurs soutiens soient égaux (cf : article 3 de la [loi n°62-1292 du 6 novembre 1962 relative à l’élection du Président de la République au suffrage universel).

[3Jusqu’alors, pour le CSA, le « pluralisme hors période électorale » distinguait le « bloc majoritaire » (les interventions du président de la République dans le débat politique national et les parlementaires de la majorité) et l’opposition qui devait disposer au moins de 50% du temps cumulé par le « bloc majoritaire ». Quant aux « autres formations parlementaires » et aux « partis non représentés au Parlement », ils se voyaient attribuer, sans autre précision, un « temps de parole équitable ». Du CSA à l’Arcom, la notion de « bloc majoritaire » a disparu. Demeure en revanche la surreprésentation de l’exécutif.

[4On trouve aussi des « règles concernant le journalistes et chroniqueurs » : « Jusqu’à la date d’ouverture de la campagne officielle, les journalistes ou chroniqueurs qui sont candidats peuvent intervenir sur les antennes à condition que leurs propos ne puissent pas avoir d’incidence de nature à porter atteinte à l’égalité des candidats. Ils doivent s’abstenir de paraître sur les antennes dans l’exercice de leur fonction à compter de l’ouverture de la campagne officielle et jusqu’à la clôture du scrutin. ». Ainsi que d’autres dispositions, parmi lesquelles : l’interdiction de diffuser des propos à caractère électoral et d’éléments de sondage ou de résultats du scrutin (…) la veille et le jour du scrutin jusqu’à la clôture du vote.