Loi de cohésion sociale : un cache-misère (1997)
Un projet de loi de cohésion sociale, adopté par le gouvernement Juppé devait être débattu à l’Assemblée nationale … que Jacques Chirac décidait de dissoudre le 21 avril 1997. Ce projet resta donc sans lendemain, comme l’article qui suit, publié en « tribune » dans l’hebdomadaire, Rouge (n°1725), du 27 mars 1997 [1]. Mais la politique qui inspire ce projet ne fut pas fondamentalement modifiée depuis.
La dénomination de la loi [2] résume la politique qui l’inspire : c’est une nouvelle loi sur les pauvres destinée au « renforcement » misérable d’une « cohésion sociale » introuvable. Toujours dure aux miséreux, même quand elle est contenue, la misère devient inconvenante, quand elle est excessive. À ce titre, elle mérite bien quelques mesures d’humanité. Mais à défaut de pouvoir la supprimer, on essaiera de la dissimuler pour se borner à la gérer.
Une gestion misérable de la misère
Comment oser dire que nos réducteurs de fracture sociale entendent dissimuler la misère, puisqu’ils se proposent de l’ « observer » grâce à un « Observatoire de la pauvreté », érigé en lieu et place de l’observatoire des inégalités ? Ainsi dotée d’un observatoire borgne, la misère elle-même cessera d’être visible comme elle devrait l’être : à partir de ses causes. Et quand les causes sont enfouies, il ne reste que des pauvres qui méritent à peine les quelques services qui leur sont rendus.
Sous-couvert de limiter les mesures d’assistance qui seraient incompatibles avec leur dignité, on fera appel à la responsabilité des misérables qui doivent mériter de sortir de la misère, tant il est sous-entendu qu’ils sont responsables de s’y complaire : la lutte contre la misère sera déléguée aux misérables eux-mêmes. Aussi commencera-t-on par supprimer un droit pour le transformer en obligation : le droit à un revenu minimum sera remplacé par l’obligation de travailler. De l’exclusion à l’exploitation : ainsi se gagne le respect et se mérite la dignité ! La fracture sociale sera résorbée : les nantis-car-méritants pourront « observer » la cohésion qui les unit aux pauvres-mais-méritants. Et s’il reste quelques déchets, ce seront des pauvres qui ne méritent que de rester pauvres : ces chômeurs qui ne trouvent pas d’emploi parce qu’ils ne veulent pas apprendre à rédiger leur CV ; ces expulsés qui sont privés de leur logements parce qu’ils ne se sont pas correctement informés ; ces récalcitrants qui, comme pendant l’hiver dernier, « choisissent » la mort. Des exclus qui s’excluent d’eux-mêmes.
En Chiraquie, la substitution de la responsabilité à l’assistance permet de percevoir les bénéfices cumulés de la morale et de l’aubaine. La morale est sauve, puisqu’elle se prévaut du respect de la libre responsabilité des misérables. Et l’aubaine est garantie, puisqu’elle renvoie aux misérables la responsabilité de leur misère. Ainsi se trouve justifiée toute une politique : à la misère, ne consacrer que des moyens misérables. Et toute une pédagogie : aux miséreux de savoir tirer les leçons de leur misère.
On pourrait croire que la bienveillance de l’État pour les pauvres devrait être payée de retour : par un examen bienveillant de cette bienveillance. Mais la Chiraquie ne mérite aucune commisération. Pour s’en convaincre, il suffit de relever les mesures que la loi exclut et de dresser la liste de ceux qui sont dispensés de prendre part à son application. Sont exclus non seulement tous les moyens qui relèvent d’une politique globale de l’emploi, du logement, de la santé, de l’éducation, mais également toutes les mesures élémentaires indispensables, comme la gratuité des transports, de l’énergie et de l’eau pour les plus démunis. Sont dispensés de toute mesure de solidarité et de justice les actionnaires et dirigeants des entreprises du secteur privé (et plus généralement du secteur marchand), les boursicoteurs et les spéculateurs, les propriétaires privés d’appartements en jachère, les responsables de l’hôpital privé, etc...etc...etc..., et par dessus tout - charité bien ordonnée commence par soi-même - l’État lui même : chargé d’assurer un service minimum, sans avoir à consentir le moindre effort budgétaire à la hauteur des défis à relever. Fin de l’État-providence (qui a peur de son ombre) et retour de l’État-assistance (qui n’ose dire son nom).
Impossible de la décrire autrement : la politique du gouvernement se borne à caresser les plaies qu’elle affecte de guérir. Car la misère n’est que la forme ultime de la précarisation de l’existence : comment porter remède à la première sans soigner la seconde ? Et la privation des droits est la conséquence ultime de la mutilation de leur exercice : comment garantir cet exercice si l’on commence par réduire la simple proclamation des droits eux-mêmes ?
Droits des pauvres, pauvres droits
La loi considère les droits sociaux non comme des droits fondamentaux, mais comme des droits minimaux : des droits dérogatoires qui n’imposent que des mesures dérisoires. Les droits des pauvres ne sont que de pauvres droits. Ce sont à peine des droits. Comme le deviennent jour après jour la plupart des droits sociaux. Car les droits sociaux sont des droits à des prestations, ou ils ne sont rien. C’est pourquoi, les libéraux conséquents ne se privent pas d’affirmer que les droits sociaux doivent être rayés de la carte des droits ; et les libéraux honteux - tradition nationale oblige - ne les mentionnent qu’accidentellement et les minorent systématiquement. Tout le reste en découle.
Alors que le plein exercice des droits sociaux doit reposer avant tout sur le droit à l’emploi, celui-ci, non seulement n’est pas mentionné, mais est réduit à l’obligation de travailler pour un salaire de survie. Alors que l’extension du chômage et de la précarité appelle une nouvelle politique de l’emploi fondée notamment sur une réduction massive du temps de travail, la loi dispense ceux qui le peuvent de créer des emplois supplémentaires, et oblige ceux qui vivent avec des ressources minimales de les mériter dans des « emplois d’utilité sociale », qui conforteront les inégalités de statut dans les service publics. L’autorisation administrative de licencier est supprimée sous couvert d’efficacité ; l’obligation administrative de travailler est rétablie sous prétexte de dignité. À qui fera-t-on croire que le chantage sur le minimum vital témoigne du respect dû à la personne humaine ?
Alors que le droit à un revenu de citoyenneté perçait sous la figure encore grimaçante du RMI, celui-ci n’est plus un droit, mais une simple compensation consentie en échange d’une obligation : accepter n’importe quel travail. La réforme du RMI permet de les activer : par l’extension du nombre des sous-salariés, sous-rémunérés, sous-protégés. À peine concédé, un droit est aboli : la réforme du RMI porte en germe sa suppression. SMIC du pauvre, qui contribue à l’extinction du SMIC, comme tous les emplois précaires et les stages sous-payés... quand ils le sont. Répétons- le : sous couvert de substituer la responsabilité à l’assistance, le droit de survivre à bas prix se transforme en devoir de travailler au moindre coût, sans la moindre garantie d’obtention d’un emploi durable. À qui fera-t-on croire que le transfert de responsabilité d’une société riche à des individus pauvres est une mesure d’émancipation ?
Alors que le droit au logement dépend de l’exercice du droit à l’emploi, la privation de toutes ressources pour les jeunes ou la minoration des ressources pour les bénéficiaires des minima sociaux les éliminent de tout accès à un logement décent. Alors que la situation de plus en plus dramatique du logement appelle une véritable politique de construction de logements sociaux et un véritable plan de réquisition des logements vides, la loi se borne à prévoir, en matière de construction, des dérogations aux règles de l’urbanisme et, en matière de réquisition, un droit sans obligation soumis au pouvoir discrétionnaire des Préfets. Ainsi se trouve défini un régime spécifique de réquisition dont les frontières ne sont tracées que pour dissuader de les transgresser. Dans cet « esprit », les réquisitions, non seulement sont limitées aux seuls propriétaires institutionnels, mais la loi prévoit de fixer les loyers des logements réquisitionnés, non pas en fonction des ressources des familles concernées, mais en fonction des indices de la construction et de la location. À qui fera-t-on croire que la loi tient pour prioritaires les besoins des plus démunis quand elle subordonne étroitement l’exercice du droit au logement à la protection des droits des propriétaires ?
Alors que le droit à la santé suppose un revenu garanti, un logement décent, une alimentation convenable, la prévention est limitée à des mesurettes de santé publique. Des mesurettes : un schéma administratif d’accès aux soins (inscrit dans le plan départemental d’insertion et de lutte contre l’exclusion), des mesures de prévention de la tuberculose (mais sans aucun politique de lutte contre la toxicomanie, le sida, l’alcoolisme, la sous-alimentation...), des actions d’accès aux soins organisées dans les hôpitaux (mais sans définition d’objectifs et de moyens), une visite annuelle (mais sans extension généralisée). Aucun moyen supplémentaire n’est consenti à la médecine du travail, à la médecine scolaire, à la constitution de réseaux de soins. Aucun devoir de soins, englobant tous les malades, français ou immigrés, indépendamment de leur situation administrative ou sociale, n’est défini. Aucune obligation n’est imposée à la médecine de ville et à l’hôpital privé. A qui fera-t-on croire que quelques mesures administratives et l’appel à la bonne volonté permettent de garantir un droit universel et égal au soins individuels et un droit à la santé publique ?
Alors que le droit à l’instruction est compromis dans son existence même pour ceux qui vivent dans des conditions misérables ou précaires, des palliatifs, pompeusement désignés comme une priorité nationale, sont envisagés pour lutter contre l’illettrisme. Quand un problème est présenté dans des termes qui le rendent insolubles, il suffit - c’est bien connu - de multiplier les commissions qui s’en occuperont. Alors que la lutte contre l’illettrisme suppose un redéploiement du service national d’éducation, doté de moyens appropriés, le recrutement d’enseignants est tari et l’aide aux devoirs abandonnée au bénévolat. A qui fera-t-on croire que l’accès universel et égal à l’instruction peut être garanti par un service d’éducation appauvri, au moment où il doit s’adresser à une population paupérisée ?
Alors que le plein exercice des droits civils et politiques doit reposer sur le bénéfice de droits sociaux étendus, la loi se borne à régler administrativement l’accès aux listes électorales de ceux qui ne peuvent justifier d’aucun domicile fixe. Le suffrage universel est réellement établi quand il s’applique à toutes celles et tous ceux qui vivent et travaillent sur le territoire national : on ne sera pas étonné que la loi s’oppose au droit de vote des immigrés. Le suffrage censitaire est réellement aboli non seulement quand l’accès du droit de vote n’est pas assujetti à un minimum légal de revenu, mais quand tous les citoyens disposent de moyens d’existence qui ne les confinent pas dans la survie. A qui fera-t-on croire qu’il suffit d’avoir le droit de s’inscrire sur une liste électorale pour devenir un citoyen ?
La loi Debré [3] et la loi de cohésion sociale forment un tout : répression pour les immigrés pauvres et commisération pour les pauvres français. Mais l’expulsion des premiers et l’exclusion des seconds ne peuvent être combattues par une charité moins sélective et plus intense. C’est une autre politique qui doit être inventée.
Henri Maler