Pour Daniel Bensaïd (2010)
Daniel Bensaïd est décédé le 12 janvier 2010 à Paris. Ces quelques lignes ont été publiées sur le site du Monde diplomatique le 14 janvier 2010.
Daniel est décédé. Intellectuel ? Philosophe ? Certainement. Mais ces mots lui vont mal qui sont trop souvent les masques grimaçants de la désinvolture et de l’imposture. Théoricien reconnu, du moins par ceux dont la reconnaissance lui importait, il était d’abord un militant. Deux faces pour un même visage et pour une même politique : la « politique de l’opprimé ». Mais aussi deux formes d’activité sous tension : tant il est vrai que le temps de l’intervention n’est pas celui de la recherche et que le courage d’agir ne se le laisse pas déduire de la soif de savoir.
Tardivement médiatisé, Daniel ne fut jamais un intellectuel médiatique : un intellectuel pour médias, en quête de leur consécration et bientôt prisonnier de leur logique. Celle-là même qui flatte les egos et dilate les nombrils. A l’individualisation médiatique de l’intellectuel, il opposait deux principes qui dessinent une figure sinon inédite du moins particulière de l’engagement. Un principe de responsabilité qui impose de mettre ses idées à l’épreuve d’une pratique collective ; un principe d’humilité qui rappelle que l’on ne pense jamais seul, mais toujours avec d’autres [1]. Aux penseurs à grande vitesse, il opposait la « lente impatience » du militant
Dirigeant – encore un mot qui ne lui va qu’à demi - de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), puis de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), il avait participé à la fondation du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) : il savait que le combat pour le communisme ne supporte pas d’être orphelin de toute appartenance. Longtemps responsable de la Quatrième internationale, Daniel était un militant internationaliste, pas un commis voyageur. Un « soixante-huitard », dit-on. Certes, mais pas un professionnel de sa propre histoire, et encore moins du reniement. Fidèle à l’événement, mais en vertu d’une prise de parti qui l’a précédé et qui ne se confond pas avec lui.
Théoricien, Daniel Bensaïd a rendu Marx à son actualité, critique et stratégique, en lui offrant la compagnie non seulement de Blanqui, Lénine et Trotsky, mais aussi (surtout ?) celle de Charles Péguy et de Walter Benjamin. Sentinelle attentive, comme eux, au surgissement de l’événement qui de toute sa force propulsive lézarde le cours monotone de toutes les formes d’oppression - et les bouscule jusqu’au point où tout bascule ou peut basculer : révolution. Sentinelle qui jamais ne s’est satisfait d’être seulement vigilante : dans l’action, jusqu’au dernier moment.
Sa vie, son œuvre, son activité ne furent pas, bien sûr, sans failles ni défauts, sans erreurs ni errements. Mais Daniel Bensaïd restera un exemple. Pas une icône : un exemple, tout simplement. Ou, pour le dire mieux et honorer sa simplicité et son humanité, une référence. Du moins pour celles et ceux qui, indéfectiblement, font et refont le pari de l’émancipation humaine.
Henri Maler
Bibliographie
De la trentaine de livres, qu’il a rédigés ou auxquels il a participé, on retiendra particulièrement (par un impossible choix) : Walter Benjamin, sentinelle messianique, éditions Plon, 1990. La Discordance des temps : essais sur les crises, les classes, l’histoire, Éditions de la Passion, 1995. Marx l’intempestif : Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXè, XXè siècles), Fayard, 1996. Le Pari mélancolique, Fayard, 1997. Le Sourire du spectre : nouvel esprit du communisme, éditions Michalon, 2000. Les Trotskysmes, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2002. Une Lente Impatience, éditions Stock, coll. « Un ordre d’idées », 2004. Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy (Fragments mécréants, 2), Nouvelles Éditions Lignes, 2008. Politiques de Marx, suivi de Inventer l’inconnu, textes et correspondances autour de la Commune, Karl Marx et Friedrich Engels, La Fabrique, 2008 Marx, mode d’emploi, éditions La Découverte, 2009 (Avec Charb)
[1] Voir, par exemple ce qu’il déclarait lors d’un entretien accordé à Rue 89