Pour Isaac Johsua

En 1988, vingt ans après notre première rencontre, Isaac Johsua m’envoyait son livre - La Face cachée du Moyen Age » [1] dédicacé ainsi : « En souvenir d’une longue complicité ». Une longue complicité que je veux sobrement évoquer.

Deux ans déjà. Né en 1939, Isaac Johsua (Isy) est décédé le 26 décembre 2022. Lors de la cérémonie organisée au Père-Lachaise, 9 janvier 2023, Florence, sa fille, a pris la parole pour prononcer un bel hommage dédié à la vie de son père : plus qu’un hommage, une déclaration d’amour [2]. Je n’avais alors, discrétion oblige, rien écrit pour dire mon émotion.

Isy fut pour moi, pour nombre d’entre nous, un camarade. Je sais : ce terme peut paraitre aujourd’hui désuet. Pourtant, il dit souvent une solidarité durable, plus profonde que bien des relations éphémères, surtout quand elle se traduit pas une complicité dont je souhaite déposer quelques souvenirs Quand je mentionne quelques repères politiques d’un combat commun, ce n’est pas pour en tirer le bilan. Un bilan ? Un jour peut-être. Mais pas ici.

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Ma première rencontre avec Isy eut lieu en avril 1968 : une brève conversation suscitée par la parution d’un texte très critique sur la Révolution cubaine (son volontarisme économique, son involution autoritaire), publié au sein de la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR) à laquelle nous appartenions tous deux. Isy m’a alors fortement impressionné.

Puis, au cours du mouvement de mai (qui fut l’acte de naissance de ce que l’on nomme abusivement « la génération de mai 68 »), nous sommes cooptés tous deux au sein du Bureau national de la JCR : nouvelle rencontre, mais brève rencontre, une fois encore. En effet, le 12 juin 1968, un décret interdit les organisations d’extrême gauche, et Isy est arrêté dans une réunion avec d’autres camarades, pour reconstitution de Ligue dissoute. Présent lors de cette réunion, je suis épargné, tandis qu’ Alain Krivine, Pierre Rousset, Issac Johsua et quelques autres sont embastillés à la prison de la santé. Les prisonniers sont bientôt libérés en septembre, Entretemps, la majorité du Bureau national de la JCR, maintenue malgré la dissolution, s’est engagée en faveur d’une adhésion à la Quatrième internationale. Lorsque je rencontre Isy en liberté, c’est pour sceller notre opposition à cette adhésion : ainsi naquit notre complicité.

À l’ouverture du débat préparatoire au Congrès qui devait fonder en 1969 la Ligue communiste révolutionnaire (LCR), nous impulsons une tendance. Les premières contributions sont signées « Rivière et Créach », du nom de nos pseudonymes respectifs : « Créach » pour Isy, « Rivière » pour moi. Je participe à leur élaboration, mais Isy en est le principal rédacteur. Dès avant le Congrès, mais surtout après, les divergences s’accumulent et font, plus ou moins, système. Au point que la scission de notre tendance avec la majorité constituée lors du Congrès devient inévitable. Et l’Organisation communiste Révolution (« Révolution ! » en abrégé, « Révo » par familiarité) est fondée en 1971.

Suivent alors, pour notre organisation (« l’orga » en abrégé, « un groupuscule », disait-on dans les gazettes), cinq années d’intense activité (d’ »activisme », comme on dit). Notre tandem, constitué en 1968, est alors immergé dans le collectif. Bien sûr, Isy et moi, nous avons connu des dissensions : elles devaient être mineures, puisque elles ont quitté ma mémoire.

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En 1976, Révolution ! fusionne avec l’Organisation communiste-Gauche ouvrière et paysanne (OC-GOP), et prend le nom d’Organisation communiste des travailleurs (OCT). Une crise interne s’ouvre au sein de l’organisation dès 1977. Deux tendances s’affrontent et deviennent rapidement inconciliables. La nôtre, à tort ou à raison, soutient que l’existence même de l’OCT est menacée. La virulence de la confrontation a laissé de profondes blessures parmi les protagonistes des deux courants en présence. Cible personnelle, particulièrement visée par cette virulence, j’ai pu compter sur le soutien d’Isy. Je ne l’ai pas oublié.

Cette crise se solde par une explosion de l’organisation et par un départ massif de militantes et de militants. L’OCT, très affaiblie, tente de survivre. Mais en juin 1978, épuisé par une guerre picrocholine (telle qu’elle m’apparait désormais), convaincu de l’absence de toute perspective, je quitte seul et brutalement l’OCT, sans recourir à une quelconque organisation partisane. Isy, lui, tente de sauver ce qui, pense-t-il alors, peut l’être encore, en impulsant une adhésion groupée à la Ligue communiste, avant de quitter celle-ci.

1968-1978 : dix ans de complicité. Peu importe, du moins ici, ce que fut l’histoire collective de Révolution puis de l’OCT. Tout n’est pas à jeter, loin de là, dans nos positions d’alors, mais nos aveuglements n’étaient pas exempts d’aberrations. Un bilan ? Un jour peut-être, ai-je déjà dit…

Dix ans. Notre engagement – comme celui de la plupart de nos camarades - absorbait largement nos existences. Celui d’Isy était total, exigeant, et chaleureux. Son exigence était tempérée par un solide sens de l’humour et par une certaine fantaisie

Isy vivait alors, me semble-t-il, une tension très vive entre le chercheur et le militant. Le militant contrariait le chercheur : la temporalité et le rythme du militantisme ne sont pas ceux de la recherche. Depuis, le chercheur a multiplié les travaux théoriques sans jamais neutraliser le militant.

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Nous nous sommes longtemps perdus de vue. Dix ans ont passé après ma rupture avec l’OCT quand nous avons brièvement renoué en 1988 lors de la parution du livre qu’il m’a dédicacé (et dont j’ai rédigé un compte-rendu admiratif dans L’Autre journal, une revue fondée par Michel Butel). Depuis, nos rares rencontres dans un café proche de son logement parisien ont toujours été fraternelles : à mes yeux, nous avions tissé une fidélité élective.

Une dernière confrontation, par contributions interposées, mais restées sans traces, nous a opposé paisiblement – à chacun de juger si cela est important ou dérisoire – sur la conception marxienne du « dépérissement de l’État ». Nous l’avons tous deux abandonnée, mais sans en tirer les mêmes conséquences : Isy plaidait pour un abandon pur et simple, moi pour une profonde révision.

Au fil des ans, chacun à notre façon, nous avons revisité le communisme de Marx pour tenter de nous délivrer de quelques-unes de ses impasses.

En 2012, paraît le dernier ouvrage d’Isy : La révolution selon Karl Marx [3]. Je me prépare à le discuter avec lui. Avec lui… Discussion reportée pendant dix ans. Trop tard : Isy nous a quittés.

Je veux dire ici à Anne-Marie, son épouse, à Florence, sa fille, à Samy, son frère, et à tous ses proches, quelle chance ils ont eu de partager la vie d’Isaac Johsua. Et je veux dire aussi à tous nos anciens compagnons, parfois devenus des adversaires, quelle chance nous avons eu de partager ses combats. Quelle chance j’ai eue.

Henri Maler

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Notes

[1Isaac Johsua, La Face cachée du Moyen âge. Les premiers pas du capital, Éditions La Brèche 1988.

[2Le texte de l’intervention de Florence a été publié sur le blog (hébergé chez Mediapart) de Samy, le frère d’Isy.

[3Isaac Johsua, La révolution selon Karl Marx, éditions Page 2, novembre 2012.