Pour Patrick Champagne
Patrick Champagne est décédé le 9 décembre 2023.
Connu pour ses travaux de sociologie, membre de l’équipe animée par Pierre Bourdieu, il était notamment l’auteur de Faire l’opinion. Le nouveau jeu politique (Paris, Éditions de Minuit, 1990) et de La Double Dépendance : Sur le Journalisme (Raisons d’Agir, 2016).
Pendant ces dernières années, il avait participé à l’édition des cours au collège de France de Pierre Bourdieu.
Patrick était aussi l’un des fondateurs de l’association Action-Critique Médias (Acrimed) dont les critiques ont été largement inspirées par ses travaux de sociologue : son analyse du champ journalistique et sa critique des sondages, notamment.
Depuis 1996, mes relations personnelles avec lui ont toujours été confiantes et fraternelles : des duettistes en quelque sorte.
Longtemps membre notre collectif d’animation de l’association, c’était un compagnon assidu et fidèle. Je veux retenir ici, non seulement ses interventions, mais aussi son l’humour un peu potache et sa modestie : « les noms célèbres sont déjà pris », disait-il en souriant.
Nous perdons un camarade et un ami.
Immense tristesse
Henri Maler
Parmi ses articles, publiés par Acrimed, je retiens la première contribution de Patrick : le résumé succinct d’une intervention dans notre premier débat public d’octobre 1996, publiée lors de l’ouverture de notre site en 1999 : à propos du mouvement social de novembre et décembre 1995 qui a suscité la fondation de notre association [1]
Comme l’ont amplement illustré les événements de décembre 95, et plus récemment encore la couverture médiatique de la grève de la faim des « sans-papiers », il existe un malaise entre le milieu journalistique et les autres secteurs de la société. Les journalistes, qui disposent d’un quasi-monopole de diffusion, tendent en effet de plus en plus à intervenir dans le fonctionnement des institutions syndicales, dans la désignation des leaders et des porte-parole et même dans la vie intellectuelle et politique. Souvent, les personnes interrogées par les journalistes ne se reconnaissent pas dans les déclarations reproduites dans les médias, la recherche du spectaculaire, de la mise en scène ou du scoop l’emportant sur le travail d’information.
Mais ce malaise n’est pas à sens unique. Les journalistes font également état des difficultés qu’ils rencontrent pour exercer leur métier, notamment lorsqu’ils doivent rendre compte des mouvements sociaux. Secteur peu prestigieux et souvent négligé de la plupart des médias, la rubrique « problèmes sociaux » tend à devenir très stratégique lorsque surgissent des situations de crise. Le travail journalistique, en interne comme en externe, est alors l’objet de pressions politiques directes et visibles parce que l’accès aux médias et la manière de traiter l’information deviennent des enjeux politiques majeurs : pressions du pouvoir politique en place sur les médias qu’il essaye de contrôler directement ou indirectement, pressions des différentes parties prenantes au conflit (associations, syndicats, porte-parole auto-proclamés, etc.) pour se faire entendre ou pour infléchir la production de l’information, mais aussi pressions des rédactions-en-chef sur les journalistes spécialisés, ces derniers étant parfois dépossédés du traitement du conflit au profit des journalistes politiques ou des éditorialistes. Comment les journalistes se défendent face à ces pressions multiples et contradictoires ? Quels sont les principes qui pèsent sur la production journalistique ?
Mais le traitement des mouvements sociaux pose bien d’autres problèmes, qui sont peut-être plus fondamentaux encore, bien que moins visibles, et à propos desquels il serait important de débattre. Par exemple, quelles sont les hiérarchies proprement journalistiques, variables selon les supports, qui existent entre les différentes catégories d’informations, quels en sont les fondements et quelles conséquences ont-elles sur le traitement de l’information, et notamment de l’information « sociale » ?
Quelles propriétés doivent avoir aujourd’hui les mouvements sociaux, généralement mal placés dans la course à l’information (« c’est ennuyeux », « c’est toujours les mêmes histoires », « ça ne fait pas rêver les lecteurs » ou même « ça favorise le Front national »), pour que ceux-ci puissent avoir quelques chances d’accéder à l’actualité et en bonne place ? Mais les intellectuels et les responsables syndicaux ne devraient-ils pas, de leur côté, être plus conscients des contraintes spécifiques qui s’exercent sur les supports de presse ?
Un autre problème est celui du vocabulaire utilisé dans la presse, le choix des mots étant souvent, dans ce domaine, un choix politique plus ou moins conscient.
Faut-il, par exemple, écrire « beurs » ou « jeunes » ou « jeunes français » ? Le mot « immigration » a-t-il un sens ? Or, si la presse dispose d’un pouvoir propre, c’est bien celui de contribuer à imposer, à travers les mots qu’elle diffuse largement, une certaine vision des choses et du monde.
Quels sont les débats qui existent à ce sujet ? Quel contrôle les journalistes ont-ils sur le titrage de leurs articles, titrage qui, parfois, détourne le sens même des articles ?
Ou encore - l’énumération n’est pas limitative-, comment faire accéder jusqu’aux médias, et notamment aux médias audiovisuels, la parole des milieux dominés ou culturellement défavorisés ? Qui parle à leur place ? Comment les met-on en scène lorsqu’ils accèdent aux médias ? Dans quelle mesure ceux qui s’expriment disent moins ce qu’ils voudraient que ce qu’on leur demande de dire ? Là encore, le problème n’est pas simple et demande qu’une véritable réflexion collective soit menée.
C’est pour réfléchir à ces problèmes, qui sont à l’intersection du journalisme, de la politique et de la vie intellectuelle, que des journalistes, des syndicalistes, des membres d’associations et des intellectuels ont décidé de se rencontrer et d’en débattre librement, afin de mieux comprendre les contraintes qui s’exercent sur les uns et les autres et de favoriser l’émergence d’une information plus démocratique.
Patrick Champagne
Parmi les articles qui témoignent d’une longue collaboration , je retiens celui que j’ai cosigné avec lui (et que j’ai publié ici même : « Usages médiatiques d’une critique savante de "la théorie du complot" ») [2].