Pouvoir et rébellions : relire Foucault

Compte-rendu d’une conférence d’Henri Maler, rédigé par Arnaud Spire et publié dans L’Humanité le 18 décembre 1997 sous le titre « Le pouvoir du point de vue du rebelle ».

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Le philosophe Henri Maler a-t-il changé de terrain ? Lui qui a publié « Congédier l’utopie » (l’utopie selon Karl Marx), chez l’Harmattan en 1994, et « Convoiter l’impossible », chez Albin Michel en 1995, tourne son regard critique vers Michel Foucault. « Pouvoir et rébellions : relire Foucault », tel était le thème annoncé de la rencontre philosophique organisée le premier jeudi de décembre par Espace Regards et Espaces Marx. Changement de terrain, ou bien plutôt continuité d’une recherche sur le rapport entre pouvoir et liberté, et plus largement entre politique et philosophie ?

D’entrée, le vif du sujet : méprisé par les marxistes, en son temps, Foucault est menacé aujourd’hui d’un double ensevelissement. D’abord par la bêtise arrogante d’un certain nombre de philosophes qui tiennent, selon Henri Maler, le haut du pavé et le bas de la pensée. Ensuite par la prolifération de commentaires qui, pour des raisons diverses, négligent la dimension politique de sa pensée. Comme il le fit pour la présence de l’utopie dans la pensée de Marx, le philosophe, « passeur » de grand talent, expose le Foucault qu’il aime et dont la pensée lui paraît extrêmement féconde.

Le diagnostic du présent

Premier point. Foucault propose une posture critique tout à fait singulière : le diagnostic du présent. A une philosophie qui prétend légiférer, il oppose une philosophie qui diagnostique. Henri Maler stigmatise ici le fondamentalisme philosophique avec lequel Foucault a essayé de rompre, à l’intérieur duquel il place un marxisme perpétuellement attaché à affirmer sa souveraineté dans tous les domaines et son matérialisme qui se contente de réciter sa propre litanie. La philosophie qui diagnostique n’est plus une discipline mais une activité philosophique dont la cible est le présent. Proche d’un journalisme radical, à mi-chemin entre philosophie et histoire, Michel Foucault la définit lui-même comme « un ensemble de fragments philosophiques sur les chantiers de l’histoire »

Une philosophie qui problématise

Deuxième point. A une philosophie qui prophétise, Foucault oppose une philosophie qui problématise. Alors que la posture prophétique est grosse d’effets de domination – n’est-ce pas au nom d’un certain messianisme que les marxistes ont longtemps pris en otage le présent au nom de la promesse d’un avenir déterminé -, la philosophie doit s’efforcer de secouer les évidences inhérentes aux relations entre savoir et pouvoir dans lesquelles nous sommes enserrés. Il s’agit de poser des problèmes à la politique – cette démarche jalonne toute l’œuvre – même si la politique a été un petit peu sourde aux problèmes posés par Foucault. Par exemple, dans l’« Histoire de la folie » (Gallimard, 1972).

Un intellectuel qui spécifie

Troisième point. Aux intellectuels qui universalisent, Michel Foucault oppose l’intellectuel qui spécifie. Aujourd’hui encore, précise Henri Maler, l’intellectuel universel se porte trop bien. Beaucoup confondent leur rôle d’intellectuel avec celui de citoyen, s’arrogeant le droit au nom d’une science ou d’une philosophie de dire ce qu’ils pensent de la mort de lady Di, des camps de concentration ou des publicités à la télévision. L’intellectuel spécifique n’est pas, pour l’auteur de « les Mots et les Choses » (Gallimard, 1966), celui qui commet des expertises au service des dominants. Il est au contraire celui qui, dans un domaine déterminé du savoir, essaie de conduire une politique de la vérité, de dégager, dans l’action, une solution avec ceux qui sont concernés par ce domaine d’activité.

La petite monnaie du pouvoir

Cette triple posture critique apparaît d’emblée comme une posture rebelle au rôle traditionnel de l’intellectuel dans la cité. Henri Maler développe ensuite la façon dont cette posture critique a conduit le philosophe Michel Foucault, lorsqu’il analyse les rapports de pouvoir, à une méthode stratégique qui est loin d’avoir épuisé sa fécondité. Au modèle du droit, le philosophe préfère le modèle de la guerre et des rapports de force. A la perspective dialectique, il préfère la perspective analytique… C’est ainsi que le professeur au Collège de France s’est livré à une enquête généalogique sur le fonctionnement du pouvoir. Son aspect essentiel ne se situe pas dans son aspect répressif, mais dans ce qu’il produit comme rapports entre les hommes. Dans son « Histoire de la sexualité » (Gallimard, tome 1 1976, tome 2 1984), il note qu’il suffit de dire que le pouvoir la réprime pour que cela ait déjà un petit parfum de libération.

Le pouvoir ne se détient pas, il s’exerce. Il en découle une critique de toute la philosophie politique classique qui se donne pour fondement la légitimité du pouvoir. Alors qu’en réalité, mille micro-pouvoirs existent dans la société, transitant par les individus qui la composent… Ainsi, Henri Maler pointe la contradiction interne et ô combien féconde de l’œuvre de Michel Foucault. Pour comprendre les rapports de pouvoir, il faut d’abord analyser les résistances, adopter le point de vue des rébellions, et ensuite seulement saisir le pouvoir dans sa multiplicité et non pas dans son unité. La critique des marxismes de ce siècle, qui ont trop souvent fait l’impasse d’une analyse spécifique des rapports de pouvoir, apparaît ici en toute clarté.

À l’occasion de la parution de « Dits et Ecrits », en 4 volumes, « l’Humanité » a publié une double page le 21 octobre 1994.

Arnaud Spire