À propos de la légende de l’indépendance des journalistes
À l’occasion de la prise de contrôle d’Europe 1 par Bolloré. Entretien publié par QG Quartier général sous le titre « La situation actuelle porte un rude coup à la légende de l’indépendance des journalistes ».
Présentation de l’entretien par QG : « La sphère des médias se concentre toujours plus entre les mains de milliardaires. Dernier exemple en date : la radio Europe 1, passée sous le contrôle de Vincent Bolloré, désireux de peser sur la présidentielle, après avoir été longtemps sous celui du groupe Lagardère. Une prise de contrôle ayant suscité plusieurs jours de grève de la part des salariés de la station. […] »
QG : Qu’est-ce que vous inspire la situation de la radio Europe 1, où une grève de cinq jours a été organisée par la société des rédacteurs et l’intersyndicale, face à l’emprise de Vincent Bolloré et la crainte d’une transformation en « radio d’opinion » ?
Henri Maler : Quand des journalistes défendent leur dignité, il n’y a aucune raison de bouder leur mobilisation, même si on peut émettre de nombreuses réserves sur la « radio d’opinion » qu’a toujours été Europe 1. C’est une affaire de dignité élémentaire pour les journalistes, et les salariés de la station. Cela met à jour un certain nombre de questions qui sont souvent passées sous silence.
Ce que démontrent la brutalité et la violence de Vincent Bolloré, c’est d’abord que les entreprises médiatiques sont des entreprises comme les autres, parfois pires que bien d’autres quand il s’agit des salariés des médias en général.
La deuxième leçon : la situation actuelle porte un rude coup à la légende de l’indépendance des journalistes. Comment cette légende s’est-elle bâtie ? C’est très simple. Comme chaque journaliste, pris individuellement, n’est pas placé sous le contrôle tatillon du propriétaire et que les milliardaires interviennent rarement directement (ils le font et dans le cas de Bolloré c’est systématique), ils s’imaginent que cela suffit à leur indépendance. En réalité, les journalistes ne vivent pas en état d’apesanteur sociale. Ils dépendent plus ou moins de leurs origines, de leur formation, de leurs conditions de travail. Mais surtout, ils sont dans une situation de dépendance collective. C’est-à-dire, à la merci des tycoons qui font ce qu’ils veulent dans les entreprises qu’ils contrôlent en nommant aux postes-clés pour diriger des rédactions des gens qui ne sont pas toujours des journalistes, mais avant tout des managers. Il faudrait, une fois pour toutes, arrêter de nous seriner en permanence que les journalistes sont indépendants tant que leur clavier électronique ou leur micro n’est pas placé sous le contrôle direct du milliardaire qui possède leur média.
Troisième leçon, à mon avis : dans la plupart des grands médias, même si pas tous, la quasi-absence de pouvoir des journalistes non seulement sur le financement de leur entreprise, mais même sur l’orientation éditoriale. Le seul pouvoir dont ils disposent, en dernière analyse, c’est la « clause de conscience ». La revendication des syndicats de journalistes, depuis des années, d’un statut juridique des rédactions pour qu’elles disposent d’un pouvoir collectif sur l’orientation du média, est encore une fois à l’ordre du jour.
La situation d’Europe 1 montre, une fois de plus, que le CSA est un organisme fantoche et impuissant, parce qu’il est nommé quasiment directement par le pouvoir politique et qu’il intervient dans un cadre législatif qui limite considérablement ses pouvoirs d’intervention car ses pouvoirs d’intervention sur la propriété des médias remontent à une loi qui date de 1986, c’est à dire d’avant la montée en puissance d’Internet, des chaînes en continu, etc. Depuis, du côté des forces politiques, c’est « silence radio », si j’ose dire !
J’aimerais ajouter plusieurs choses sur cette affaire. La quasi-fusion entre CNews et Europe 1 n’est pas finie ! Et il y a déjà d’autres proies dans le groupe Lagardère. Je ne garantis pas qu’elles finiront entre les mains de Bolloré, mais il y a aussi Paris Match et Le Journal du Dimanche.
Quand les journalistes se mobilisent contre les actions destructrices de Bolloré, on trouve parmi eux de sacrés personnages. Pascal Praud par exemple, qui déclare : « Quand vous êtes dans une entreprise, vous devez une fidélité sans faille à la direction. Il n’y a pas de marge de manœuvre. Si vous n’êtes pas content, vous partez. » Pas mal non, comme éloge de la servilité ? Ce qui va de pair avec le cynisme et le carriérisme d’une Laurence Ferrari. Je rappelle qu’elle fut une des non-grévistes lors de la longue grève d’I-Télé en 2016. Et quand Adrien Quatennens lui dit que CNews est une chaîne qui promeut l’extrême-droite, elle lui répond : « Je ne vous laisserai pas dire ça. C’est entièrement faux ! C’est insulter tout le travail d’une rédaction, avec des choix équilibrés politiquement, qui travaille 24h sur 24, 7 jours sur 7. Je suis fière de travailler ainsi [1]. » En clair, pour se défausser, elle se déclare solidaire des gens qui se soumettent aux diktats de Bolloré ou de la direction (soit parce qu’ils intériorisent les prétendues valeurs de l’entreprise, soit parce qu’il faut bien qu’ils gagnent leur vie).
QG : En moins de deux ans on a vu la chaîne CNews changer entièrement de positionnement, et se radicaliser politiquement jusqu’à devenir un des principaux canaux de l’extrême-droite. Qu’est-ce que ça vous inspire ? Avez-vous souvenir d’une pareille situation par le passé ?
Non. C’est la première fois que je vois une chaîne de télévision et une radio passer complètement sous la coupe de chefferies d’extrême-droite. Mais il faut comprendre pourquoi ça se passe ainsi. Ces chaînes vivent de leur audience. Par conséquent, s’il y a une audience qu’ils peuvent, à la fois, entretenir et créer pour des idées d’extrême-droite ; il y a un créneau à occuper et CNews l’occupe. On connaissait d’énormes inféodations de médias à des orientations politiques, « en toute indépendance », mais à ce point, dans l’audiovisuel, non. C’est assez original !
QG : À l’approche de la présidentielle de 2022 la situation dans l’actionnariat des médias est encore plus concentrée qu’en 2017. De quelle façon cela va peser une fois de plus sur la sincérité du scrutin ?
Il faut être nuancé. Est-ce que ça va peser sur la sincérité de la campagne électorale ? Ça ne fait aucun doute. Il y a eu des précédents et il y aura des suites. Est-ce que ça aura un impact sur les électeurs ? C’est une autre affaire. Les médias ne sont pas tout-puissants ! Ils sont parfois trop puissants mais les publics ne sont pas des éponges. Les médias usent et abusent de leur pouvoir mais leur pouvoir n’est pas absolu, comme le montre quelques épisodes particulièrement glorieux : par exemple, la quasi-totalité des médias avait fait campagne pour le « oui » lors du référendum constitutionnel de 2005 et les publics n’ont pas suivi, le « non » a été largement majoritaire.
Mais les médias ont un pouvoir redoutable, qui s’est vérifié récemment, qui est un pouvoir de cadrage des campagnes électorales. Les médias peuvent essayer de dire ce qu’il faut penser. Ce n’est pas sûr qu’ils aient le pouvoir de le prescrire autant qu’ils le souhaiteraient. En revanche, ils ont le pouvoir de prescrire ce à quoi il faut penser. Quand ils mènent campagne en expliquant, par exemple, que la sécurité et l’immigration sont les sujets majeurs, quasi uniques dans notre pays, ils créent une atmosphère qui est propice au développement des idées de droite et d’extrême-droite.
QG : Que pensez-vous des propos du journaliste de France 2 Laurent Delahousse au moment des résultats du premier tour des élections régionales et départementales, critiquant la recherche consumériste de l’audimat de la part des chaînes d’info en continu qui ne font plus, en réalité, de l’information ?
D’abord, c’est amusant venant de Laurent Delahousse, qui s’est plusieurs fois signalé par sa complaisance et son rôle de brosse à reluire quand il interroge des responsables politiques. Mais par contre, ça souligne à quel point, dans le bilan des élections régionales, les médias sont restés absolument silencieux sur leur propre rôle. C’est absolument fascinant. Les raisons de l’abstention sont multi-causales. On a tout invoqué. La météo ensoleillée, ; le divertissement consécutif à la fin du confinement ; l’opacité du rôle des départements et des régions ; la faiblesse des responsables politiques. Mais pour mettre en question le rôle qu’ont joué les médias, dont je redis qu’on ne sait pas à quel point il a été déterminant, silence ! Je n’ai repéré que trois occurrences : les déclarations de Laurent Delahousse, ce qui est en matière de critique des médias, je le rappelais à l’instant, une éminence bien connue ; un entretien, plus intéressant je l’avoue, avec Thomas Sotto, cet autre guerrier de l’audiovisuel, et un article de France info interrogeant des sociologues sur le rôle joué par les médias [2].
Or, ce n’est pas la première fois, ni la dernière, je le crains : la mise en scène de ces élections a eu pour particularité d’être politicienne, tacticienne et sondagière. De quoi a-t-on parlé ? En réalité, les yeux étaient fixés sur l’élection présidentielle de 2022, les probabilités de voir des forces politiques se positionner de façon intéressante pour le second tour de l’élection ; on a parlé du jeu des alliances dans la présentation des candidatures ; et commenté à n’en plus finir des sondages. Est-ce qu’on a parlé des projets en présence, des programmes, des propositions, etc. ? Pratiquement pas. Or, un journalisme un peu indépendant serait capable de laisser une place à la polyphonie des arguments. Cela ne devrait pas difficile, puisque les journalistes prétendent être pédagogues, de dire quels sont les projets en présence, d’expliquer ce qu’ils proposent dans les domaines qui relèvent des compétences des régions ou des départements. De l’exposer, sinon avec objectivité, du moins avec un minimum d’équilibre. Cela n’a pas été du tout fait. On a eu droit à quelques débats sur des chaînes de télévision, sur BFM et surtout sur LCI. Plus quelques débats sur des régionales de France 3. Mais ce sont des débats dans des formats où il est absolument impossible d’exposer clairement les propositions en présence.
On a eu, en guise de « décryptage » – c’est le mot à la mode -, le « décryptage » des sondages. Et là, on a atteint des sommets ! Énième fiasco des sondages. Réponse des sondeurs (je simplifie à peine) : « Si les sondages se sont trompés, c’est la faute des sondés. Ils ont menti, ils ont triché. ». Et si ce n’est pas la faute des sondés, « c’est de la faute des électeurs ». Mais il y a plus drôle et plus scandaleux encore. Les journalistes qui « décryptent » se sont intéressés à l’échec des sondages. Ils ont demandé aux sondeurs de donner des explications. Mais en omettant ce petit détail : c’est que les sondages sont commandés par les médias ! Autrement dit, ils ont interrogé les sondeurs sur les erreurs qu’ils ont commises, alors que ce sont les médias eux-mêmes qui commandent les sondages. Dans le genre grotesque, mais significatif, on peut difficilement faire mieux. Mais encore plus beau : c’est qu’une fois passées les élections, on recommence, avec toutes les hypothèses pour la présidentielle. Aucune leçon n’a été tirée de ce journalisme hippique, qui conçoit les échéances électorales comme des courses de petits chevaux.
Juin 2021 : CNews est mis en demeure par le CSA pour non-respect du pluralisme de prise de parole, 36% des intervenants politiques en plateau étant d’extrême-droite (Source : CSA)
QG : Dans les journaux Le Monde et Libération, les actionnaires ont annoncé la création de « fondations », dans le but de sanctuariser l’indépendance des rédactions. Est-ce une mesure efficace ou de la poudre aux yeux ?
Je pense que ça ressemble beaucoup à de la poudre de perlimpinpin si on ne donne pas un statut juridique aux rédactions, en les dotant d’un pouvoir qui soit un pouvoir sur l’orientation éditoriale, et des pouvoirs sur la nomination des actionnaires et des responsables de rédaction. Il y a des médias qui sont allés en ce sens, mais que peut faire une rédaction quand on lui met le couteau sous la gorge et qu’on lui dit : « Ou bien tu acceptes tel actionnaire, ou bien on va être obligé de mettre la clé sous la porte » ? Elle peut faire grève pendant un certain temps, mais d’une manière ou d’une autre, elle sera amenée à céder. Sans un pouvoir effectif, que ce soit « par le haut » avec une modification radicale de la législation encadrant la propriété des médias ; et « par le bas » avec un pouvoir conféré aux rédactions et aux salariés des médias (car dans un média, il n’y a pas que des journalistes). Sinon, la situation est sans issue. De toute façon, une indépendance totale est un rêve absolu. Ça n’existe pas. Cependant, il peut exister une indépendance relative, qui permet collectivement aux rédactions de ne pas être à la merci des conditions de financement de leur activité.
QG : Quelles pourraient être les trois premières mesures à instaurer pour garantir un paysage médiatique sain ?
Je vais répondre dans l’ordre où ça me vient à l’esprit. Premièrement, transformer radicalement le CSA en Conseil national des médias, de tous les médias ; et de le constitutionnaliser. Une telle institution serait composée, non pas par le pouvoir exécutif, mais par élection à la proportionnelle de journalistes et de salariés des médias, et d’autre part de représentants politiques. Elle serait dotée non pas d’un pouvoir croupion, mais d’un pouvoir étendu de contrôle à l’ensemble de l’univers médiatique. On ne peut pas faire comme si Internet n’existait pas.
Deuxièmement, la constitution d’un service public de l’information et de la culture ayant une absolue priorité en ce qui concerne son financement. Financer Valeurs poubelles, ce n’est pas ça qui garantit la démocratie dans le monde des médias. Troisièmement, limiter les concentrations dans les médias et ne pas attribuer de média à des propriétaires qui dépendent de marchés publics.
Et enfin, j’en ai déjà parlé, accorder un statut juridique aux rédactions et à tous salariés des médias.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Sources : Pascal Praud, dans Le Parisien du 27 juin à propos du licenciement Sébastien Thoen pour une parodie de… Pascal Praud. Laurence Ferrari, lors de la « matinale » de CNews du 17 juin.