Avec Marx, malgré Marx : la question de l’utopie [1998]
Contribution à la Rencontre internationale tenue à Paris du 13 au 16 mai 1998, La Manifeste communiste 150 ans après. Publiée dans Le Manifeste communiste aujourd’hui, Paris, Les éditions de l’Atelier, 1998, p. 245-253, sous le titre « La questions de l’utopie » [1]
Des utopies démises à l’utopie promise
Une critique inaugurale
Marx, en 1848, ne se borne pas à opposer au spectre du communisme, un manifeste du parti lui-même, il oppose ce manifeste dans son ensemble aux versions doctrinaires du socialisme et du communisme : le passage consacré au « socialisme et communisme critiques et utopiques » ponctue cette critique générale [2]. Pour s’en convaincre il suffit de comparer la version finale du Manifeste aux projets qui précèdent l’intervention de Marx. Cette comparaison fait ressortir deux traits essentiels auxquels peuvent être rapportés toutes les modifications partielles : la fon¬dation historique du communisme et l’évaluation critique des formes utopiques du socialisme.
Ainsi, le Manifeste présente la nécessité, l’actualité, le contenu du communisme comme exclusivement fondés sur le mouvement historique, alors que le premier projet (Le Projet de Profession de foi communiste) - amendé déjà partiellement par sur ce point celui d’Engels (Les Principes du communisme) - présente encore le communisme, à la façon des conceptions doctrinaires et utopiques, comme une doctrine reposant exclusi-vement sur des principes inventés à l’écart de l’histoire. La présentation de Marx est donc, par elle-même, une réfutation des utopies qui, en même temps, fonde et introduit leur compréhension historique et critique exposée dans les quelques pages qui les concernent directement.
Il reste que la présence de ces quelques pages constitue une innova¬tion au regard des versions initiales. Certes, l’instruction des dirigeants de la Ligue prévoyait de définir la « position concernant les partis sociaux et communistes ». Mais les cibles n’étaient pas claire¬ment désignées. Et le projet d’Engels s’en tenait à une dénonciation des socialismes réactionnaires et du socialisme bourgeois. La rédaction par Marx d’une critique des formes critico-utopiques du socialisme (réduite d’ailleurs par rapport au plan dont il nous a laissé le brouillon) n’est pas, par conséquent, une simple adjonction reprise des thèses figurant dans Misère de la Philosophie : elle prolonge une lutte externe à la Ligue des Justes qu’elle parachève en la répétant sur le plan interne.
L’introduction du nouveau passage revêt donc « le sens très pré¬cis d’un acte de politique intérieure », comme le dit Martin Buber avant de souligner avec justesse que, pour Marx, « le concept utopique était la dernière flèche et la plus acérée qu’il décocha dans cette lutte » [3]. Le procédé de Marx prend alors tout son sens : l’évaluation ambivalente des fondateurs sert la dénonciation sans nuances des successeurs. L’éloge des dimensions critiques et des fonctions révolutionnaires « à bien des égards » des théories de Saint-Simon, Owen et Fourier dégage alors d’autant mieux ce qui, dans les utopies, prépare l’inversion de leur sens et leur destin réactionnaire. Sous la continuité apparente des doctrines se joue la discontinuité de leur fonction : c’est pourquoi l’enlisement dans l’utopie doit faire place à son dépassement dont le Manifeste est précisément le manifeste.
Une critique ambivalente
La critique proposée par Marx dans le Manifeste n’est pourtant qu’un moment qui résume l’ensemble de son itinéraire depuis 1843 et qui ne s’achève pas avec ce résumé. Quelles sont les principales figures de cette critique dont certains aspects seulement sont exposés dans le Manifeste ?
Marx pourfend, dans les utopies, des anticipations dogmatiques et des prescriptions doctrinaires qui manquent le mouvement réel de l’histoire, voire qui s’opposent à lui. Cette critique franchit un pas supplémentaire quand Marx pourfend les abstractions qui résultent des anticipations dogmatiques et les substitutions que trahissent les prescriptions doctrinaires : les abstractions de discours et de projets coupés du point de vue de la totalité sans lequel l’émancipation n’est ni pensable, ni réalisable ; les substitutions de l’utopique à l’historique, de l’invention à la révolution, de l’imaginaire au réel. Mais pour dénoncer partialités et substituts, il ne suffit pas d’indiquer qu’ils manquent ou remplacent la totalité et l’histoire : la logique de l’abstraction appelle sa résorption ; la logique de la substitution appelle sa réversion. Marx soutient alors que la résorption des abstractions passe par le point de vue de la totalité qui peut être théoriquement acquis, mais surtout pratiquement conquis : par la dictature du prolétariat [4]. Comme il soutient que la réversion des substitutions est inscrit dans le mouvement réel de l’histoire qui substitue le processus révolutionnaire à l’invention doctrinaire.
Mais, parvenu à ce point, le trajet de la critique marxienne nous entraîne sur un sol de plus en plus mouvant, puisque Marx n’hésite pas à affirmer que c’est l’histoire elle-même qui permet, non seulement de prononcer le dépassement théorique de l’utopie, mais surtout de promettre sa déchéance historique. Cette promesse d’absorption de l’utopie par l’histoire n’est pourtant que le revers d’impensés plus inquiétants encore. En effet, la critique détecte dans l’utopie la logique des substitutions dont elle dépend en fonction de la logique de la révolution qui les défait : au risque de dévaluer le rôle de l’imaginaire et de l’invention collectifs et les fonctions du programme et de la stratégie. De même, et peut-être surtout, la critique s’exerce sur les partialités dogmatiques et chimériques à partir du point de vue de la totalité, mais d’une totalité promise, conjointement, à sa compréhension théorique et à son renversement pratique : au risque de réintroduire, à la faveur de cette conjonction et de cette promesse, une nouvelle utopie : une utopie promise.
Pour tenter de l’établir, on peut partir de deux constats qui introduisent deux questions. Prise en mauvaise part, l’utopie désigne en général des perfections imaginaires, et partant impossible à atteindre et/ ou des prescriptions doctrinaires, qui sont impossibles à accomplir. Or Marx retient le second sens et néglige le premier. N’aurait-il pas, à sa façon, été séduit par des mirages ? Prise en mauvaise part, l’utopie désigne encore des vœux exaucés avant d’avoir été accomplis, parce qu’ils sont consignés dans des systèmes cadenassés ou déposés dans une histoire révélée. Ici Marx retient le premier sens et néglige le second. N’aurait-il pas, à sa façon, cédé à des promesses ? Ce sont ces mirages et ces promesses dont on peut tenter de détecter la présence et de comprendre les effets, mais - évidemment - pour dénouer des équivoques, et non pour enterrer le communisme [5].
Des utopies congédiées à l’utopie revendiquée
Quoi qu’il en soit, qu’il s’agisse de l’utopie que Marx invite à démettre ou de celle que lui-même incite à promettre, l’utopie ne peut être enfermée dans son concept péjoratif. Marx, on le sait, s’efforce de penser l’unité des deux versants de l’utopie sous l’expression de « socialisme et communisme critico-utopiques ». Le second segment du qualificatif invalide l’utopie, le premier valide la critique, pourtant tout aussi ambivalente que l’utopie qu’elle fonde ou accompagne. À sa façon, Marx reconnaît que l’utopie ne peut être définie par ses limites. Que dit-il au fond des formes utopiques du socialisme et du communisme ? Qu’en elles coexistent la poursuite d’impossibilités absolues et la détection d’impossibilités relatives. L’utopie peut se donner des objectifs incompatibles avec les traits invariants de l’humanité ou avec le cours inévitable de son histoire. Elle peut aussi, et parfois en même temps, convoiter ce qui n’est rendu impossible que par l’ordre social existant : un faisceau de possibilités contrariées, mais d’ores et déjà réelles et agissantes ; une gerbe de possibilités disruptives, qui s’opposent à l’ordre établi et en lézardent les assises. C’est donc bien de l’investigation du possible dont il est question dans l’examen de l’utopie et de sa critique.
Et c’est pourquoi la dénonciation de l’utopie, quand elle se concentre sur ses tares, en manque complètement le sens ou l’intention. L’utopie ne peut être emprisonnée dans un genre, sous prétexte qu’elle aurait mauvais genre. C’est une fonction qui franchit en permanence les frontières du genre et ne se laisse pas enfermer dans ses impasses. L’utopie est présente dans le mouvement de son propre dépassement. A la périphérie ou au centre de la tradition marxiste, toute une lignée d’auteurs s’est efforcée de penser ce mouvement. Il faut continuer, sans se dissimuler que le vocable d’utopie, surchargé par des interprétations divergentes et des évaluations contradictoires, ne diffuse pas une lumineuse clarté. Mais l’abandonner, c’est abandonner le combat dont il est l’enjeu. D’ailleurs, la situation n’est pas franchement meilleure, après le désastre stalinien, quand il est question du « communisme »...
Le détour par Marx invite à proposer, très général encore, une sorte de recentrage. Avant que nous ne soyons replongés à nouveau, dans un profond sommeil marxologique, peut-être est-il encore temps d’offrir en pâture aux détenteurs d’orthodoxie et aux détecteurs de contresens, quelques entremets, mais généreusement épicés.
On pourrait alors se risquer à dire ceci : l’utopie - le communisme - n’a de sens que comme pari, comme invention, comme idéal.
Un pari, une invention, un idéal
L’utopie - le communisme - est un pari . C’est un pari, et non un souhait (qui n’engage à rien) ou un destin (qui nous engage malgré nous). L’utopie, mais concrète, n’est ni le supplément d’âme qui permettrait d’assaisonner le réalisme gestionnaire (ou la dotation de sens qui sauverait le monde de l’insignifiance), ni le trajet balisé qui conduirait au but sans qu’il soit nécessaire de le choisir. L’utopie est un pari, parce qu’aucune histoire tutélaire n’en garantit l’accomplissement. Mais c’est un pari nécessaire : un pari nécessaire, et non pas un pari arbitraire. Ce n’est pas un pari arbitraire, livré à un hasard incalculable ou à une liberté impondérable. C’est un pari nécessaire, dans la mesure où sont réunies les conditions qui permettent de le tenir, si ce n’est, à coup sûr, de le gagner. C’est un pari nécessaire, pour peu que l’on admette que les désastres historiques subis au nom du communisme le furent d’abord contre lui. Face à un capitalisme devenu planétaire, il est à la fois rationnel et indispensable de parier sur l’impossible [6].
L’utopie - le communisme - est une invention . C’est une invention, et non pas un but (fixé d’avance) ou un mouvement (livré à lui-même). L’utopie, mais concrète, ne nous attend pas, préformée, au terme d’un voyage que nous serions contraint d’accomplir ; elle ne se confond pas avec un itinéraire qui nous découvrirait, sans que nous ayons à le dessiner, le paysage où nous devrions séjourner. L’utopie est une invention, parce qu’elle ne figure sur aucune carte. Mais c’est une invention collective : une invention collective, et non pas individuelle. Ce n’est pas une invention doctrinaire (abandonné au génie de quelque penseur ou guide individuel), mais une invention démocratique. L’utopie est une invention, parce qu’il n’y pas d’invention d’un avenir démocratique sans invention démocratique de cet avenir.
L’utopie - le communisme - est un idéal . L’utopie, mais concrète, n’est pas un rêve (car le rêve éveillé n’est, à tout prendre, qu’une façon de dormir debout) ou une promesse (car la promesse suppose une histoire tutélaire qui s’en porterait garant). L’utopie est un idéal (car on ne se dirige que vers un idéal), mais un idéal branché sur le réel. Plus exactement, l’utopie ne vaut que par l’idéal qui la soutient et qu’elle vise. Cet idéal n’a pas à subir l’épreuve d’une fondation transcendantale qui, antérieure à l’épreuve de la réalité où il tenterait de s’incarner, se pulvériserait au contact du réel. Cet idéal n’est pas l’ombre portée de la réalité existante, mais sa négation concrète et potentielle. Le communisme est donc, à la fois, le mouvement réel (et actuel) de sa virtualité et l’idéal de son accomplissement. Il est cet idéal parce qu’il est ce mouvement.
C’est encore vague, évidemment. Mais cela vaut-il la peine de préciser, quand le flagrant délit de lèse-Marx serait déjà établi ? Nous connaissons tous cette chansonnette dont il serait inutile d’entonner les couplets, puisqu’il suffit de ressasser le refrain : le communisme ne serait que le mouvement réel qui abolit l’ordre social existant. Et les gardiens d’un marxisme orthopédique se préparent peut-être à réciter la litanie des Marxady - le répertoire de citations qui permettent à chacun de rédiger ses propres psaumes. Marxady l’a dit : « Le communisme n’est pas un idéal ». Et il est vrai que l’utopie n’est pas un idéal auquel la réalité devrait, de gré ou de force, se plier. Pourtant, il existe un idéal communiste. Faudrait-il se borner à le comprendre comme l’expression d’un mouvement réel qui aurait absorbé toute visée éthique ? Marxady l’a dit : « le communisme n’est pas une invention ». Et il est vrai que l’utopie n’est pas une invention que le génie individuel pourrait forger, avant de tenter, avec quelques sectaires, de l’imposer. Pourtant, les aspirations collectives se cristallisent dans des projets et parfois des créations. Faudrait-il les comprendre seulement comme des expériences doctrinaires, comme il arrive que Marx le proclame ? Marxady l’a dit : « le communisme n’est pas un pari ». Et il est vrai que l’utopie n’est pas un pari que l’audace aventurière tenterait pour snober le cours de l’histoire. Mais il n’est ni la dernière avenue de l’histoire, ni le terme obligé d’une pathétique alternative entre lui-même et la barbarie.
On peut se demander alors quels sont cet idéal, cette invention et ce pari - et préciser un peu : cet idéal est libertaire, cette invention est projective, ce pari est stratégique.
Un idéal libertaire, une invention projective, un pari stratégique
L’utopie - le communisme - est un idéal libertaire . Le communisme est un idéal, ou plutôt suppose un idéal et repose sur une éthique. Cette éthique, il ne suffit pas d’en proclamer l’existence, faute de pouvoir en déterminer les fondements ; mais il n’est pas souhaitable d’en rechercher les fondements, s’ils ne doivent fonder aucun contenu. Deux questions permettent peut-être d’ouvrir la voie : à une éthique des fondements formels ne pourrait-on pas opposer une éthique des fondations réelles ? Et à une éthique du bien, une éthique de la liberté ?
Les éthiques du fondement - je pense particulièrement aux fondations contractuelles ou procédurales que nous proposent Rawls ou Habermas - n’échappent au relativisme que parce qu’elles se soustraient à l’histoire : au risque de ne jamais la retrouver. Une éthique des fondations historiques peut échapper aux pièges du relativisme, pour peu qu’elle repose sur une valeur qui permette de relativiser le relativisme. Les éthiques du bien, qu’elles parlent le langage du bonheur ou de la vertu, du devoir ou de la puissance sont des éthiques qui, privées ou publiques, ne peuvent s’ouvrir sur aucune politique morale. Seule le peut une éthique de la liberté, mais pas n’importe qu’elle liberté. Une éthique de la liberté qui n’a pas besoin d’être fondée, précisément parce qu’elle s’enracine. Car elle s’enracine : dans l’oppression qu’il s’agit de combattre ou de conjurer. Elle peut être historiquement située, et cependant universalisable - relative, et cependant universelle.
Mais aussi : formellement définie, et cependant socialement identifiable. Kant lorsqu’il s’efforçait de définir le principe de la liberté pour la constitution d’une communauté, le définissait ainsi : la liberté pour chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’elle puisse coexister avec la liberté d’autrui. Il semble que l’on ne saurait mieux dire. Mais un tel principe reste suspendu en l’air quand il n’est pas inscrit dans le mouvement réel des sociétés et de l’histoire. Pourtant, de cette formule, on peut dégager ainsi la portée sociale : « le libre développement de chacun comme condition du libre développement de tous ». Ce sera, dans cet entretien, ma principale citation orthodoxe, car le communisme de Marx est tout entier compris dans cette maxime du Manifeste : une maxime où se conjugue un idéal moral et une norme sociale. C’est un idéal, parce que portée par le mouvement historique, cette émancipation individuelle n’est réelle que comme une virtualité. C’est un idéal moral, parce que la liberté ainsi comprise est un idéal universalisable, qui est peut-être le seul qui le soit indiscutablement. Mais surtout, cet idéal se conjugue avec une norme sociale : celui d’une société qui prend la liberté de chacune et de chacun comme mesure de ses progrès - une société qui doit être collectivement et démocratiquement inventée, car elle peut être inventée.
L’utopie - le communisme - est une invention projective. Le communisme est un invention, mais une invention qui procède de virtualités dont elle prépare et devance l’actualisation. La détection du contenu potentiel de l’émancipation, non seulement n’ouvre sur aucune promesse de son accomplissement, mais impose détecter, et le cas échéant d’inventer les formes de cet accomplissement. Pourtant, Marx ne cesse de dénoncer les inventions doctrinaires, proposées par de prétendus génies individuels : les inventeurs de systèmes, qui érigent les particularités de leur invention en programme d’avenir. A l’invention individuelle et doctrinaire, Marx oppose la production historique et révolutionnaire.. Mais dans sa raideur polémique, un tel discours manque un point essentiel : la réversion de la substitution doctrinaire ne suppose pas que l’on s’en remette au cours de l’histoire (quand ce n’est pas au processus naturel de la révolution dont parle - une seule fois, mais une fois de trop - l’ami Engels). Les problèmes que se pose l’humanité ne sont pas indépendants de la possibilité de les résoudre ; mais il n’est pas vrai que les solutions sont intégralement données avec les problèmes : ces solutions doivent être inventées. Ces inventions peuvent ne pas être arbitraires et doctrinaires, pour peu qu’elles restent enracinées dans le champ des possibilités concrètes, utopiquement ouvert par le changement social. Ces inventions sont indispensables. La réflexion sur les modèles peut les favoriser, du moins s’il est vrai que ces modèles peuvent se distinguer des modèles incarnés par d’imaginaires patries du socialisme ou des modèles fabriqués par de zélés techniciens de l’émancipation - les modèles à copier et les modèles à appliquer. Tant que la recherche théorique prend le pas sur toute activité pratique, c’est que les conditions de la transformation qu’elles visent ne sont pas réunies. Mais, on ne peut pas - on ne peut plus - affirmer (comme il arrive à Marx de le faire), que l’absence de réflexion sur l’avenir, au sein du mouvement social lui-même, est un signe de maturité. Tant que cette réflexion fait défaut, c’est que les forces d’émancipation demeurent livrées à un mouvement historique qui reste soustrait à leur emprise. Sans doute est-il périlleux de s’abandonner à l’anticipation doctrinaire des formes de l’avenir. Mais abandonner au développement de l’histoire ou à une phase ultérieure de la science la découverte des formes adéquates au contenu de l’émancipation, c’est pratiquement prendre le risque de voir ces formes dénaturer le contenu. C’est un moindre bilan que l’on peut tirer du stalinisme...
L’utopie est une pari stratégique . A quoi reconnaît-on l’utopie abstraite ou doctrinaire, lorsqu’on ne se borne pas à la définir par le genre littéraire ou philosophique qui la contiendrait tout entière ? Simplement à ce qu’elle exclut tout possibilité d’ajuster au but qu’elle vise les moyens de l’atteindre. Onirique ou héroïque, rêveuse ou ardente, repliée sur elle-même ou déployée dans l’action, l’utopie chimérique exclut tout projet stratégique. C’est à Marx surtout que l’on doit d’avoir tracé les contours, mais souvent effacés par la promesse, d’une utopie stratégique. Parier stratégiquement sur l’utopie, c’est parier sur une action collective qui s’empare des potentialités inscrites au cœur du mouvement réel des sociétés humaines, mais qui, contrariées, forment l’envers ou le revers au revers de leur morne ou sinistre reproduction. C’est parier sur une action collective qui s’empare des possibilités disruptives qui minent sourdement l’ordre établi, et dont les charges explosives doivent être allumées. C’est parier sur les rébellions, parfois infimes, toujours plurielles, jamais ultimes : parce qu’elles ne prennent pas immédiatement leur sens en fonction d’un assaut massif qui forme pourtant l’horizon de leur efficacité ; parce qu’elles ne s’ordonnent pas spontanément autour d’une contradiction centrale qui fournit parfois le principe de leur intelligibilité ; parce qu’elles ne prennent pas leur sens en fonction d’une négation finale et fatale, bien qu’elles aspirent à être fatales à la domination.
Quant à ceux qui objectent d’avance que l’utopie n’offre à l’action politique qu’un pari stérile, un idéal superflu, une invention improbable, il faut répondre que ce pari est efficace, que cet idéal est indispensable, que cette invention est possible
Un pari efficace ? Un idéal indispensable ? Une invention possible ?
Un pari efficace ? Le pari sur l’utopie, quand il est rationnel et qu’elle est concrète, ne nous renvoie pas aux lendemains qui chantent. Il dicte une action concrète qui n’est ni passivement suspendue à l’attente du grand soir, ni mécaniquement subordonnée à la perspective de la révolution. Ce pari conditionne des refus irréductibles. Mais ces refus ne sont pas de simples témoignages : ils inscrivent leurs effets dans la réalité. Ils ébranlent les formes de pensée qui, parce qu’elles cimentent la domination, font partie de sa réalité. Ils inscrivent la puissance des résistances et des luttes dans le corps de la moindre réforme partielle, quand ils ne préparent pas des réformes radicales. Ils sont réalistes, parce qu’ils ne laissent aucun répit aux gestionnaires du réel. Ils produisent des effets stratégiques sur lesquels peuvent embrayer des projets stratégiques. L’utopie rebelle, non seulement répond aux urgences du présent, mais donne leurs chances à des virtualités d’avenir.
Un idéal indispensable ? De quelque façon que l’on tourne et retourne les valeurs en présences et les éthiques qui prétendent les refonder, quels que soient les chevauchements, les brouillages ou les emprunts, une fracture morale, sociale, politique court sous la surface des grands débats insignifiants et des petits affrontements barbares. Elle dessine encore et pour longtemps, une ligne de partage entre deux conception éthiques et politiques de la démocratie : celle qui vit repliée dans son cantonnement libéral et celle qui tente de se déployer vers un horizon libertaire. Et cette ligne de partage distribue les partisans en deux camps qui admettent bien des transfuges : d’un côté ceux qui, par goût du laisser-faire ou du prêt-à-penser, s’émerveillent (ou se résignent) à l’idée de vivre dans un monde où l’affairement désordonné de quelques-uns serait, au mieux, la condition du développement mutilé de tous les autres ; et, d’un autre côté, ceux qui traquent la virtualité utopique d’une liberté de tous qui tendrait à coïncider avec la liberté de chacun. Convoiter l’impossible, c’est convoiter cette liberté.
Une invention possible ? L’invention démocratique d’un avenir utopique est-elle possible, sans retomber dans les ornières doctrinaires ? Les formes d’un avenir utopiques peuvent-elles être esquissées et les dispositifs de sa conquête peuvent-ils être créés ? Peut-on reformuler, en des termes nouveaux, les questions lancinantes du programme et du parti, sans succomber au mirage d’un avenir tracé d’avance et sans tomber dans le piège d’une avant-garde nimbée par cet avenir ? Questions bonnes à ressasser avant de risquer des réponses...
Henri Maler
NB. Cette intervention est, pour une part, un exercice d’auto-plagiat de passages d’autres articles.