De Hegel à Marx, penser le possible. II. Marx : De l’indispensable à l’inéluctable
La Logique de Hegel enseigne que la dialectique de la possibilité et de l’effectivité accomplit le passage de l’essence à l’effectivité [1]. Faudra-t-il comprendre avec Marx que la possibilité du communisme se confond avec l’actualité de la réalisation d’une promesse originaire ? Or, bien que d’autres lectures restent possibles, tant son œuvre est imprécise à ce propos, Marx n’a pas levé les hypothèques de la conception hégélienne dont il a hérité.
II. Marx : De l’indispensable à l’inéluctable
Comment Marx pense-t-il la possibilité/nécessité du communisme ? S’agit-il de la nécessité historique de sa possibilité ou de la nécessité historique de son effectivité ? Force est de constater que les deux versions coexistent dans l’œuvre de Marx et menacent de se recouvrir. L’œuvre de Marx, en effet, qu’il s’agisse de la nécessité ou du contenu de l’émancipation, fait apparaître de remarquables ambiguïtés : elle propose une simulation hypothétique du contenu du communisme, en cédant à la tentation de le présenter comme la résolution historique d’une énigme, et procède à une démonstration de la nécessité de la possibilité d’un nouvel ordre social en cédant à la tentation d’une démonstration de la nécessité de l’effectivité de cet ordre social. Or, à condition de renoncer à ces tentations, la dialectique, fermée par une promesse, peut être ouverte sur un horizon, et l’utopie, prisonnière d’une révélation, délivrée de la tutelle d’une histoire automate.
Une conception matérialiste de la l’histoire doit ou devrait entraîner une rupture avec la conception idéaliste ou spéculative de la nécessité, et l’ensemble des figures de la dialectique qui en sont solidaires.
Elle requiert une rupture avec la conception onto-logique de la dialectique qui présuppose l’identité du procès de pensée et du procès réel. Cette rupture est consommée par Marx dès les Manuscrits de 1843, et l’Introduction de 1857 en déploie les conséquences méthodologiques dans le champ de l’Économie politique. Or, cette conception onto-logique de la dialectique la présente nécessairement comme le déploiement d’un Absolu originaire, l’Esprit : elle est par conséquent inévitablement téléologique.
Est requise, par conséquent, la rupture avec la conception téléologique de la dialectique. Cette rupture est d’abord accomplie par Marx comme rupture avec l’idéalisme hégélien, puis avec l’humanisme feuerbachien. L’histoire n’est pas le déploiement d’un absolu originaire, qu’il s’agisse de l’Esprit ou de l’Homme [2]. Or, la conception téléologique de la dialectique la présente nécessairement comme une promesse d’accomplissement de l’Absolu originaire : elle est inévitablement utopique (dans un sens inédit dans l’œuvre de Marx) quand, la détournant de son usage hégélien, on la tourne vers l’avenir.
Marx a-t-il évité le piège ? La rupture avec une conception négativement utopique de la dialectique est-elle consommée ? On peut en douter. En effet, force est de constater que l’œuvre de Marx déploie très inégalement les conséquences de ces ruptures, en particulier tant qu’il recourt, d’abord ouvertement, puis plus discrètement, à une promesse utopique fondée sur la dialectique de la réalisation de l’essence humaine. Et quand les ruptures inaugurales font ressentir leurs effets, elles ne parviennent pas à lever toutes les équivoques, qui peuvent être localisées dans les effets de la conception hégélienne de la dialectique de la possibilité et de l’effectivité. Que signifie pour Marx que le communisme est une nécessité historique ?
1. Figures de la nécessité
Le communisme est historiquement nécessaire, en un premier sens, parce que sa nécessité est posée par l’histoire, et non par la seule raison : une nécessité qui s’impose à la critique parce que l’histoire l’impose . La nécessité dont la critique impose la reconnaissance, n’est une nécessité qu’impose effectivement l’histoire qu’à la condition que l’histoire en fasse reconnaître l’actualité, voire l’urgence. Ainsi s’effectue le passage d’une nécessité rationnelle à la nécessite historique. Dans ce contexte, « historique » qualifie la nécessité par opposition à « rationnelle ». En ce sens, la nécessité devient historique. Mais c’est une nécessité qui gouverne une possibilité. C’est cette nécessité historique du possible, qui le fait passer de l’idéal à la réalité dont parle Engels quand il déclare de « la prise de possession de l’ensemble des moyens de production par la société » qu’ elle « a bien souvent flotté plus ou moins vaguement devant les yeux tant d’individus que de sectes entières, comme idéal d’avenir », mais qu’ « elle ne pouvait devenir possible, devenir une nécessité historique qu’une fois données les conditions effectives de sa réalisation. Comme tout autre progrès social, elle devient praticable non par la compréhension acquise du fait que l’existence que l’existence des classes contredit à la justice, à l’égalité, etc. non par la simple volonté d’abolir ces classes, mais par certaines conditions économiques nouvelles » [3].
Mais le communisme est historiquement nécessaire, en un second sens, qui reprend le premier et le déborde, parce que sa nécessité est accomplie par l’histoire, et non simplement posée par elle. La nécessité posée par l’histoire est alors reconnue comme la nécessité immanente à l’histoire : la nécessité qui s’accomplit dans l’histoire et que l’histoire accomplit - la nécessité dont l’histoire impose l’existence ou l’effectivité. Quand il est question alors de nécessité historique, « historique » désigne le domaine d’exercice de la nécessité. En ce sens, la nécessité est historique. Or cette nécessité peut être comprise, non seulement comme une nécessité dont l’histoire réalise la possibilité, mais encore comme une nécessité dont l’histoire promet l’accomplissement.
Nécessaire se dit, en effet, pour Marx et Engels, aussi bien de ce qui est indispensable que de ce qui est inéluctable. Le glissement du premier sens au second s’opère en un tour de main : les conditions nécessaires au communisme deviennent les conditions qui le rendent nécessaire. En effet, l’histoire n’impose l’urgence et l’actualité de son développement qu’une fois réalisées ou en voie de l’être les conditions nécessaires à... ou indispensables à...ce développement. Ces conditions nécessaires doivent être reconnues pour indispensables avant d’être, le cas échéant, données pour réunies. En ce sens, le capitalisme est lui- même nécessaire... car il crée les conditions indispensables à… [4]. Ainsi s’opère un premier passage de l’indispensable à l’inéluctable, quand on passe des conditions requises aux conditions remplies.
S’annonce alors un second passage de l’indispensable à l’inéluctable, quand les conditions nécessaires à...engendrent nécessairement leurs effets. La production nécessaire des conditions indispensables en font de conditions historiquement nécessaires. Or, il est tantôt question de nécessité pour... et tantôt question de nécessité de... : de fin immanente à certains effets et d’effets immanents à certaines causes ou conditions. Au risque d’introduire les causes finales sous le couvert d’énoncés sur les causes matérielles (et d’amalgamer la nécessité de l’histoire et la nécessité de son progrès) et de confondre les conditions nécessaires à...et les causes nécessaires de... : bref, de réintroduire une conception téléologique de l’histoire et une conception mécanique de la causalité en histoire.
La réintroduction d’une conception téléologique de l’histoire semble en effet ressortir de la logique même des énoncés. Ceux-ci, en effet, semblent rendre compte d’une nécessité fonctionnelle qui réa¬lise une fin immanente : puisque la nécessité historique engendre inexorablement la nécessité de la possibilité, rétrospectivement, le passage de la possibilité à la réalité fait apparaître la nécessité comme la fin immanente de la possibilité [5]. L’hypothèque de la téléologie, qui fait du présent le but du passé, peut être levée à condition de préciser que les formulations équivoques de Marx et Engels ne signifient pas qu’ils cè¬dent à une illusion rétrospective mais qu’ils procèdent à une présentation rétrospective : tout se passe comme si... [6]. Ce « comme si » est décisif, bien qu’avec lui réapparaisse quelque chose comme une ruse de l’histoire. Mais à supposer que soit levée l’hypothèque de la téléologie, il resterait que des conditions nécessaires à... ne constituent pas les causes nécessaires de...
C’est alors l’hypothèque d’une conception mécanique de la causalité en histoire qu’il conviendrait de lever. Si la nécessité qui gouverne non le changement de la société mais le changement de société, le passage d’un mode de production à un autre, dépend de la création au sein d’un mode de production des conditions matérielles du passage à un autre, on ne saurait confondre la nécessité des causes et la nécessité des conditions. La nécessité des causes est précisément inconditionnée : les causes produisent nécessairement leur effet : s’il suffit que les causes existent pour que l’effet s’ensuive nécessairement, tel n’est pas le cas des conditions [7]. Or, cette distinction n’est pas clairement établie par Marx lui-même. Comme n’est pas clarifié le rapport entre lois et tendances - le sens, non seulement des tendances contradictoires du système lui-même, mais des tendances à son dépassement, quand leur accomplissement est donné pour inéluctable : quand la dialectique promet l’accomplissement de la tendance. Reste à observer comment.
2. Figures de la dialectique
Dans la tendance générale du mode de production capitaliste serait comprise sa tendance à engendrer les contradictions qui le minent et des conditions qui le dépassent. Aussi, la nécessité du communisme peut-elle être fondée par Marx sur les contradictions qui conduisent le capitalisme à sa dissolution, en raison particulièrement de l’existence de conditions matérielles d’un nouvel ordre social qui précipitent sa chute. L’ouverture de la dialectique sur l’avenir s’opère ainsi du double point de vue de la nature et rôle des contradictions et des conditions. À supposer que la nature¬ des contradictions et des conditions soit correctement établie, quel est le rôle qui leur est assigné ?
De la possibilité à la nécessité -. Les conditions qui rendent possible font apparaître nécessairement cette possibilité : une possibilité qui à ce titre devient réelle. Mais qui n’a pas pour autant accompli nécessairement la réalité ou l’effectivité qu’elle recèle. Or la nécessité, telle que Marx la comprend généralement, inclut la totalité des conditions qui rendent identiques la possibilité réelle et la nécessité. Tel est le tribut payé à la conception hégélienne : l’identité de la possibilité réelle de l’effectivité et de la nécessité de l’effectivité, conquise avec la présence intégrale de ces conditions, ouvre toutes les équivoques. Marx en reprenant ces figures hégéliennes s’en rend prisonnier, et dans le même mouvement ne conçoit l’avenir que dans l’éclairage d’une nécessité qui subordonne le possible, en le comprenant essentiellement comme condition d’un passage nécessaire à l’effectivité. « Quand toutes les conditions d’une Chose sont présentes, alors elle entre dans l’existence » : c’est sur cette citation de Hegel que Bloch fonde une interprétation de Marx qu’il n’adopte pas toujours : « Le fait que les conditions soient mûres (remplies) et le caractère inévitable de la suite du succès, le cas échéant du jour de la résurrection, comme le dit Marx dans le Manifeste Communiste, se rattachent littéralement à cette prémisse hégélienne [8]. ». Dans tous les cas, un nouvel ordre social ne saurait naître des seules conditions qui le rendent possible, si elles ne comptaient, au nombre de ces conditions, non seulement des conditions positives, mais également des conditions négatives : des contradictions qui précipitent la négation de l’ordre social existant. C’est alors une nouvelle figure de la dialectique qui entre en scène : la dialectique de la négation et de sa négation, qui permet de présenter la négation elle-même comme fatale. On comprend, dès lors, que la conception de Marx devait virer, chez certains de ses successeurs, dialectique mise à part ou dialectique incluse, dans un déterminisme absolu et toutes les variétés de catastrophisme, indifférents au rôle du facteur subjectif.
De l’objectif au subjectif -.
On commence à desserrer cet étau quand on souligne que le possible réel ne peut être actualisé par les seules conditions objectives : sans l’intervention du facteur subjectif. Mais a-t-on gagné au change quand cette intervention du facteur subjectif est pensée comme inéluctable, ou comme prédéterminée ? Or, Marx énonce très tôt dans son œuvre comment doivent être réunies les conditions du passage à la réalisation de l’émancipation humaine. Après avoir souligné l’impossibilité de la libération graduelle en Allemagne, Marx affirme dans l’ »Introduction » à la critique de Hegel que la « possibilité positive de l’émancipation allemande » réside dans la formation du prolétariat, et conclut : « Quand toutes les conditions intérieures seront remplies, le jour de la résurrection allemande sera annoncé par le chant du coq gaulois [9]. » Ces conditions intérieures, comme l’ensemble du contexte le montre, consistent dans la réunion de la réalisation de la philosophie et de la formation du prolétariat. Ernst Bloch, corrigeant alors son commentaire de Sujet-Objet, interprète ainsi ce passage : « ...Le facteur subjectif doit transformer des conditions relativement statiques en causes efficientes actives pour qu’on ne se contente pas de la simple maturité d’une situation ». Et de conclure : « En résumé : les causes, bien qu’elles ne doivent pas être exagérées en un sens mécaniste, sont, dans les choses, les présupposés d’une réalisation obéissant à une loi de nécessité ; les conditions, elles, sont dans les choses, les présupposés d’une réalisation possible qui ne s’accomplit pas sans l’intervention du sujet » [10]. Sans doute, mais que devient cette conception quand, comme c’est souvent le cas chez Marx, l’intervention du sujet est placée au nombre des conséquences nécessaires du développement capitaliste lui-même ?De l’essence à l’existence -. La dialectique de la possibilité et de l’effectivité, reprise de Hegel, engage de plus lourdes conséquences encore. En effet, le passage nécessaire des conditions à l’effectivité accomplit pour Hegel le passage de l’essence à l’effectivité. On ne peut sans risques retenir le premier schème sans véhiculer avec lui le second. Les conditions, en effet, sont les médiations de la réalisation de l’essence ; intégralement réunies, elles permettent de réaliser l’unité de l’essence et de l’existence : l’effectivité, ou réalisation effective de l’essence.
Ainsi, dans le communisme initial de Marx (en 1844-1845, au moins), la dialectique de l’essence et de l’existence, parce qu’elle ne se confond pas avec celle de Hegel, permet de passer de la réconciliation prématurée avec le réel à l’émancipation préfigurée pour le futur ; mais, parce qu’elle reprend la conception de Hegel, elle prétend exprimer, ici par avance, la nécessité pour l’essence d’apparaître dans une forme d’existence qui lui soit adéquate. Cette problématique de la réalisation nécessaire de l’essence humaine tend ultérieurement à s’effacer. Mais dans le communisme terminal (au-delà de 1848), la dialectique de la possibilité et de l’effectivité, en suivant Hegel, place la possibilité sous l’emprise de la nécessité : de la nécessité de son émergence et de la nécessité d’un accomplissement effectif : on est alors en droit de se demander si, en effaçant la problématique de la réalisation d’une essence humaine originaire, Marx ne l’a pas réintroduite, malgré lui, par le truchement de la dialectique des conditions et de l’effectuation [11].
Mais quand la nécessité historique est comprise comme l’accomplissement inéluctable des possibilités de la réalisation de l’essence humaine que recèlent les conditions d’un changement de société, l’utopie du genre stérile est déplacée plutôt que dépassée : le souhait impuissant remplacé par une promesse. C’est ce que Marx est en permanence tenté d’accomplir en passant par la fausse-fenêtre d’une ouverture négativement utopique de la dialectique hégélienne, qui consiste à défaire la clôture du système en conservant sa conception de la nécessité : ouverture manquée, porte ouverte aussitôt refermée.
En outre, la détermination marxienne du contenu du communisme est grevée par la tentative de démonstration de sa nécessité : il se présente alors comme une solution utopique, qui repose à son tour sur une dialectique qui convie à l’abandon de toute dialectique. Cela est vrai du communisme initial : dans la mesure où l’essence humaine est appelée à se réaliser sous une forme adéquate, l’utopie marxienne promet une émancipation totale qui réalise une parfaite immanence-omnipotence-transparence. Cela reste vrai du communisme terminal : dans la mesure où le contenu est appelé à trouver la forme qui lui est adéquate, point n’est besoin de la découvrir ou de l’inventer.
Enfin, la critique du capitalisme est grevée par la double figure de l’utopie promise : l’intensité des contradictions est surévaluée au bénéfice de la promesse de leur résolution ; la nature des contradictions est comprise en fonction de la promesse de leur abolition.
Ainsi se cumulent les raisons qui invitent à congédier la dialectique : à rabattre la théorie de Marx sur la seule étude de l’ordre social existant, en la privant de toute ouverture sur l’avenir, quand ce n’est pas à renoncer à toute dialectique. Or l’ouverture de la critique sur l’avenir et l’exploration des possibilités contrariées interdit de congédier la dialectique, quand seule sa fermeture est négativement utopique. Elle invite, au contraire, à procéder à l’ouverture d’une dialectique utopique déjà présente, mais à l’état latent, dans l’œuvre de Marx, notamment, dans les Grundrisse : quand Marx n’y cède pas à la tentation d’abuser de la dialectique de la nécessité, il tente de détecter, dans les contradictions et les conditions qui poussent à la dissolution du capitalisme et à l’avènement du communisme, non des prévisions du communisme, mais des allusions au communisme [12].
Ainsi la tentative de démontrer que la dynamique du capitalisme le conduit nécessairement au communisme peut-elle se lire comme une tentative d’explorer, dans les contradictions qui minent le capitalisme et les conditions qu’il crée, les tendances vers une autre société dont elles n’annoncent par elles-mêmes ni la nécessité ni le contenu.
Se trouvent alors fondées les tentatives d’affranchir la dialectique de Marx de certains présupposés de Hegel. Cette dialectique aurait pour objet, de détecter les conditions et contradictions qui déterminent des tendances nécessaires sans promettre la nécessité de leur réalisation. C’est ainsi que « dans le cadre de la société bourgeoise de la société fondée sur la valeur d’échange, se créent des rapports et d’échange et de production qui sont autant de mines pour la faire éclater. (Une masse de formes contradictoires de l’unité sociale dont on ne peut toutefois jamais faire éclater le caractère contradictoire par une métamorphose silencieuse. D’un autre côté, si, dans la société telle qu’elle est, nous ne trouvions pas masquées les conditions matérielles d’une société sans classe et les rap-ports d’échanges qui leur correspondent, toutes les tentatives de la faire exploser ne se¬raient que donquichottisme) » [13]. La société bourgeoise rend possible (mais, à cette étape du raisonnement, possible seulement) l’existence d’une société sans classe en créant des conditions matérielles qui sont à la fois celles d’une explosion de la société bourgeoise et celles d’une construction de la société communiste. Elle crée des rapports contradictoires qui la minent, et rendent possible une transformation radicale, mais qui requiert une révolution politique (et pas une métamorphose silencieuse). Ce sont même les conditions matérielles de l’actualité du communisme qui permettent littéralement de faire exploser les contradictions du système qui sont autant de mines qui ne peuvent éclater par une métamorphose silencieuse : qui rendent la révolution nécessaire et possible.
Les conditions matérielles de l’instauration d’un nouveau mode de production ne pourraient pas se réaliser sans les contradictions qui portent à la dissolution de l’ancien. Marx s’efforce de démontrer que les tendances immanentes du capitalisme lui sont contradictoires, et en particulier que le développement des forces productives par le capitalisme lui est contradictoire, et le conduit à rencontrer sa limite comme obstacle [14] (). Mais en rencontrant sa limite interne comme obstacle, le capital ne s’abolit pas de lui-même : l’obstacle le « pousse à sa dissolution » [15], comme la crise est « la forme la plus frappante du conseil* qui lui est donné de se retirer » [16].
Mais en même temps, les contradictions incluent les moyens de leur dépassement : des conditions qui permettent de délivrer le projet communiste de tout caractère arbitraire et utopique [17]. L’existence du marché mondial fait naître des actions qui « suscitent des rapports et des liaisons qui contiennent la possibilité d’abolir la situation antérieure. » Autrement dit : « La connexion de l’individu singulier avec tous (...) a atteint un tel degré de développement que sa formation inclut déjà en conséquences, simultanément, les conditions de transition permettant d’en sortir [18]. » Mais cette issue possible n’est nulle¬ment ici énoncée comme inéluctable. Et, c’est, au fond, dans le même esprit que Marx explique longuement que l’aliénation n’est pas naturelle mais historique, et qu’elle est à la fois un produit nécessaire et la condition de son dépassement [19]. Ou encore qu’il esquisse l’histoire du passage des rapports personnels de dépendance aux rapports objectifs de dépendance, d’où ressort notamment la nécessité d’abolir les seconds [20]. Ou enfin qu’il expose les conditions de possibilité du développement d’une « riche individualité » [21].
Ces conditions permettent de tracer une orientation et non de fixer une destination. Ces conditions, à la différence des causes qui permettent de prévoir des effets linéaires, permettent de circonscrire des possibles latéraux. Au quiétisme confiant dans la linéarité des effets, elles permettent d’opposer un utopisme inquiet de la latéralité des possibles. Les conditions, pourtant, n’abolissent pas la nécessité d’une rupture dont elle ne délivre pas la promesse : leurs concepts sont autant de concepts stratégiques disponibles pour une pratique transformatrice, et non des concepts téléologiques qui délivrent de son invention [22]. Et cette rupture, à son tour, n’est pensable que sous réserve que les possibilités latérales soient comprises comme des possibilités contrariées et des possibilités disruptives. La négation d’ordre social établie n’est encore que virtuelle : elle n’est jamais totalement immanente à l’histoire, scellée dans un présent en attente d’avenir. Elle dépend d’un projet qui s’empare des conditions et des contradictions qui font la possibilité réelle, unifie la multiplicité des possibles, transforme les fractures en rupture, totalise les négations partielles : elle n’est alors que l’autre nom de la Révolution et appelle le remaniement de son concept.
Aurions-nous totalement oublié Hegel en cours de route ? Une Philosophie de l’histoire qui s’efforce d’en rassembler le sens en se situant, ne fût-ce que momentanément, à sa fin est ruineuse pour toute Théorie de l’histoire qui s’efforce de la comprendre pour en modifier le cours. Sans doute la pensée de Hegel, parce qu’elle est une pensée de la présence (et non d’une évanescente actualité) s’ouvre-t-elle sur un avenir dont elle peut se proposer d’accélérer la venue. Mais elle se prive de l’invention d’un avenir inédit. Inédit ? Il s’agirait donc de penser avant que ne soit donné l’objet qu’il s’agit de penser ? Rien ne serait moins hégélien semble-t-il, tant Hegel sur ce point nous met en garde. Mais en fournissant quelques armes qui permettent de prendre le risque de ne pas ployer sous ses alarmes, et de penser dans la présence son ouverture possible sans la limiter à la prolongation de l’advenu ou à l’évocation de l’indéterminé. Ces armes sont celles d’une dialectique utopique, dégagée du concept onto-logique du possible et tournée vers son concept stratégique. Celui qui s’exprime quelquefois chez Hegel, notamment quand des « grandes situations historiques » il déclare : « C’est là justement où se produisent les grandes collisions entre les devoirs, lois et droits existant, reconnus et les possibilités qui s’opposent à ce système, le lèsent, bien plus en minent le fondement et la réalité et qui présentent aussi un contenu, pouvant paraître bon, avantageux dans l’ensemble, essentiel et nécessaire. Ces possibilités deviennent donc historiques ; elles renferment une valeur générale différente de celle qui constitue la base de l’existence d’un peuple ou d’un État ». Mais c’est pour ajouter aussitôt : « c’est un moment de l’idée productrice, un moment de la vérité qui tend et se pousse vers elle-même » [23].
Ces possibilités contrariées et disruptives n’appartiennent-elles qu’aux grandes situations historiques ou celles-ci ne deviennent-elles grandes qu’avec le déploiement des forces capables de s’en emparer ? Et quelles sont les forces qui sont dépositaires du possible et de sa valeur générale, si elles ne doivent pas se confondre avec « les grand hommes » ? Questions moins inactuelles qu’il n’y paraît.
H.M.
Source : Article publié dans Hegel passé, Hegel à venir (ouvrage collectif), éditions L’Harmattan, décembre 1995.