Des intellectuels pour petit écran ? (février 1997)
Publié ici à titre de document : résumé d’une partie de mon intervention prononcée lors de l’un des premiers débats organisés par Acrimed le 21 janvier 1997… avant le développement des chaînes d’information en continu.
La logique commerciale qui prévaut systématiquement dans les grands médias radio-télévisés et la concurrence qu’ils se livrent pour la conquête de parts de marché dictent, à travers des mécanismes précis, le contenu et les modalités de l’information, la teneur et la tonalité des débats, la diffusion et la consécration des productions culturelles. De cette logique et de cette concurrence, les conséquences les plus spectaculaires - le sensationnalisme sans contenu et l’exhibitionnisme sans retenue - ne sont que les excroissances des plus communes : le conformisme sans aspérités et le moralisme sans morale. Qu’est-ce que les intellectuels peuvent faire dans cette galère ?
S’il faut parler d’abord des grands médias radio-télévisés, c’est parce que la place qu’ils occupent infléchit les choix de la presse écrite : elle n’échappe pas aux mécanismes que la télévision rend particulièrement visibles et que quelques questions suffisent à évoquer.
Quels sont les critères de sélection des producteurs culturels, chercheurs et artistes, qui ont accès aux médias ? À quelques exceptions près, la consécration médiatique appelle la consécration médiatique ; la qualité des prestations télévisées décide de l’intérêt des œuvres ; la promotion de quelques-uns dissimule la réduction aux silence de tous les autres.
Quelles sont les modalités de la participation des intellectuels aux émissions radio-télévisées ? Installés dans un statut d’invités, ils sont exclus de tout contrôle sur leurs conditions d’expression. Conviés à tenir un rôle dans un scénario écrit d’avance et à prononcer quelques répliques dont la durée n’excède pas celle d’un écran publicitaire, ce sont les auxiliaires de présentateurs dont ils confortent la crédibilité.
Comment s’étonner si les débats ne sont que des simulacres ? La logique de l’audience transforme les controverses en conversations mondaines ou en imprécations convenues. Elle impose, conjointement, la neutralisation des désaccords au nom de la neutralité et la simulation des oppositions au nom du spectacle. Les vraies connivences et les vaines impertinences ont leurs intellectuels attitrés : ils remplissent auprès des médias les fonctions ornementales que jadis ils remplissaient surtout auprès des partis politiques.
Comment s’étonner si ces prestataires de service reconduisent non seulement des effets de séduction, mais aussi de domination ? Le sondé des micros-trottoirs et l’invité des table-ronde - l’exemplaire de l’opinion publique et le titulaire de l’opinion savante - se partagent les faveurs des présentateurs. Mais alors que le premier, préposé aux témoignages, aurait pour seule vocation d’exhiber ses plaies, le second, préposé aux expertises, détiendrait seul le pouvoir de prescrire des remèdes ...
Une simple description ne suffit pas ; l’analyse doit être précisée : pour définir une politique concertée, unissant aux journalistes qui tentent de résister aux formes et aux formats imposés, les chercheurs et les artistes qui n’ont pas renoncé à leur fonction critique.
Henri Maler
Paru dans Le Bulletin n°2 d’Acrimed et publié sur le site d’Acrimed.
Voir aussi ici même : « Des intellectuels pour quoi faire ? » (1996)