Émancipation I. Démocratie, révolution, émancipation (1)
Cette contribution a été publiée dans un cahier intitulé Émancipation et sous-titré Petits essais de marxologie tatillonne en marge de quelques bouquins récemment parus [1]. Voir enfin d’article les circonstances et le sommaire de sa publication.
À propos du livre de Jacques Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels [2]
Je me suis proposé dans les pages que j’ai rédigées en compagnie de ton livre (dont je mentionne les pages entre parenthèses) d’engager une discussion : certainement pas de dresser un inventaire des divergences qui, si elles existent, ne peuvent apparaître qu’au terme (toujours provisoire) d’un échange. Il m’est d’autant plus facile de ne pas préjuger d’éventuelles divergences que non seulement j’ai beaucoup appris en te lisant (ce qui n’est déjà pas mal…), mais je suis assez convaincu des quatre idées-forces de ton livre :
– Le rapport problématique entre démocratie et révolution, particulièrement quand la révolution sociale est inscrite dans le processus de révolution permanente
- L’importance de la distinction (du « clivage ») entre le continent et le monde anglo-saxon ;
- L’importance des « innovations » d’Engels ;
- L’ampleur des modifications introduites par l’interprétation de Lénine.
En revanche, il me semble que Marx et Engels ne sont pas parvenus à penser de façon satisfaisante les formes de la domination politique du prolétariat et les formes de l’émancipation sociale. Ce ne sont évidemment pas les défaillances des « solutions » proposées que je mets en question (et encore moins leur inactualité éventuelle), mais la façon même de poser les questions qui, si nous devions la reconduire, risquerait de nous abandonner à nos impasses. Bref, la question que je te soumets est la suivante : avec quel Marx nous est-il encore possible de penser [3] ?
Dans ce qui suit, il m’arrive souvent
- de reprendre (à ma façon et sans toujours le signaler) ce que tu dis toi-même : c’est évidemment le moyen de m’approprier ton commentaire et non de te l’opposer selon une technique fort en usage qui consiste à répéter ce que dit un auteur, comme si on l’avait découvert sans lui, et de faire valoir cette répétition comme une objection.
- de remettre en chantier mes propres tentatives d’éclaircissement antérieures : c’est bien sûr un effort de les poursuivre et de les rectifier et non de t’opposer une vérité qui serait déposée dans mes œuvres incomplètes [4].
br>« Une pensée foncièrement démocratique » ?
J’avoue avoir été initialement dérouté par ton interrogation sur le caractère démocratique ou pas de la pensée de Marx : l’alternative que tu exposes entre des interprétations dont les présupposés méthodologiques eux-mêmes me semblent inconciliables me semble peu pertinente. Non que cette confrontation soit sans intérêt, bien évidemment. Mais toute tentative d’arbitrage suppose une clarification conceptuelle et une clarification historique que je ne trouve pas toujours nettement indiquées dans ton livre. On peut en effet soulever deux questions ou cette même question sous deux angles :
- À quel concept de la démocratie mesurer la pensée de Marx ? S’agit-il du concept marxien de démocratie ? Il faudrait alors qu’il soit relativement stabilisé : ce qui est loin d’être sûr. Ou s’agit-il d’un concept importé de l’extérieur ? Il faudrait alors qu’il soit identifiable.
Marx, me semble-t-il, fait travailler deux concepts distincts de la démocratie : un concept philosophique et un concept politique qui reposent tous deux sur le principe de la souveraineté du peuple. Selon le premier concept, la démocratie, comprise comme autodétermination du peuple, se confond avec l’essence communautaire de l’homme qui s’accomplit avec la vraie démocratie : c’est lui qui est à l’œuvre dans le manuscrit de 1843 (Critique du droit politique hégélien) [5] ainsi que dans la lettre à Ruge de mai 1843 [6]. Selon le second concept, la démocratie désigne une forme d’État qui, dans le cas de l’État représentatif moderne, conjugue le suffrage universel et la suprématie du pouvoir législatif qui en est issu. C’est cette démocratie que vise Marx, je crois, quand, dans le manuscrit de 1843, il parle de la République.
- À quelle perspective historique mesurer cette évaluation ? Aux formes de l’État représentatif que Marx rencontre en 1842-1848 ou à celles auxquelles son expérience théorico-politique le confronte après 1848 ? Le contexte historique est en effet - comme tu le soulignes à plusieurs reprises - décisif. Et il n’est pas toujours possible d’établir avec toute la clarté souhaitable à quelle démocratie historiquement située il fait référence [7].
En tout cas, je crois que pour mesurer Marx à lui-même, en une sorte de lecture interne, il faut parcourir systématiquement son travail « dans le sens de la marche » (comme tu le fais pp. 301-304). Je partirai cependant, pour suivre ton texte, des thèses de 1847-1848 (quitte à remonter la chronologie pour tenter de les éclairer)
1. Démocratie et domination politique du prolétariat
Marx et Engels soutiennent, dans les écrit de 1847-1848, que la conquête de la démocratie est appelée à coïncider, directement ou indirectement, avec la domination politique du prolétariat. Ils ne se bornent pas, du moins dans un premier temps, à affirmer que la première est favorable à la seconde, mais que la conquête de la démocratie rend la domination du prolétariat inéluctable.
Delà, au moins, deux questions :
- Première question : Qu’est-ce qui permet d’affirmer que la conquête de la démocratie peut coïncider avec la conquête de la domination politique du prolétariat ?
- Deuxième question, donc : Qu’est-ce qui permet d’affirmer que la conquête de la démocratie doit coïncider avec la conquête de la domination politique du prolétariat ?
1.1. Une conséquence possible de la conquête de la démocratie ?
La réponse à la première question est comprise dans deux affirmations liées, que l’on peut cependant distinguer :
- La conquête de la démocratie consiste d’abord (et même essentiellement) dans la conquête du suffrage universel [8]. Cette conquête est très tôt comprise par Marx comme essentiellement révolutionnaire. Dans la Critique du droit politique hégélien (que tu cites p. 15, note 4), l’exigence du suffrage universel coïncide avec l’exigence de dissolution conjointe de l’État politique et de la société civile : une dissolution qui ferait place à la « vraie démocratie ». Dans la lettre à Ruge de septembre 1843, la généralisation du système représentatif (je comprends : par l’extension du droit de suffrage) équivaut à son dépassement [9]. Bref, la transformation de la société en une véritable « communauté » : celle de l’État démocratique (par opposition à l’État politique), comme on peut le lire dans la lettre à Ruge de mai 1843 [10]. Cette démocratie-là ne tardera pas, au prix de modifications notables, à prendre le nom de communisme. Dans cette perspective en effet l’émancipation politique n’est qu’une forme partielle de l’émancipation, mais que sa généralisation coïncide avec l’exigence de cette émancipation humaine (Sur la Question juive), avant même qu’il soit question de la domination du prolétariat.
- La conquête du suffrage universel - et plus généralement de la démocratie représentative - est favorable à la domination du prolétariat (dès qu’il est question de celle-ci). Cette thèse reste relativement constante, même si Marx et Engels seront amenés à préciser que le suffrage universel doit être assorti des conditions sans lesquelles ce suffrage serait illusoire [11]. En ce sens conquête de la démocratie et domination politique du prolétariat sont liées, voire équivalentes. Tel est le sens, comme tu le relèves, des positions de Marx et d’Engels de 1845 à 1848 (p. 32-36, 302-304) et cela reste, pour l’essentiel inchangé de 1848 à1852 au moins (p. 309-316). : Marx et Engels ne cesseront de soutenir que la démocratie (ou la République démocratique) est la forme la plus favorable à la conquête du pouvoir par le prolétariat.
Mais que la démocratie soit favorable n’implique pas que la domination du prolétariat soit, avec sa conquête, inéluctable. C’est pourtant une thèse qu’il arrive à Marx et Engels de soutenir.
1.2. Une conséquence nécessaire de la conquête de la démocratie ?
La conquête de la démocratie, quels que soient les moyens auxquels elle doive recourir, ne vise pas seulement à conquérir les conditions les plus favorables à la domination du prolétariat, elle rend cette domination inéluctable. C’est la thèse que Marx et Engels soutiennent avant les révolutions de 1848 : « Dans tous les pays civilisés la démocratie a pour conséquence nécessaire la domination du prolétariat et cette domination est la première condition de toutes les mesures communistes » [12].
La révolution « commencera par établir une Constitution démocratique, c’est-à-dire directement ou indirectement, la domination politique du prolétariat ». « C’est-à-dire » doit se comprendre non seulement comme une équivalence, mais comme une nécessité inéluctable. C’est ce que confirme l’hypothèse la moins favorable : quand la domination résultera « indirectement » de la conquête de la démocratie : « Ce qui nécessitera peut-être une seconde lutte, mais ne peut se terminer que par la victoire du prolétariat » (Engels, Les Principes du communisme, 1847 [13]).
C’est cette même thèse que l’on retrouve plus tardivement [14]. En ce qui concerne le monde anglo-saxon, certains textes suggèrent que la conquête du suffrage universel mettrait la classe ouvrière en position favorable (p. 314-315). D’autres sont plus affirmatifs : « (…) suffrage universel est synonyme de pouvoir politique pour la classe ouvrière d’Angleterre (…) Son résultat inévitable y est la suprématie politique de la classe ouvrière » [15]. En ce qui concerne le continent, ou du moins la France, les articles réunis sous le titre Ls luttes de classe en France, ne laissent aucun doute sur le sujet.
Ces énoncés sont, me semble-t-il, sous-tendus par deux autres thèses (qui courent dans les textes de 1843 à 1852, au moins) :
- selon la première, la monarchie constitutionnelle et/ou la république censitaire est la forme adéquate et ultime de la domination bourgeoise, notamment parce que cette forme d’État réserve le pouvoir à la bourgeoisie (et réalise ainsi une adéquation entre l’État et la classe dominante)
- selon la seconde, la démocratie est incompatible avec la domination bourgeoise, parce qu’elles sont intrinsèquement contradictoires, ainsi que Marx tente de le montrer dans Les luttes de classe en France (p.311).
Première conclusion provisoire. Ce que je veux suggérer est relativement simple. Marx est pour son temps un grand penseur de la démocratie. Mais s’il ne pose pas initialement la question des formes démocratiques spécifiquement ajustées à la domination politique du prolétariat, ce n’est pas seulement par ce qu’il n’a pas encore pris la mesure de l’obstacle constitué par la machine bureaucratique (rectification de 1872), c’est parce qu’une même conception de l’histoire le conduit à penser à la fois qu’une seule forme d’État est pleinement adéquate à la domination bourgeoise et qu’il n’y a pas lieu de réfléchir particulièrement à la forme politique de l’émancipation du prolétariat. J’y reviendrai.
Quoi qu’il en soit, il me semble indéniable que la pensée de Marx est prisonnière des illusions de la Révolution permanente, telle qu’il la pense après 1848 et des imprécisions du concept de dictature du prolétariat. C’est sur cette double butée que selon toi (si je t’ai bien compris) viendrait échouer provisoirement la pensée démocratique de Marx.
2. Démocratie et Révolution permanente [16]
Comme cela arrive souvent dans l’œuvre de Marx et Engels, l’idée de révolution permanente appliquée au passage de la domination de la bourgeoisie à la domination du prolétariat apparaît avant que la notion ne prenne cette signification. C’est ce que tu suggères, si j’ai bien compris, quand tu cites (p. 321), le texte d’Engels qui envisage, en Allemagne et en France, la succession de deux luttes. Mais, outre les problèmes que tu analyses, deux autres que tu ne mentionnes pas (sauf distraction de ma part) méritent qu’on si arrête :
- Quelle est la modalité de l’enchaînement entre les deux étapes de la révolution ou de la transcroissance de la révolution ?
- Quel est le statut du concept de révolution permanente ?
2.1. Une enchaînement inévitable ?
Que sous le concept de Révolution permanente l’on désigne l’enchaînement de deux étapes relativement distinctes ou la transcroissance de la première dans la seconde, cet enchaînement et cette transcroissance sont compris comme inévitables.
Avant même que le concept de révolution permanente ne soit transposé de son « usage historiographique » à son « usage politique », la cause est entendue, du moins en ce qui concerne l’Allemagne. Dès 1844, dans l’Introduction à la critique du droit politique hégélien, la thèse de l’impossibilité d’une révolution purement politique en Allemagne, en raison de l’impuissance de la bourgeoisie, permet de postuler que le prolétariat prendra directement en charge l’émancipation humaine. La signification attribuée au soulèvement des tisserands silésiens conforte cette affirmation. Et quand en 1847, Engels présente la conquête de la démocratie comme une nécessité qui mène, dans ce même pays, indirectement à la domination du prolétariat, il ne fait, me semble-t-il, que prolonger la thèse antérieure.
Les jeux sont faits : la révolution permanente traduit l’incapacité de la bourgeoisie soit de conquérir la démocratie soit d’asseoir sa domination sous cette forme d’état. Et cette équivoque est confortée par la suivante.
2.2. Stratégie politique ou processus historique ?
Ce qui précède permet de l’entrevoir : la révolution permanente n’est pas le concept d’une stratégie politique, mais le concept d’un processus historique. La révolution permanente n’est pas une stratégie : non seulement le terme de « stratégie » est absent du vocabulaire de Marx (comme il l’est à son époque du vocabulaire politique), mais la perspective correspondante est comme neutralisée. La notion de révolution permanente n’est pas celui d’une stratégie requise, mais d’une histoire promise. L’impératif stratégique est dévoré par la nécessité historique. La révolution permanente est l’objet d’une « déclaration » (p. 322) et non d’une prescription.
Deuxième conclusion provisoire : Si le problème sur lequel tu fais porter tout le poids de ton argumentation - le devenir des institutions démocratiques conquises lors du premier moment - reste irrésolu, c’est, me semble-t-il, parce que la nécessité historique qui se porte garant de l’unité du processus dispense de le poser. Expression de la nécessité historique et déclaration de son processus, la révolution permanente est porteuse d’un contenu qui trouvera sa forme, et non d’un objectif qui exige de la penser : la dictature du prolétariat.
3. Démocratie et dictature du prolétariat [17]
Le concept de dictature du prolétariat, aussi rare que soit son emploi, fonctionne dans une si grande variété de registres qu’il y tout lieu de douter qu’il soit un véritable concept. C’est une formule algébrique redoutable susceptible de recevoir (chez Marx déjà, pour ne rien dire de la postérité) les significations les plus diverses [18].
Quelques remarques, sous forme - une fois encore - de deux questions :
- Quel est le statut du concept de dictature du prolétariat ?
- Quelle est la signification du concept de dictature du prolétariat ?
3.1. Concept stratégique ou concept téléologique ?
Force est d’admettre que le statut de la perspective de la dictature du prolétariat est loin d’être limpide puisque ce concept se présente à la fois comme un concept stratégique (qui renvoie à un objectif indispensable) et comme un concept téléologique (qui renvoie à un avenir inéluctable) [19]. Il indique une cible et certifie qu’elle sera atteinte. Comment et sous quelle forme ? Cela devient évidemment secondaire, surtout, quand on se demande, comme tu le fais, quelle est la compréhension exacte de ce concept ambigu.
3.2. Concept « substantiel » ou concept « nu » ?
C’est à la fois un concept distinctif (qui oppose à la signification ultime de la domination politique de la bourgeoisie la signification transitoire de la domination politique du prolétariat) et un concept normatif (qui renvoie aux conditions d’exercice de la domination politique du prolétariat). Du moins est-ce ainsi que je comprends la distinction que tu proposes (p. 22, 143, 327-328) entre le concept substantiel (qui renvoie au contenu socio-politique de cette domination) et le concept nu (qui renvoie à sa modalité).
Le premier concept - le concept « substantiel » - se laisse potentiellement rabattre sur celui de suprématie ou de domination politique que l’on trouve dans le Manifeste et dans d’autres textes (p. 22). Mais il laisse ouverte au moins une alternative : domination exclusive ou pas ? Le second concept – le concept « nu » - referme cette alternative (note 19 p. 40) : Que serait une dictature exercée conjointement par plusieurs classes ? Mais il en ouvre au moins deux autres : dictature centralisée ou pas ? Dictature violente ou non ? Entre ces deux « pôles », un usage polémique. Ainsi dans Les luttes de classe en France, le concept de dictature du prolétariat est à plusieurs reprises associé/opposé à celui de dictature de la bourgeoisie. Le terme de dictature semble alors désigner une domination exclusive et la notion de « dictature de classe » appelé à rendre compte de la domination exclusive d’une classe contre toutes les autres.
Troisième conclusion provisoire : Le « concept » de dictature du prolétariat ne propage que de maigres lueurs. Mais cela ne tient pas seulement, me semble-t-il, à sa propre obscurité.
En effet, si la nécessité historique qui se porte garant de l’établissement de la dictature du prolétariat laisse ouvertes toutes les possibilités s’agissant de son contenu précis, il n’y pas lieu de s’étonner qu’elle dispense de s’interroger précisément et préalablement sur la forme que pourrait prendre cette dictature. De là des imprécisions qui ne seront jamais totalement dissipées, non seulement sur les modalités d’exercice, mais surtout sur la forme et le contenu de cette dictature :
- sur la forme : après les textes antérieurs aux révolutions de 1848 qui précisent que la forme de la domination politique (et non de la dictature) sont des formes démocratiques, il faut attendre La Guerre civile en France (qui pourtant ne parle pas de dictature) pour que la forme soit enfin évoquée et l’ « Introduction » d’Engels de 1891 pour qu’une forme soit attribuée explicitement à la dictature du prolétariat ;
- sur le contenu : dans tous les cas, il semble bien que le contenu de cette forme désigne la classe politiquement dominante et non son œuvre d’émancipation sociale, à l’exception notable cette fois de La Guerre civile en France (où le concept lui-même est absent) ;
- sur la forme d’un contenu : dans tous les cas le « concept » n’est jamais connecté directement au contenu social de la transformation révolutionnaire et très tardivement à son contenu politique (ou institutionnel).
Entendons-nous bien, une fois encore : ce qui est en question, ce ne sont pas des approximations ou des erreurs d’appréciation, mais la structure d’une argumentation qui rend difficilement pensable ce qu’elle s’efforce de penser.
Ta question initiale - que deviennent les conquêtes de l’étape démocratique lors de la phase ultérieure ? - gagne évidemment en consistance (du moins, à mes yeux) quand, après l’avoir rappelée, tu précises : « La question, c’est que, avec ou sans violence, il importe qu’on sache quelle est la forme politique du bouleversement socialiste » (p. 164). Dès lors que le problème est formulé en ces termes, je peux mettre mon travail à l’épreuve du tien (et réciproquement) et relancer ma propre réflexion. Sans annexions forcées : du moins je le crois.
Soit donc le point de départ suivant : la question de la démocratie chez Marx dépend moins de la question des modalités de la révolution (ou de la prise du pouvoir) - violente ou pacifique - que de la question des formes d’exercice de la domination politique (ou de la dictature) du prolétariat.
Se posent alors les questions suivantes : Les réponses de Marx-Engels sont-elles satisfaisantes ? Sinon, pourquoi ? Et plus précisément : quelles sont les apories ou les butées de leur mode de raisonnement ?
Tu soutiens qu’il existe chez Marx une véritable pensée des institutions. Mais force est de constater, me semble-t-il, que si l’on trouve chez Marx une analyse critique des institutions de l’État moderne (et des outils qui permettraient d’approfondir et de préciser cette analyse), il n’en va pas de même en ce qui concerne les formes d’exercice de la domination politique du prolétariat et des formes politiques de l’émancipation sociale. À deux réserves près (si l’on excepte les quelques indications que l’on peut trouver dans les textes contemporains du Manifeste), deux tentatives décisives, il est vrai : l’analyse de la Commune de Paris ; les propositions d’Engels sur la République démocratique.
Or non seulement ces analyses sont tardives, mais elles demeurent fort problématiques. Elles sont tardives : tu en conviens toi-même quand tu écris que « le vide formel catastrophique qu’on reproche au marxisme en matière d’institutions politiques a disparu » (p. 162) … en 1891. Elles sont problématiques : et cela tient moins à leur imprécision ou à leur inachèvement (p. 162), qu’à la place qui leur est accordée et à la structure de l’argumentation qui les sous-tend. Tu mentionnes toi-même les problèmes (il est difficile de te prendre en flagrant délit de négligence…), mais il me semble que tu ne leur accordes pas toute l’importance qu’ils méritent.
Deux questions se posent alors :
- Pourquoi la question des formes politiques de la dictature du prolétariat sont-elles si longtemps négligées ?
- Dans quelle mesure cette question, quand elle est traitée, l’est-elle de façon adéquate ?
1. Quand le contenu l’emporte sur la forme
1.1. La forme longtemps négligée
a) Les embardées de la critique de l’utopie
On peut détecter dans la critique des utopies par Marx, deux critiques des anticipations de l’avenir, souvent enchevêtrées, mais potentiellement distinctes : une critique de l’anticipation imaginaire du contenu (en l’absence des conditions historiques qui le rendent réalisable) et une critique de l’anticipation doctrinaire des formes (quand ces formes sont prescrites en dehors du mouvement historique qui pourrait les faire naître). Tout le poids de la critique de Marx porte précisément sur ces prescriptions doctrinaires, qu’il s’agisse des formes sociales de l’émancipation ou sur des formes politiques de l’émancipation sociale [20]. À l’invention doctrinaire individuelle, Marx oppose immédiatement la production historique immanente : du même coup la détection théorique des formes possibles devient une exigence subalterne et l’invention collective de ces formes un processus impensable [21]. Tout ce passe comme si Marx se laissait emporter par sa critique (légitime) de formes utopiques du socialisme et du communisme au-delà de ce qu’exige cette critique [22].
Mais cette remarque serait insuffisante, si on ne la rapportait pas à une seconde équivoque.
b) La tentation de la promesse
Marx tente de démontrer la nécessaire possibilité du communisme (la nécessité de la révolution, de la dictature du prolétariat, de la transition et du communisme), en cédant à la tentation d’en promettre la nécessaire effectivité : il s’agit d’une équivoque majeure, lourde de conséquences [23].
En particulier de celle-ci : si l’histoire se porte garant de ce que l’action des hommes (et non l’histoire elle-même) … ne manquera pas d’accomplir, il devient secondaire de réfléchir aux formes de cet avenir promis et inutile, voire néfaste d’en attribuer la préparation et l’accomplissement à une invention collective des acteurs de l’histoire.
Cette histoire tutélaire, portée par une dialectique de la réalisation de l’essence, travaille d’abord dans le sens de la domination bourgeoise, dont Marx et Engels ne cessent de scruter la forme adéquate et ultime. Il est vrai qu’ils ne cessent de s’interroger sur la trajectoire, différenciée selon les pays, des formes de domination politique de la bourgeoisie : les formes d’État propres à cette domination. Mais quelle que soit la pertinence - et elle est grand e- de leurs analyses concrètes de ces formes de domination, elle est souvent prisonnière d’une conception de l’histoire qui en mine la fécondité.
On ne peut se borner, me semble-t-il, à relever comme l’effet de simples « flirts » avec la dialectique hégélienne, l’insistance d’une thématique de la forme adéquate et ultime de la domination politique de la bourgeoisie où celle-ci, parvenue à son terme et à son comble, préparerait d’elle-même son renversement. Or tout se passe comme si Marx et Engels ne cessaient de tenter de repérer cette forme ultime.
- Dès le manuscrit de 1843 (la Critique du droit politique hégélien) , Marx conçoit l’État représentatif moderne comme la forme ultime de l’aliénation politique et la République comme la négation de l’aliénation dans le cadre de l’aliénation. En conséquence, la monarchie constitutionnelle et/ou la République censitaire est bien le comble de l’aliénation et de l’adéquation de l’État à la domination bourgeoisie : au point que la conquête de la démocratie politique ou de la République démocratique, en niant cette aliénation et cette adéquation, sera ultérieurement présentée comme forme le cadre de la domination du prolétariat ;
- Puis, comme le montrent certaines formulations que tu relèves, Marx et Engels pensent la République démocratique comme la forme adéquate et ultime de la domination bourgeoise et, donc parce qu’elle est ultime, la forme adéquate à la bataille ultime entre le prolétariat et la bourgeoisie (p. 101, 105-108) ;
- Enfin, l’Empire apparaît comme la forme ultime de la domination bourgeoisie qui voit se dresser face à elle son antithèse : la Commune de Paris
On pourrait penser que cette figure du raisonnement - l’anticipation du contenu de l’émancipation qui dispense d’anticiper sur les formes qui permettraient de l’accomplir - ne correspond qu’à une provisoire de la pensée de Marx-Engels, comme le suggère Engels (p. 161). Mais on en trouve l’expression très tardivement, bien au-delà des rectifications d’Engels, ainsi que tu le relèves toi-même (p. 154-155) quand Engels reprend à son compte l’affirmation de Bovio selon laquelle « la nuova sotanza, la nuova idea si creera da stessa la forma et la produrra dal proprio fondo » [24].
1.2. La forme enfin trouvée ?
a) De la forme enfin trouvée …
À mes yeux, le point le plus discutable de ton livre, du point de vue même des questions que tu soulèves, tient, me semble-t-il, dans le défaut de prise en compte détaillée de l’analyse de Marx dans La Guerre civile en France. J’y reviendrai plus loin.
Ce texte génial - adjectif réservé à un usage très sélectif - est en même temps, à mes yeux, un texte paradoxal : Marx pense enfin la forme politique de l’émancipation du travail, mais sur fond d’une argumentation qui la rend impensable, puisque cette forme surgit comme une antithèse de la forme réputée ultime de la domination bourgeoise (et de la montée en puissance de la bureaucratie) : l’Empire. Là encore, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un simple « flirt » avec la dialectique … ou alors c’est un flirt très poussé [25].
b) … À la forme introuvable
Force est de constater que Marx, après 1872, n’a pas poursuivi le travail entrepris avec l’analyse de la Commune de Paris. 1872-1885 : 13 ans de silence sur la forme de la domination politique du prolétariat, c’est long !
Tu relèves toi-même que dans la Critique du programme de Gotha la forme enfin trouvée « n’est pas rappelée » (p. 143). En revanche, si tu soulignes la portée de la question soulevée par Marx sur les fonctions de l’État qui se maintiendront dans une société communiste, tu omets de signaler que Marx, dans ce même texte, se refuse explicitement à se prononcer sur ces fonctions, comme il se refuse explicitement à se prononcer sur les formes de la dictature du prolétariat (p. 144) [26]. Ces refus me semblent fondés sur une conception de l’histoire qui, sous couvert d’ascèse anti-utopique, laisse sans doute « ouvert le champ des possibles », mais un « champ des possibles » trop ouvert, y compris aux pires d’entre eux (note 8, p. 172).
2. Quand la forme est enfin redécouverte
Si toutes les remarques qui précèdent ne sont pas totalement dénuées de fondement, elles incitent à infléchir quelque peu les interrogations sur les « innovations » d’Engels.
Je n’écrirais plus aujourd’hui exactement ce que j’écrivais en 1992 avant de t’avoir lu. Aux « dérobades de Marx » ne succèdent pas, à proprement parler, les « reculades d’Engels » sur lesquelles je m’interrogeais [27] : plutôt « deux pas en avant, un pas en arrière ». En effet, ce que ton commentaire invite à comprendre, ce sont plutôt des tentatives d’Engels de penser une tactique politique qui ne soit pas immédiatement indexée sur une nécessité historique inéluctable et de réfléchir à des formes politiques adéquates sans se défausser sur une promesse de mariage aléatoire entre la perspective générale de l’émancipation et les circonstances historiques particulières. Force est de constater qu’Engels pose - enfin ! - les problèmes d’une stratégie et d’une tactique ajustées à des circonstances historiques saisies à un niveau suffisant de généralité, et non à une histoire généreuse qui, à défaut d’être automate, remplirait des fonctions tutélaires.
Tout ce passe comme si Engels tentait de relever le défi suivant : comment repenser la forme de la domination politique du prolétariat dans un cadre théorique et historique différent de celui que Marx mettait en œuvre dans La Guerre civile en France ?
2.1. D’une République décentralisée à l’autre
Plusieurs rectifications jalonnent la redécouverte de la forme de la dictature du prolétariat. Je commence par une rectification que je crois décisive et que tu ne mentionnes pas comme telle.
a) La rectification de 1884 (pp. 246-248)
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte Marx affirmait déjà que « le renversement de la République parlementaire contient en germe le triomphe de la révolution prolétarienne qui « perfectionne d’abord le pouvoir parlementaire, pour pouvoir le renverser ensuite » et qui « ce but une fois atteint, (…) perfectionne le pouvoir exécutif » [28].
Marx, dans La Guerre civile en France poursuit dans le droit fil de ce raisonnement en affirmant que le régime impérial est « la seule forme de gouvernement possible à une époque où la bourgeoisie avait déjà perdu - et la classe ouvrière n’avait pas encore conquis - la capacité de gouverner la nation ». Ainsi, « le régime impérial est (…) la forme ultime de ce pouvoir d’État » que la société bourgeoise a fait naître et qui a permis à la bourgeoisie d’asservi le travail.
Pourtant l’instauration de la IIIe République et sa stabilisation mettent en évidence des ressources insoupçonnées. La bourgeoisie semble avoir plus d’un trésor politique dans son sac. La République parlementaire n’apparaît plus comme une forme d’État transitoire. Engels présente alors l’Empire comme une exception à la règle : ce raisonnement n’est guère convaincant, mais il a au moins l’avantage de replacer la IIIe République dans une histoire moins « dialectique » et plus ouverte.
b) La rectification de 1885 ? (p. 111-113)
La rectification de 1885 invite à réévaluer la thèse de la poursuite par la Révolution française de « l’œuvre commencée par la monarchie absolue » [29]. Elle est en effet décisive.
Mais, quitte à me montrer plus tatillon que nécessaire, je crois utile de signaler qu’il n’est pas tout à fait exact qu’Engels « révise complètement » la thèse antérieure ». (p. 110). En effet, c’est dans le cours même de la rédaction de La Guerre civile en France que l’on peut suivre une sérieuse évolution, en deux essais de rédaction avant la rédaction finale. [30]. Je résume, au lieu de citer intégralement comme il faudrait le faire :
- Le premier essai de rédaction présente la constitution d’un appareil d’État centralisé comme l’œuvre de la monarchie absolue et affirme que la première révolution française a poursuivi l’œuvre entreprise [31].
- Le second essai de rédaction souligne au contraire que la Révolution française, en balayant les places fortes locales du féodalisme, « prépara socialement le terrain pour la superstructure d’un pouvoir d’État centralisé (…) » [32].
- La rédaction finale reprend à peu près la même idée mais, au lieu d’effacer le rôle du premier Empire (comme dans les versions précédentes), elle souligne que « l’édifice de l’État moderne fut édifié sous le premier Empire » [33].
Cette précision n’annule en rien la valeur de la « rectification » d’Engels : elle permet au contraire de cerner ce qui fait son originalité : une ébauche d’analyse des formes d’auto-administration pendant la Révolution.
c) La rectification de 1891 (p. 127-136)
Il me semble que pour prendre la mesure de cette « rectification », il faut commencer par indiquer l’importance qu’il faut accorder à l’ » Introduction » à La Guerre civile en France, rédigée la même année.
- L’ « Introduction » à La Guerre civile en France
Sur la question qui nous occupe, trois points doivent être signalés (que tu ne mets pas assez en valeur, me semble-t-il, dans ton propre commentaire, pp. 142). D’abord, l’effacement de la dialectique des formes d’État proposée par Marx est – implicitement – confirmé. Ensuite, l’insistance sur la destruction de l’ancien appareil d’État et les mesures antibureaucratiques reprend, ne serait-ce que partiellement l’analyse de Marx. Enfin, la mise en parallèle de la fédération des communes et de la fédération des coopératives esquissée par Marx est suggérée.
L’essentiel semble donc sauvegardé. Mieux : la démarche d’Engels, s’agissant des États-Unis, me paraît beaucoup plus tranchée que tu ne l’indiques. Je la lis ainsi : même dans la République démocratique la plus décentralisée et la moins militarisée, la bureaucratie politique est tellement envahissante qu’elle doit être neutralisée/abolie par l’adoption de deux mesures essentielles retenues par la Commune de Paris : le suffrage universel appliqué à toutes les responsabilités, la rétribution limitée des élus.
- La critique du programme d’Erfurt
Comparée à l’ « Introduction », la critique du programme d’Erfurt apparaît comme notablement en retrait. Aucune des innovations de la Commune, à commencer par celles qu’Engels met en valeur la même année, ne figure dans cette critique : ni les mesures antibureaucratiques spécifiques de la Commune, ni la mise en parallèle de la fédération des communes et de la fédération des coopératives. Que signifie alors la référence exclusive à la Révolution française ? Elle prolonge et conforte sans doute la rectification de 1885 qui lui a ouvert la voie, mais relativise du même coup la nouveauté et la portée de la Commune.
Comment comprendre ce retrait ? Deux explications sont concevables :
- une explication tactique : le retrait se justifierait par les particularités de la situation allemande et les tâches spécifiques des communistes allemands. En Allemagne et pour les communistes de ce pays, l’établissement d’une République démocratique constituerait un progrès décisif, du moins si cette République répondait aux deux conditions posées par Engels : « la revendication de la concentration de tout le pouvoir politique dans les mains de la représentation du peuple ”, la décentralisation sur le modèle de la Révolution française. Mais l’absence de toute référence à la Commune de Paris ne peut pas s’expliquer uniquement par le sens des opportunités et de la tactique, la prudence ou le réalisme. Reste alors une seconde explication
- une explication théorique : la sous-estimation de la portée stratégique du « modèle » de la Commune de Paris.
Conclusion provisoire : Tout se passe comme si, paradoxalement, la rectification de 1872 était à la fois renforcée et affaiblie par les rectifications d’Engels. Elle est renforcée dans la mesure où la nécessité de briser la machine bureaucratique de l’État est confirmée, sans qu’il soit nécessaire de faire référence à l’Empire (et à son antithèse ultime) ; elle est affaiblie dans la mesure où la République de 1792 et la Commune de Paris sont données comme essentiellement identiques.
L’enjeu de la rectification est à la fois historique et théorique.
- Sur le plan historique, tout se passe comme si Engels inscrivait la Commune de Paris comme terme d’une période historique ouverte par la Révolution française, alors que Marx dans La Guerre Civile en France la présente comme ouverture d’une nouvelle période historique.
- Sur le plan théorique, tout se passe comme si Engels inscrivait la Commune de Paris dans une logique d’achèvement de la Révolution française, alors que Marx l’inscrit dans une logique de montée en puissance de la révolution prolétarienne. Cette rectification théorique équivaut à une opération à somme nulle (ou à un jeu de qui perd gagne) : ce qui est gagné en rupture avec la dialectique tutélaire d’une Révolution poussant à son comble une aliénation politique avant de se poser en antithèse de sa propre négation est partiellement perdu au « bénéfice » d’une histoire linéaire qui efface la spécificité des insurrections prolétariennes du XIXe siècle.
La confrontation entre les deux textes de 1891 laisse penser que la 1ère République et la Commune sont équivalentes par leur forme comme par leur contenu : toutes deux sont des formes de la dictature du prolétariat.
2. 2. Des formes équivalentes ?
La République communale et la République démocratique « débureaucratisée » apparaissent dès lors comme deux formes équivalentes, mais très exactement dans la mesure où la Commune est pensée comme une variante de la République démocratique inaugurée sous la Révolution.
L’analyse des formes d’auto-administration pendant la Révolution est confirmée, semble-t-il, par l’historiographie contemporaine. Et, bien qu’Engels ne recoure pas à cette hypothèse, il est vraisemblable qu’une certaine continuité dans la composition de classe de la Commune et dans l’esprit des Communards permette de présenter la Commune elle-même comme une reprise de la Révolution fondatrice. La réinterprétation de la Commune de Paris comme confirmation/achèvement de l’œuvre de la Révolution est sans doute partiellement adéquate historiquement, mais laisse perdre la nouveauté de l’expérience de la Commune. Là où Marx tente de penser une forme nouvelle du pouvoir public, Engels parle de donner une forme nouvelle au vieux pouvoir d’État (p. 125)
En tout cas, rien ne justifie qu’Engels puisse écrire, sans autre précision significative, que la République démocratique est « la forme spécifique de la dictature du prolétariat, comme l’a montré la grande Révolution française », surtout si l’on ne retient du « modèle » de la 1ère République que la décentralisation administrative [34]. Quelle est, en effet, cette République débureaucratisée à laquelle songe Engels ? Force est de constater, si l’on s’en tient aux extraits que tu cites, qu’Engels met en avant l’autonomie administrative qui résulte d’une décentralisation de l’appareil d’État. (p. 124-125). Il en va de même des textes suivants (p.134-135). C’est encore le rapport centralisation/décentralisation qui vient au premier plan dans la préface de La Guerre civile en France (p. 140)
Pour Marx, si la Commune est « la forme enfin trouvée » - une formule qui prête à discussion - c’est précisément parce qu’elle ne se borne pas à réactiver des formes anciennes. C’est pour cette raison qu’il renouvelle une critique déjà énoncée dans La Sainte Famille et reprise, sous une autre forme, dans Le 18 Brumaire : « C’est en général le sort des formations historiques entièrement nouvelles d’être prises à tort pour la réplique des formes anciennes (…) ».
Les exemples qui suivent cette citation sont multiples et Marx ne se réfère que partiellement à la Révolution française ; mais c’est pour suggérer précisément que la Commune est irréductible à la décentralisation girondine. Au regard des connaissances historiques dont fait état Engels (et du savoir historique acquis depuis), c’est peu. D’autres aspects de la Révolution française pourraient plaider en faveur de la thèse d’une reprise par la Commune d’une expérience antérieure. Marx pêcherait-il par ignorance ? C’est possible, mais je crois plutôt que s’il ne réfère pas le sens de la Commune à la période de la Révolution française, c’est notamment parce qu’il essaie de cerner la nouveauté de la Commune ou, plus exactement, ce qui fait sa nouveauté : elle n’est pas seulement une forme décentralisée de la République démocratique, mais la forme démocratique de la République sociale.
Ainsi, la « rectification » d’Engels menace d’engloutir quelques particularités de la Commune que Marx essaie de mettre en évidence. Parmi les principales :
- D’abord la Commune est à la fois la forme de la prise du pouvoir et la forme de son exercice : elle est la « forme positive de la Révolution contre l’Empire » [35]. « la forme sous laquelle la classe ouvrière prend le pouvoir politique (…) » [36].
- Ensuite, la Commune n’est pas une simple forme d’administration : elle n’est pas n’importe quel « gouvernement du peuple par lui-même », mais souligne Marx « le peuple agissant pour lui-même et par lui-même » [37].
- Enfin, elle est la forme politique de l’émancipation du travail : une forme politique ajustée à son contenu social, au moins potentiel. Cette émancipation dont Marx décrit les premières mesures ; ce contenu social dont il présente la forme comme une libre fédération des coopératives. Ce dernier point me semble le plus important : ce qui fait la force de l’analyse de Marx, c’est qu’il essaie dans ce texte (et pour la première fois) de penser ensemble la forme adéquate de la domination politique de la classe ouvrière et la forme adéquate de son émancipation sociale.
Peut-on tenir pour équivalentes l’expérience de la 1ère République et l’expérience de la Commune ? Il existe de sérieuses raisons d’en douter. Mais ce qui est certain (à mes yeux...), c’est que le soubassement théorique de la réflexion d’Engels est en retrait par rapport aux aspects les plus féconds du texte de Marx, en dépit de la dialectique illusoire qui le menace de caducité. En tout cas la réflexion d’Engels sur les formes de la dictature du prolétariat ne repose pas sur des fondements assurés.
2.3. Une énigme résolue ?
On peut s’en convaincre aisément quand on constate que, non seulement l’ « innovation audacieuse » de 1891 ne règle pas complètement la question, mais surtout qu’elle n’exclut pas les régressions ultérieures.
a) Elle ne règle pas complètement la question
Car la prétendue forme spécifique de la dictature de prolétariat comme le contenu social auquel elle se rapporte sont fort peu spécifiques.
- Une forme spécifique qui l’est fort peu : Engels, dans la Critique du programme d’Erfurt, ne se borne pas à prendre pour référence la forme de la 1ère République : il tente de découvrir la généralité de cette forme spécifique. Non seulement il se réfère à la 1ère République française et à l’Amérique qui, selon lui, ont démontré « comment on peut se passer de la bureaucratie », mais confirme cette démonstration par son extension, comme le « montrent encore aujourd’hui le Canada, l’Australie et les autres colonies anglaises » [38]. De proche en proche, c’est une version faible de la bureaucratie (limitée aux autorités qui émanent du gouvernement central) et donc de la débureaucratisation qu’Engels est amené à présenter.
Et si Engels prend soin de distinguer la République démocratique contemporaine de la « grande Révolution française » et la « République française d’aujourd’hui » - « l’Empire sans empereur » -, il présente cependant cette dernière comme la forme la plus favorable à une transition pacifique et graduelle [39] : ce n’est plus le contenu de la débureaucratisation, mais son processus qui tend à perdre toute spécificité.
- Un contenu spécifique qui l’est fort peu : Engels n’hésite pas à présenter la 1ère République (au même titre que la Commune) comme la forme spécifique de la dictature du prolétariat. Sans doute, cette idée n’est-elle pas totalement nouvelle, ainsi que tu le rappelles, sous la plume d’Engels. Mais elle est historiquement et théoriquement fort douteuse et, en tout cas, fort coûteuse. La domination éphémère de la Montagne et l’incursion, plus fragile encore, des « sans-culottes » ne livrent quand même pas le contenu socio-politique d’une forme qui a prévalu plus longtemps. En tout cas, à la différence notable de la Commune de Paris, ce n’est pas cette forme même qui se présentait comme la forme de l’émancipation du travail ! Que dire alors de cette forme qui transcende à ce point tout contenu socio-politique spécifique que l’on peut la repérer, en dehors de tout processus révolutionnaire, dans les Républiques constituées du monde anglo-saxon où elles sont les formes de l’exploitation du travail et de l’oppression des peuples ?
b) Elle n’exclut pas les régressions
Il arrive ainsi qu’Engels laisse entendre que le prolétariat peut exercer sa domination sans briser si peu que ce soit l’ancien appareil d’État et/ou que la domination politique du prolétariat trouvera nécessairement sa forme : Ou il s’emparera d’une forme toute faite, ou il découvrira une forme promise.
- la forme toute faite : « La république, vis-à-vis du prolétariat, ne diffère de la monarchie qu’en ceci qu’elle est la forme politique toute faite pour la faite pour la domination du prolétariat » (p. 147). Tu n’esquives pas la difficulté. Mais cet éloge de la IIIe République est pour le moins étonnant. Tu opposes, à juste titre, ce texte à la formulation de La Guerre civile en France, mais ton commentaire me semble à peine moins « laxiste » que le texte de la lettre (p. 148-149) !
- la forme promise : « la nuova sotanza, la nuova idea si creera da stessa la forma et la produrra dal proprio fondo ». (p. 156 et 388), selon l’affirmation de Bovio qu’Engels reprend à son compte. De façon générale, la réponse d’Engels à Giovanni Bovio (un texte que tu m’as fait découvrir…) est un modèle de réponse … à côté de la question [40]. Je crois qu’il faut être plus sévère (théoriquement, s’entend) que tu ne l’es (p. 155-157) quand tu fais état d’ « une certaine insatisfaction » : les motifs que tu invoques (et que je partage) nous renvoient, une fois encore aux embardées d’une critique de l’utopie qui se prévaut d’une conception de l’histoire irrecevable.
Conclusion provisoire - Il n’est que partiellement vrai que « dans les dernières années du siècle, Engels redécouvre l’importance de la forme, en politique tout particulièrement » (p. 344).
D’abord, parce qu’il n’est pas sûr que cette découverte soit vraiment une redécouverte : cela supposerait que dans une période antérieure cette réflexion sur les formes (à l’exception remarquable de la Commune de Paris) ait été amorcée. C’est encore ce que tu laisses entendre quand tu dis qu’ils transforment profondément leur théorie de la forme étatique nécessaire à l’émancipation du prolétariat (p. 126) : ce n’est, à la rigueur admissible, que si l’on considère que le Manifeste et les textes qui l’entourent proposaient avec la conquête de la démocratie une véritable théorie de la forme étatique nécessaire.
Ensuite, parce qu’il n’est pas sûr qu’elle se fonde sur un bilan complètement satisfaisant des racines théoriques des négligences antérieures.
* La question cruciale
Qu’est-ce qui en dernière analyse - et par-delà les motifs déjà invoqués - fait problème ? C’est, me semble-t-il, que la forme politique de la domination du prolétariat est ou devrait être en même temps la forme politique de son émancipation sociale.
Quelle forme de domination (politique) peut être une forme d’émancipation (sociale) ? À cette question l’histoire ne répond pas, car l’histoire est muette. Et elle restera en dépit de toutes nos tentatives de la faire bavarder sans recours à la théorie. En revanche, les voies désastreuses empruntées par l’histoire relancent, comme le montre ton bouquin, nos interrogations. Voici celles par lesquelles je termine ici : Pourquoi Marx et Engels ne parviennent-ils pas à poser dans leur juste rapport la question du contenu et des formes de la Révolution sociale et la question (seconde) de ses moyens ? Pourquoi Marx et Engels ne sont-ils pas parvenus à penser ensemble les formes politiques et les formes sociales de l’émancipation ? N’est-ce pas parce qu’il y a quelque chose qui cloche dans leur façon même de poser et d’aborder ces questions ?
Henri Maler
PS (2022 : Jacques Texier est décédé le 13 janvier 2011. Je veux dire ici, par-delà la qualité de son activité théorique, quel amical interlocuteur il fut.
Henri Maler, Émancipation - Petits essais de marxologie tatillonne en marge de quelques bouquins récemment parus, supplément à Critique communiste, revue trimestrielle de la LCR, mars 2002.
Les quelques textes réunis sous ce titre n’ont pas été rédigés, initialement, en vue d’une publication, mais en vue d’une discussion, au sein d’un groupe de travail - « Démocratie et émancipation sociale » - dont l’activité a permis de préparer une journée d’étude en juin 2001 : les contributions parues dans la revue Contretemps rendent compte de cette journée
Au sommaire :
Misère la marxologie ?
I. Démocratie, révolution, émancipation (1) :
À propos du livre de Jacques Texier : Révolution et démocratie chez Marx et Engels. Ci-dessus.
II. Démocratie, révolution, émancipation (2) :
À propos de l’ouvrage d’Antoine Artous, Marx, l’État et la politique Voir ici-même
III. Démocratie et appropriation sociale (1) :
Forme politique de la domination du prolétariat et formes sociales de l’émancipation chez Marx et Engels. Voir ici-même
IV. Démocratie et appropriation sociale (2) :
À propos du livre d’Yves Salesse, Réformes et Révolution : Propositions pour une gauche de gauche. Voir ici-même