Fragments d’analyse des médias français face à l’invasion de l’Irak
« Fragments d’analyse des médias français face à l’invasion », dans Irak : Les médias en guerre (sous la direction d’Olfa Lamloum), Arles, Editions Actes Sud, 29 octobre 2003, p. 105-141.
Lors des guerres du Golfe en 1991, du Kosovo en 1999 et d’Afghanistan en 2001, les principaux médias français avaient apporté à la propagande des grandes puissances coalisées le renfort de leur propre propagande [1]. Les menaces d’invasion de Irak n’ont pas bénéficié d’un tel renfort. La position du gouvernement français, hostile au déclenchement de la guerre aux conditions américaines et les divisions qui ont marqué les préparatifs de cette guerre ont permis à la plupart des médias français de prendre leurs distances (en toute indépendance ?) avec la propagande américaine et les médias les plus bellicistes d’autres pays. Pendant plusieurs semaines avant le 20 mars, les journalistes français ont tenté de présenter les enjeux économiques et géopolitiques de la bataille diplomatique et des perspectives de guerre, alors que les motifs invoqués lors des guerre précédentes (guerres défensives, guerres humanitaires) avaient relativisé de tels enjeux et les avaient noyés, au point de les dissimuler, dans une rhétorique indistinctement humanitaire et belliqueuse. Mais surtout la plupart des questions relatives à la légitimité et la légalité d’une guerre contre l’Irak ont été, au moins, posées. Ainsi, non sans suivisme à l’égard de la position du gouvernement français, la plupart des médias se sont gardés de soutenir le déclenchement de la guerre aux conditions américaines, quand ils n’ont pas nettement marqué leur opposition.
Mais une fois la guerre déclenchée ? Convaincus d’avoir été « exemplaires », selon le mot de Laurent Joffrin du Nouvel Observateur, lors de la guerre du Kosovo et, sans doute, encore plus, lors de celle d’Afghanistan, les principaux médias français qui s’étaient proposés d’éviter les « erreurs » de la guerre du Golfe, sont apparemment persuadés d’y être parvenus [2]. Mais l’omission de leurs errements ultérieurs suggère déjà qu’une autocritique superficielle ne pouvait permettre que de soigner les symptômes les plus visibles. C’est donc à des aspects généralement négligés que seront consacrés ces fragments d’analyse : centrés sur les premiers jours de la guerre, mais prenant en compte son issue ; sur la base d’échantillons prélevés surtout dans les Journaux télévisés de TF1 et dans les éditoriaux de trois quotidiens (Libération, Le Monde et Le Figaro) et deux hebdomadaires (Le Nouvel Observateur et Le Point) [3].
I. À la télévision : la légitimation de la guerre par son récit ?
Mercredi 19 mars, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) adresse ses recommandations « à l’ensemble des services de télévision et de radio » [4]. Il « appelle l’attention des opérateurs sur la nécessité », notamment, de « vérifier l’exactitude des informations diffusées ou, en cas d’incertitude, de les présenter au conditionnel et d’en citer la source et la date » ; de « procéder, en cas de diffusion d’informations inexactes, à leur rectification dans les meilleurs délais et dans des conditions d’exposition comparables » ; (…) de « veiller à ce qu’il ne soit pas fait une exploitation complaisante de documents difficilement supportables » ; de « ne pas diffuser de documents contraires aux stipulations de la convention de Genève sur les prisonniers de guerre (…) ». De simples conseils de prudence.
« Les sages ont-ils été entendus ? Affirmatif », déclarent des journalistes de Libération, à l’heure des bilans [5]. Et « les sages » sont plus que satisfaits. La Lettre du CSA d’avril 2003 publie un article en forme de bilan intitulé « Conflit en Irak : les médias font preuve d’une extrême vigilance » et pour Dominique Baudis, président de cette institution, la couverture médiatique de la guerre en Irak est un modèle du genre. « Indication des sources, utilisation du conditionnel quand les faits ne sont pas avérés, souci de se démarquer de toute tentative de manipulation, jamais, peut-être, une guerre n’a été couverte avec autant de rigueur », écrit-il. Un éloge pour le moins excessif et qui tait l’essentiel, car devançant et dépassant les recommandations du CSA, les principaux responsables des chaînes de télévision avaient eux-mêmes pris des engagements préventifs plus radicaux que la simple prudence : non seulement éviter les « dérapages », mais fournir une information explicative. Etienne Mougeotte, vice-président de TF1 l’affirme : « On a tiré toutes les leçons de la guerre du Golfe, où on n’avait pas assez conceptualisé l’image (..). Il faut donner du sens ». Car, précise Olivier Mazerolle, directeur général délégué chargé de l’information de France 2, « (…) la guerre c’est surtout une posture politique, et sociale, c’est un tremblement de terre dans les relations humaines et c’est ça qu’il faut traiter [6]. » Sans doute ces responsables sont-ils convaincus d’avoir tenu leurs engagements [7]. Pourtant, si les télévisions se sont efforcées de « donner du sens », on est en droit de se poser cette simple question : « quel sens la télévision a-t-elle donné à cette guerre ? ».
1. Propagande machinale : surinformation et désinformation
Les formes les plus outrancières et les plus efficientes de la propagande de guerre ne sont pas nécessairement les plus visibles. Les précautions dont les chaînes de télévision ont voulu s’entourer pour éviter les « erreurs » de la guerre de 1991, ne résistent pas face à la prétention de faire partager « la guerre en direct ». La partialité favorable à la guerre américaine [8] se niche sans doute dans les commentaires, le vocabulaire, les silences et les non-dits. Mais elle résulte plus massivement encore de la logique narrative qui gouverne la mise en mots et en images des opérations militaires. L’hostilité, certes fondée, au régime de Saddam Hussein sert de cadrage : l’ennemi étant désigné, il suffit alors de raconter la guerre pour qu’elle semble justifiée, pour peu qu’elle parvienne à jeter bas la dictature. Du même coup, le récit des opérations militaires est presque entièrement conduit du point de vue des troupes américano-britanniques : qu’il s’agisse de la puissance qu’elles déploient, des victoires qu’elles remportent ou des résistances qu’elles rencontrent. Cette légitimation de la guerre par son récit peut ne pas être intentionnelle. Elle est en tout cas – littéralement et dans tous les sens du mot – machinale : amplifiée par la fascination de la télévision pour la puissance militaire et pour sa propre puissance.
1.1. Auxiliaire du récit de guerre, cette fascination ou cette complaisance pour la puissance militaire américaine contribue à acclimater le soutien à la force et la barbarie technologique, sous couvert d’information. Ainsi, avant même le déclenchement de la guerre ouverte, la multiplication des reportages – en général complaisamment fournis ou tolérés par les armées américaine et britannique et achetées aux médias américains – sur l’entraînement des troupes, les armes et les munitions remplissent cet office. C’est encore le cas dans les Journaux télévisés la veille même des premiers bombardements sur Bagdad. Et cela ne cessera pas après. Au risque, il est vrai, que cette complaisance fascinée ne se retourne à la moindre défaite militaire des armées que, plus ou moins explicitement, on soutient. Mais c’est encore du point de vue des difficultés rencontrées par les troupes américano-britanniques, dans le vocabulaire de leurs opérations, que le récit de guerre est construit et les images de guerre sont destinées à l’illustrer quand la résistance irakienne se montre plus tenace que prévu ou espéré. Et s’il est inutile de présupposer systématiquement une intention maligne et des manipulations intentionnelles, elles se glissent, plus ou moins discrètement, dans cette construction préalable dont les effets sont démultipliés par la fascination de la télévision pour sa propre puissance
1.2. L’ampleur et la nature du dispositif mis en œuvre part les télévisions (et particulièrement par TF1), les moyens technologiques comme les équipes de correspondants et de reporters produit, presque mécaniquement, un récit ajusté aux exigences de la guerre américano-britannique. Le dispositif lui-même suppose un retour sur investissement, qu’il s’agisse des bénéfices escomptés ou des informations produites
Quelques mots sur les premiers. Pour des chaînes commerciales, les coûts du la guerre en direct sont considérables. Ils le sont d’autant plus que les publicitaires n’aiment pas les contextes violents et que l’audience reste la mesure de ce qu’il convient de montrer. Les chaînes Berlusconi en Italie ont, pour ces raisons mêmes, minoré la place accordée à la guerre dans leurs programmes. Longtemps avant le conflit, répondant à des analystes qui s’inquiétaient de la stabilité des recettes de TF1 pour 2002, dans le cas où « l’Irak serait attaqué par les USA », Patrick Le Lay, échaudé par la catastrophe industrielle de l’équipe de France en Coupe du Monde (soit 2 % en moins de CA pour la chaîne), en des termes d’une exquise délicatesse, manifestait ainsi sa prudence : « Il ne faudra pas nous en vouloir si l’US Air Force met à feu et à sang la Planète... » [9]. Le prix à payer est en effet très lourd. Selon Les Echos [10], TF1 a passé une provision de 3 millions d’euros dans le budget de la rédaction. Sans parler du coût des transmissions, c’est le prix à payer pour un effort que souligne, non sans vanité, Robert Namias, directeur de l’information de TF1, « nous avons 20 équipes entre l’Irak et les pays limitrophes, ce qui représente 80 personnes ». Quant à Olivier Mazerolle, directeur de l’information de France 2, il « reconnaît que ce genre d’événement coûte très cher, mais, précise-t-il, le surcoût sera en partie compensé (sic) par des réductions de traitement de l’information ». L’article des Echos qui livre ces informations en délivre également le sens : « les implications économiques sont importantes, mais ce type d’événement est un investissement pour asseoir sa crédibilité ». De là à subordonner la validité des informations produites, aux exigences de crédibilité de la chaîne qui les produit, le pas est rapidement franchi
Quoi qu’il en soit, le retour sur investissement suppose que le dispositif tourne à plein régime. Et c’est son usage intensif qui décide, presque de lui-même, des effets de propagande qui en résulte. La hiérarchisation, la présentation et la militarisation de l’information, comme inscrits dans l’usage même du dispositif, servent la guerre américano-britannique : machinalement. La tournée quasi obligatoire de tous les « postes d’observation », quelles que soient l’importance et la nature des informations apportées, remplace l’information vérifiée. Le sommaire du journal est comme décidé par le dispositif lui-même, au point que la rentabilisation du dispositif tient lieu de réflexion sur son usage : elle sélectionne et ordonne quasi-mécaniquement l’information ou ce qui en tient lieu.
Le journal de 20 heures sur TF1, présenté par Patrick Poivre d’Arvor, le 19 mars 2003, peut devenir désormais un exemple de référence de ce simulacre de d’exhaustivité et de ses effets collatéraux. Après l’annonce des titres du Journal, PPDA, « pour vous informer au mieux, au cours de cette session », passe en revue les reporters qui seront sollicités et dont les photos viennent s’inscrire sur une carte de la région : une mise en scène préalable de l’importance de la « couverture » effectuée par TF1, qu’un rapide décryptage permet d’apprécier : quelques reportages honorables (et parfois mieux) dans une coulée informe et insidieusement orientée…
Du côté militaire
1. L’imminence de la guerre dont « les premiers signes ont été détectés par nos envoyés spéciaux », nous vaut, pour commencer un reportage de Denis Brunetti en provenance du Koweit qui fait le point des déplacements des troupes américaines.
2. Une second reportage dresse un état de difficultés auxquelles doit faire face l’armée américaine : le tempête, l’opposition de la Turquie au libre passage de l’aviation et des troupes, le « problème » que soulève les risque de conflit entre l’armée turque et les kurdes. En dépit de ces « facteurs contrariants », comme les désigne PPDA pour parler des tempêtes de sable, « le dispositif opérationnel est en place ».
3. C’est maintenant au tour de Loïc Berrou d’expliquer, doctement, « comment devrait se dérouler les opérations ».
4. Puis Philippe Morand tente de dresser la liste des pays qui soutiennent les USA. Une liste baptisée par TF1 « Coalition pour le désarmement de l’Irak ». De quoi séduire les Etats qui se sont donné ledit désarmement pour objectif, sans préconiser le recours à la guerre.
5. À quoi succède un reportage de Gilles Bouleau à la base militaire de Fairford (Grande-Bretagne), destiné à nous « informer » de la préparation des troupes britanniques.
6. Une préparation qui est aussi celle de la 82e division aéroportée, qui se prépare à la guérilla urbaine sous le regard de Michel Floquet, journaliste incorporé à cette division, pour la plus grande fierté de la rédaction de TF1.
7. La 101e division aéroportée est également prête, malgré le vent de sable, nous assure Isabelle Baillancourt.
8. Avant que Sylvie Pinatel ne nous décrive avec émotion, dans un reportage sur les Fusillés marins britanniques, l’attente anxieuse de l’un d’entre eux : Adam Cook, 19 ans.
9. Le moment est venu, pour Patricia Allémonière, en direct du Qatar où siège le Quartier général américain, de nous donner des détails, sans intérêt mais en direct, sur le calme qui règne du côté de l’Etat-major.
10. Et pour finir cette revue des troupes, un reportage de F. Collard sur « l’arsenal technologique » informe les téléspectateurs sur le rôle que jouent et que doivent jouer les satellites.
Dix reportages, en ouverture du journal, sur les préparatifs militaires de la guerre. Des informations effectives qui auraient pu être résumées en quelques minutes. On se doute que cette construction, qu’elle soit machinale ou intentionnelle, n’est pas sans effets.
Vient alors cet enchaînement : « Du côté irakien ». Ce qui nous vaut, après une information sur l’appui du Parlement irakien à Saddam Hussein :
11. Un reportage de Jean-Pierre Abou sur le climat qui règne à Bagdad. Les partisans armés du régime se préparent à une « défense bien sûr totalement illusoire ». Les habitants sont à la « recherche désespérée d’abris » et la visite d’un femme seule avec ses trois enfants, permet de conclure : « Ici tout le monde espère être épargné par les bombardements ». Une « dernière intervention en direct du centre de presse » nous permet d’apprendre que « l’ambiance est bien sûr très, très lourde ».
Du côté humanitaire :
12. Un reportage à Amman de Naida Nakab fait très précisément le point, avec l’aide de l’UNICEF, sur les risques sanitaires encourus par la population, et en particulier par les enfants. Le direct qui suit permet de souligner que les américains sont « honnis par l’opinion publique arabe » et que la France est « respectée et admirée ».
13. Un reportage de Michel Scott est consacré aux risques d’un afflux massif de réfugiés vers le Kurdistan
14. Un reportage de M. Pasinetti est consacré aux risques d’afflux des réfugiés tout autour de l’Irak.
15. Un reportage d’Isabelle Marque sur les troupes massées par la Turquie à la frontière avec l’Irak souligne les risques d’une offensive contre les Kurdes.
4 ou 5 reportages sur les effets possibles ou probables de la guerre sur les populations civiles : la dimension « humanitaire » du conflit n’a pas été oubliée.
Fin de la revue d’avant-guerre :
16. Un bref sujet de Bertrand Aguirre sur les dernières débats au Conseils de sécurité (en l’absence des USA et de la Grande-Bretagne)
17. Un bref sujet sur les difficultés politiques rencontrées par sur Tony Blair
18. Un reportage de F. Buch sur les opposants irakiens au sein de la communauté irakien en France
19. Un reportage de N. Ruelle en Arabie Saoudite permet d’apprendre que l’opinion saoudienne n’est pas franchement favorable à la guerre.
20. Un reportage de Michèle Fins au Pakistan permet de donner la parole à une représentante de l’Association révolutionnaires des femmes afghanes (RAWA) et de faire état de leur inquiétude en Afghanistan
21. Et pour finir, un reportage sur … les « perturbations de trafic aérien ».
Ce simulacre d’exhaustivité, consacré pour moitié aux préparatifs anglo-américains, met bout à bout le militaire et l’humanitaire, sans que les enjeux soient distinctement exposés. Et le même simulacre prévaudra dans tous les J.T. ultérieurs, comme si la longueur des temps d’antenne garantissait l’épaisseur de l’information. Subjuguée par la guerre et la puissance, la télévision est happée, du même coup, par le standard américain.
1.3. Cette surinformation apparente dissimule une sous information effective. La présentation des informations elle-même entretient brouillage de l’information. La priorité accordée au direct informe plus sur la prétendue capacité d’informer que sur la guerre elle-même ; elle mêle le factuel parfois le plus anecdotique à l’information effective, elle-même réduite à une bouillie où le conditionnel de distanciation dévore l’indicatif des fait vérifiés. La guerre est réduite à la mêlée des « rumeurs ». L’information sur les « rumeurs » remplace l’information sur la guerre. L’information en direct, c’est la confusion en direct : le brouillage de la guerre elle-même, - réduite le plus souvent à des images spectaculaires et à des interprétations lacunaires –, de ses conséquences humaines et de ses enjeux politiques.
D’abord, l’information est dévorée par la dramatisation, non de la guerre mais de son récit. L’exaltation de Jean-Pierre Pernaut pendant le direct ininterrompu de 3h45 à 11 heures du matin, sur TF1, le 20 mars 2003 est jusqu’à présent l’exemple le plus tristement éloquent d’un machiniste entièrement ajusté à la machinerie télévisuelle. La dramatisation du récit tient lieu de récit dramatique. Sur TF1, la télévision se raconte elle-même, commente ce qu’elle voit, se filme et résume son propre film, avec ses héros, son intrigue, ses surprises. Car la guerre c’est d’abord un scénario, et les surprises que réserve ce scénario : « On ne s’attendait pas du tout à des attaques aussi ciblées », « Ce scénario-là, les irakiens ne l’attendaient pas du tout » (Jean-Pierre Pernaut).
Ensuite, l’information est absorbée par le spectacle de la proximité. La « guerre en direct » est encore plus sélective que la « guerre en différé ». Celle-ci permet de choisir parmi les sources, entre celles qui sont produites de façon indépendante et celles qui émanent des chaînes américaines ou des chaînes arabes. Inutile d’insister sur le fait que la sélection des sources ne va pas sans discrimination : la suspicion jetée sur les reportages d’Al Jaseera, a permis notamment de relativiser l’informations produite du point de vue des victimes. À quoi s’ajoutent les effets de la « guerre en direct » qui entretient l’illusion de rendre compte de la guerre « en temps réel ». Jusqu’à la caricature exhibée sur TF1, le 20 mars 2003, au journal de 13 heures. Un direct avec Gilles Bouleau, à Londres qui explique les dispositions prises par l’armée britannique est interrompu pour faire place à une information en direct du Koweït où une nouvelle alerte a eu lieu. L’envoyé spécial, intervient : « Les sirènes viennent de se taire. C’est dommage. Vous auriez pu… ». Dommage, en effet !
L’information, enfin, est saturée par un usage désinvolte de l’exigence d’exactitude. Plutôt que de ne diffuser que des informations vérifiées, on informe en permanence sur des informations qui « restent à vérifier ». Plutôt que de réduire l’incertitude, on l’accroît, au risque de miner les informations la mieux établies. Et quand celles-ci font défaut, impossible de se taire : « D’où l’importance d’articuler, à partir du rien disponible, des discours basés sur l’ignorance des faits : la recherche d’information, en se faisant en direct, crée ainsi une situation d’attente tendue qui décourage le zapping. Un vide actif, en quelque sorte [11]. » La tragédie et l’incertitude de la guerre se transforment en suspense télévisé. Au mieux quelques fragments des opérations militaires américano-britanniques ; au pire « une collection de suppositions obscures (on dit aussi « rumeurs ») et des sujets sans contenus (une information décomposée, en somme) : bref, une incapacité totale à représenter les événements, leurs enjeux, leurs causes et leurs conséquences » [12] .
L’usage du conditionnel est à cet égard emblématique. Le conditionnel conditionne [13]. Il peut le faire dans les directions les plus diverses. Pendant la guerre du Kosovo, prévaut le conditionnel qui majore : « 100 000 à 500 000 personnes auraient été tuées, mais tout ça est au conditionnel » (Jean Pierre Pernaut, TF1, 20 avril 1999). Pendant la guerre d’Afghanistan, prévaut le conditionnel qui minore, que l’on peut reconstituer ainsi : « selon les talibans, Il aurait quelques dizaines de victimes civiles, tout ça au conditionnel, bien sûr ». Pendant la guerre contre l’Irak, prévaut le conditionnel qui ignore : celui qui informe … sur l’ignorance de celui qui en fait usage. De là, l’invasion de « l’information au conditionnel » ou, plus sobrement, de « l’information conditionnelle » (Jean-Pierre Pernaut). Tout se mélange, l’indicatif et le conditionnel finissant par se neutraliser.
Deux exemples, parmi les plus anodins. Le 20 mars 2003, au Journal de 13 heures sur TF1, le « spécialiste » des questions militaires, Jean-Pierre Quittard, propose une récapitulation des opérations militaires de la nuit précédente et présente ce qui va se passer : des prévisions intégralement formulées au futur. Jean-Pierre Pernaut corrige en plateau : « Tout cela au conditionnel, bien sûr, car personne n’avait prévu ce qui s’est passé cette nuit ». Prudence qui introduit cette autre, quelques temps après : « Une autre image que nous venons de recevoir – info ou intox, on ne sait pas… A prendre avec des pincettes. » Fallait-il alors diffuser cette image et livrer cette information ? C’est à peine si la question se pose et se posera les jours suivants. Le 12 avril 2003, Claire Chazal livre une information sur ce que « on » raconte : « On raconte même que des flacons qui contiendraient des virus très dangereux auraient disparu » [14]. Une rumeur anonyme suivie de l’usage audacieux d’un double conditionnel : un exemple, parmi cent autres, de la rigueur et de la vigilance exemplaire, saluées par le CSA.
Certes, les reportages des envoyés spéciaux ne sont pas réductibles aux effets du dispositif pris dans son ensemble. Pris séparément, ces reportages valent souvent beaucoup mieux. Mais les envoyés spéciaux restent généralement des rouages du dispositif qui informe à travers eux et parfois malgré eux. Et les informations qu’ils parviennent à glisser dans les mailles du dispositif propagandiste sont minées par d’autres avatars du récit des opérations militaires.
2. Propagande latérale : dépolitisation et doubles standards
La priorité accordée au récit des opérations militaires du point de vue des armées américano-britanniques, a pour premier effet une véritable militarisation de l’information. Entendons par là, non la dépendance des journalistes à l’égard des sources militaires, dont ils essaient, tant bien que mal, de s’affranchir, mais la mise en image des opérations militaires (quelle que soit la connaissance effective que l’on a de leur sens et surtout de leurs effets) au détriment des autres informations.
2.1. La dépolitisation de l’information est alors immédiate et durable : la guerre, réduite à la fausse évidence de son récit et légitimée par sa mise en scène télévisée est soustraite à tout débat politique. Ce dernier, quand il existe est relégué en fin de journal : maintenu au sommaire par la seule existence de manifestations qu’il est difficile de passer sous silence, même quand on tente d’en simplifier le sens ou d’en réduire la portée. Cette dépolitisation est manifeste dès les deux premiers jours de la guerre. Au journal de 13 heures, le 20 mars, sur TF1, priorité absolue aux informations « à prendre avec des pincettes », sur les opérations militaires. Il faudra attendre plus d’un heure pour que viennent enfin « les réactions » et que la « nouvelle intervention de Jacques Chirac », regrettant le déclenchement de la guerre soit diffusée intégralement. Encore est-elle présentée et conclue en soulignant essentiellement … les mesures prises en matière de sécurité.
Au journal de 20 heures, le même jour, il faut attendre plus d’une heure d’informations redondantes et approximatives, mêlant les reportages tournés sur place, les sujets réalisés à Paris, les directs en tous genres, pour que les commentaires sur la guerre elle-même soient mentionnés. Patrick Poivre d’Arvor peut alors livrer ingénument le sens de ce qui vient de nous être dit et montré : « Une édition consacrée aux frappes américaines sur Bagdad ».
Dernier exemple : le journal de 20 heures TF1 du 21 mars, présenté par Claire Chazal.. Après la tournée des « correspondants de guerre », viennent enfin les comptes-rendus des manifestations d’opposition à la guerre, assortis de tentatives de neutralisation de leurs objectifs et de leurs sens. Ainsi quand Gilles Boulleau rend compte des manifestations de Londres, c’est pour conclure : « Malgré les 100 000 personnes qui ont piétiné (sic) les pelouses de Hyde Park, tout le monde (re-sic) a bien conscience que la tornade pacifiste s’est transformée en vaguelette ». Quant au reportage sur la manifestation de Paris, dont le commentaire confronte le déroulement avec ce qui se passe au même moment en Irak, il est l’occasion d ’un parallèle d’une exquise délicatesse, dénué d’intention malveillante : « 1heures 20. La tête du cortège atteint la Place de la Bastille. A la même heures des soldats américains tombent dans une embuscades et son tués dans le désert irakien ». Et après l’habituel micro-trottoir, quelques images de jets de projectiles, assorties de cette vigoureuse leçon de morale : « La tentation de s’en prendre aux symboles américains est encore forte. Mais c’est le fait de quelques individus qui ont oublié le sens du mot paix ». Heureusement que TF1 est là pour nous rappeler, en pleine guerre, le sens de ce mot !
Ainsi, de la télévision à la presse écrite, les effets de la propagande de guerre n’ont pas manqué de s’infiltrer, comme en témoignent les doubles standards informatifs et explicatifs, dont la télévision nous a offert de nombreux échantillons : selon qu’il s’agit des armées américaine et britannique ou des Irakiens, militaires ou civils, les images de la guerre (et des prisonniers) ainsi la présentation des victimes, civiles et militaires sont singulièrement asymétriques.
2.2. Dépités, frustrés, contrits, nombre de journalistes ont déploré que la guerre de 1991 ait été une « guerre sans images ». Ou plus exactement qu’elle ait été une guerre dont les seules images étaient celles que fournissait le Pentagone : des images des bombardements « intelligents », vus du ciel, sans destructions visibles d’objectifs civils ni victimes innocentes. Aussi se sont-ils bruyamment félicités de l’importance des envoyés spéciaux, de la concurrence des chaînes, des reporters « embarqués », des directs de Bagdad et d’ailleurs qui donnaient à voir la guerre. Mais que donnaient-ils exactement à voir ?
Les images donnent à voir, d’abord …ce que montrent les caméras. Mais ce que montrent les caméras dépend de leur emplacement. Certes, l’armée irakienne n’avait pas invité de journalistes dans ses rangs. Mais cela suffit-il à expliquer que toute la guerre, s’agissant des opérations militaires, ait été tournée du point de vue de l’armée américaine ? L’asymétrie étant totale et le contenu très pauvre en informations véritables, pourquoi cette complaisance ?
Les images donnent à voir, ensuite, ce que choisissent les responsables de l’information. Fallait-il, sous prétexte que c’étaient les chaînes arabes diffusaient des images des blessés et des victimes ou que c’étaient les autorités irakiennes qui invitaient à filmer les destructions d’édifices civils et les blessés en user avec tant de précautions ? N’est-il pas plus choquant de s’attarder sur des images chars fonçant dans le désert ou de bombardements vus de loin que sur les effets les plus directs de ces bombardements ? Est-il indispensable de rendre insensible pour ménager les sensibilités ? Ou bien s’agit-il de ménager les opinions publiques hostiles à la guerre et à ses effets désastreux ? Pourquoi s’attarder sur les victimes militaires américaines et britanniques et sur la douleur (souvent doublée de fierté) de leurs familles et ne tenir qu’une approximative comptabilité des morts dans les rangs irakiens ? La douleur de leurs familles est-elle moins respectable que celles des familles occidentales ? Est-elle politiquement incorrecte ?
Les questions soulevées par les images des prisonniers sont exemplaires de l’existence de ce double standard. Les chaînes françaises ont diffusé des images de reddition de militaires irakiens. Mais la question déontologique ne s’est véritablement posée que lorsque les chaînes arabes ont diffusé des images de prisonniers américains. C’est alors et alors seulement que la controverse sur le traitement des prisonniers de guerre et en particulier sur leur traitement médiatique a pris de l’ampleur, notamment dans la presse écrite [15]. Pourtant Patrick Poivre d’Arvor, préposé à la célébration de sa chaîne, n’hésitait pas, dans le journal de TF1, à professer, avec l’assurance qu’on lui connaît, une demi-vérité où l’on reconnaît le spécialiste des demi-mensonges. Faisant référence à la Convention de Genève, mais n’évoquant que les images des visages des prisonniers, sans dire un mot des situations dans lesquels ils sont filmés, Patrick Poivre d’Arvor déclare : « Nous avions d’ailleurs pris soin de masquer leurs visages sur notre antenne ». En vérité, des images humiliantes (et sans « masque ») de prisonniers irakiens avaient été diffusées sans précaution sur la chaîne quand Le Monde, nous apprenait ceci : « Conscient de ne pas avoir procédé de la même façon la veille avec les images de prisonniers irakiens, M. Namias a fait "maquiller" les archives afin qu’elles ne permettent plus de reconnaître les individus [16]. »
2.3. Quant aux victimes, certaines d’entre elles ne seront pas « maquillées », même pour les archives : simplement déclassées ou oubliées.
Journal de TF1, 20 heures, 21 mars 2003, présenté par Claire Chazal. Alors que quelques reportages auparavant, on mentionne avec prudence le chiffre de 3 morts et 207 blessés à Bagdad, sans être en mesure de donner le moindre chiffre, fût-il contestable, de la totalité des victimes civiles et militaires du côté irakien, Claire Chazal, annonce, sans préciser quelle est l’origine des victimes dont elle parle : « Le bilan de ces quatre premiers jours de guerre, en termes humains, est assez lourd puisque selon les dernières informations, 21 soldats américains et britanniques auraient trouvé la mort ». Suivent alors les réactions de deux familles américaines – diffusées sur toutes les chaînes (sans doute en attendant de faire de même pour les familles de soldats irakiens…), puis des informations sur les journalistes morts ou disparus. Un bilan – c’est la fin de la séquence – des « premières victimes de cette guerre contre l’Irak ». On pourrait croire que le contexte suffit à expliquer cette présentation totalement unilatérale, qui ne retient comme victimes de la guerre que les militaires américains et anglais. Mais non. Quelques instants plus tard, après avoir cédé la parole à Loïc Berrou - qui évoque la « doctrine audacieuse », le « pari risqué » de l’Etat-major américain -, Claire Chazal reprend : « Il faut souligner à ce stade que, selon en tout cas les premiers bilans officiels, il y a plus de victimes du côté américano-britanniques que du côté irakien, selon, encore une fois les bilans officiels ». Ainsi, des bilans officiels dont on dit par ailleurs qu’ils sont invérifiables, permettent d’établir une comparaison… évidemment invérifiable, mais qu’ « il faut souligner à ce stade ». Plus effarant encore, la comparaison indécente met en balance les chiffres officiels des victimes militaires de la « coalition » américano-britannique, avec celui des victimes civiles (vraisemblablement plus nombreuses que ne le disent les autorités irakiennes) de la seule ville de Bagdad, … alors que l’on ne sait rien des victimes civiles dans les autre villes ou localité du pays. Mais surtout « il faut souligner à ce stade » que le bilan de Claire Chazal, ne dit pas un mot des victimes militaires irakiennes. Pourquoi ? Parce que l’inhumanité des soldats irakiens (et de leurs familles …) serait telle qu’ils ne méritent aucune compassion – ce sentiment si fort répandu à tous propos sur TF1 ?
Journal de TF1, 1er avril 2003, 20 heures. Après plusieurs « sujets » centrés sur les opérations militaires du point de vue américain, un reportage dans un quartier sud de Bagdad, où des missiles ont raté leur cibles, donne à voir et à entendre des habitants : ceux d’une maison détruite (voisine d’une autre où deux habitants sont morts ). Enfin, Jean-Pierre About commente quelques images prises, dit-il, « sur la route du retour » : devant un cimetière « des familles qui portaient sur leurs épaules les morts de la dernière nuit d’horreur ». Fin. Patrick Poivre d’Arvor enchaîne aussitôt : « Il convient de rappeler que nos équipes de reportage là-bas sont toujours accompagnée d’officiels irakiens ». Comme s’il fallait, volontairement ou pas, neutraliser le reportage et la dernière phrase de Jean-Pierre About. D’autant que le reportage suivant porte sur le tournage d’un clip de propagande à la gloire de Saddam Hussein…
Journal de TF1, 2 avril 2003, 20 heures. Présentation du journal. Après un bref résumé des opérations militaires, cette liaison : « Par ailleurs, de nombreuses victimes civiles ont été touchées aujourd’hui ». Par ailleurs… Le journal proprement dit s’ouvre sur un reportage tourné de nuit dans les environs de Kerabala, aux côtés de la 3ème Division d’infanterie et fait état de « très nombreuses victimes civiles comme en témoignent ces images tournées sous contrôle irakien ». Une précision qui placée ici impose une distance sans doute indispensable… Et ce n’est pas fini. Après un second reportage, Patrick Poivre d’Arvor, maître des transitions, présente ainsi le reportage suivant : « Ces combats, on l’a vu, sont très meurtriers de part et d’autre ». Ce que l’on a vu jusqu’alors, ce sont des victimes civiles irakiennes, dont on nous a précisé que les images avaient été tournées sous contrôle. Ce qu’il s’agit de nous présenter maintenant, c’est un assez long reportage de Bernard Volker qui recueille les témoignages de militaires américains blessés.
Ce double standard dans la présentation des victimes peut s’étendre aux journalistes eux-mêmes, comme s’il fallait distinguer : « les nôtres » et « les autres ». Mercredi 8 avril 2003. Journal de 20 heures. Les titres : « Violents combats (…). Les chars continuent leur avancée ». Suivi de ceci : « Lors de cette percée, un blindé américain a tiré sur l’Hôtel Palestine où sont logés la plupart des journalistes. Deux de nos confrères ont été tués, un Espagnol et un Ukrainien. Par ailleurs, un correspondant d’Al-Jazeera lui aussi a été tué dans le quartier des Ministères ». Par ailleurs, encore…. Ainsi, il y aurait « nos confrères » et « par ailleurs, un correspondant ». Il y a « L’Hôtel Palestine où sont logés la plupart des journalistes » et « le quartier des Ministères ». En réalité : l’immeuble qui abrite les locaux d’Al.-Jazeera.
La neutralité est apparente, et la dépolitisation des enjeux est en vérité une politique. Intentionnelle ou non, elle se confirmera au fil des jours et culminera avec la « chute de Bagdad » : après la légitimation de la guerre par son récit, viendra le temps de la légitimation de la guerre pas son résultat.
II. De la télévision à la presse écrite : la légitimation de la guerre par sa propagande ?
En attendant, force est d’admettre que la plupart des journalistes ont fait un indéniable effort de sobriété et d’exactitude pour éviter que leur langage n’épouse sans discernement le point de vue des Etats-majors américain et britannique [17]. Pourtant, de la propagande insidieuse nichée dans les mots et la rhétorique de la guerre, à la propagande silencieuse sous-jacente aux commentaires, les médias français n’ont guère fait preuve d’autant d’innocence qu’il peut y paraître.1. Propagande insidieuse ? Les mots et la rhétorique de la guerre
1.1. Quelle est donc cette guerre qui, commencée en 1991, n’a pas cessé depuis et dont les bombardements dans la nuit du 19 au 20 mars 2003 ont marqué le début d’une nouvelle phase ? Pour la quasi-totalité de médias français, c’est une nouvelle guerre distincte de celle de 1991. Comment désigner alors cette nouvelle guerre ? De façon générale, on parlera plutôt la « guerre en Irak » que de la « guerre contre l’Irak ». Et pour Le Monde, nous serions passés – ainsi varie le surtitre de la « séquence » correspondante - de « La crise irakienne » au « conflit irakien ». Pourtant, non sans audace, Le Monde commence par appeler la guerre par son nom [18]. Le titre de « Une » de l’édition datée du 21 mars annonce : « La guerre américaine a commencé ». Et dans le numéro daté du 22 mars, le titre de la « Une » - « La coalition américaine envahit l’Irak » - est confirmé par celui la page 2 : « L’invasion de l’Irak par les troupes anglo-américaines a commencé ». Mais, sauf erreur ou omission de notre part, Le Monde n’a pas été suivi par ses confrères et n’a pas renouvelé son audace [19]. Pourquoi le terme d’ « invasion », pourtant parfaitement approprié en l’occurrence, est-il absent du lexique journalistique ? Sans doute par ce que l’invasion n’étant ni légale, ni légitime doit être condamnée sans réserve, ni contorsion.
Reste à désigner plus précisément les auteurs de cette invasion. Les expressions exactes, mais longues, ne résistent pas toujours au souci de simplifier, voire de soutenir. De la « coalition aux « alliés », les à-peu-près et les dérapages se multiplient.
Les partenaires de la guerre contre l’Irak forment forme, certes une « coalition », c’est-à-dire, selon le dictionnaire, une « association de plusieurs nations contre un ennemi commun ». Mais comme ladite « coalition » est entièrement placée sous hégémonie américaine, la neutralité du vocable le rend moins neutre qu’il n’y paraît [20]. De surcroît, la « coalition » est dans le contexte de cette guerre, un terme venu du gouvernement et de l’Etat-major américains pour dissimuler leur hégémonie et donner l’impression qu’ils sont largement soutenus : c’est un terme marqué par la propagande (et par le souvenir de la guerre du Golfe de 1991).
Non contents de désigner l’attelage américano-britannique (flanqué de quelques troupes auxiliaires) par le mot - la « coalition » - qu’emploie le chef de file des bombardiers, nombre de médias trouvent plus simple, plus clair, plus percutant sans doute de le nommer « les alliés ». De France-Info ou TF1, où le terme prolifère dès le soir du 19 mars, à France 2, où il s’incruste occasionnellement, une évidence s’est imposée : une alliance ... est composée d’ « alliés ». Ainsi, et à titre d’exemple, dans le journal de 20 heures de TF1, le lundi 24 mars, Patrick Poivre d’Arvor, à trois reprises au moins, se laisse aller. D’abord : « Le gros des troupes alliées poursuit son avancée sur Bagdad ». Ensuite : « Les troupes alliées semblent rencontrer des difficultés qu’elles n’avaient pas prévues ». Et enfin, plus sobrement : « Les alliés ne semblent pas avoir pris Bassorah et Oum Ksr ». Moins fréquemment, voire occasionnellement, la presse écrite fait de même. Ainsi, à la « Une » du Monde daté du 25 mars, on peut lire le sous-titre suivant : "Des morts, des prisonniers, des erreurs de tirs : les premiers revers des alliés" ? Et à la « Une » du Monde daté du 28 mars, on peut lire ce résumé : « L’offensive alliée marque le pas ». On voudrait croire à un effet de la simple routine ou de la nostalgie éplorée : pour ces alliances dont la France faisait partie dans les guerres précédentes. À moins qu’il ne s’agisse, plus cyniquement, de faire jouer toutes les résonances historiques de ce terme, venues de la dernière guerre mondiale. À défaut d’en être, nous aurions ainsi une alliance qui combattrait pour nous contre le nouvel Hitler du moment.
Le vocabulaire chargé de désigner les effets de la guerre ne lui résiste pas non plus. Impassibles, la plupart des journalistes enregistrent des « destructions », sans distinguer, comme les armées américaine et britannique, les objectifs militaires et les objectifs civils, du moins tant qu’il s’agit de bâtiment publics, de centrales électriques, d’écoles : tous objectifs réputés « militaires ». De même, ils parleront à l’unisson de « reconstruction », sans guère s’attarder sur l’origine des « destructions ». Mais surtout, les bombardements « ciblés » et les armes « intelligentes » atteignent des civils et multiplient les blessés et les morts. « Dégâts collatéraux » ? Les journalistes refusent désormais de reprendre à leur compte ce vocabulaire obscène. Pourtant, nombre d’entre eux continuent de dire « bavures ». La presse écrite peut tenter de se dédouaner en mettant les « bavures » entre guillemets. Encore cette maigre protection contre la barbarie des mots n’est-elle pas générale. Quelques exemples.
Le Figaro, Jeudi 27 mars 2003, p. 3, titre : « Première bavure de la coalition à Bagdad : 14 morts, 30 blessés ». L’auteur de l’article – Adrien Jeaulmes, envoyé spécial à Bagdad – place, il est vrai, la « bavure » (et l’ « erreur ») entre guillemets. Mais il conclut ainsi son article, après avoir invoqué les « conditions météo épouvantables » : « Cette première « bavure » est aussi le résultat de l’habile stratégie irakienne, consistant à disperser ses forces à l’intérieur des villes. ». Tout compte fait, il s’agit à peine d’une « bavure », mais de la conséquence d’une erreur accidentelle, d’une météo épouvantable et d’une stratégie irakienne intentionnelle.
Libération, mercredi 2 avril 2003 sous-titre ainsi sa « une » (« Irak – Les civils sous le feu ») : « Bavures et bombardements meurtriers se multiplient, comme hier près de Hilla ». La différence entre « bavures » et « bombardements meurtriers » échappera peut-être au lecteur. Mais le titre des pages 2 et 3 est moins économe de précautions : « Premiers carnages civils de l’armée américaine ». [21]
Le Figaro, mercredi 2 avril 2003, p. 5. - Un titre : « Le Pentagone mis à mal par les bavures » Quelles bavures ? « La bavure de la route n°9 », comme l’appelle, à trois reprises, le correspondant du Figaro à Washington, Jean-Jacques Mével. De quoi s’agit-il exactement. D’un « incident », comme notre zélé correspondant rebaptise la « bavure » (ou la « tuerie », ainsi qu’il la désigne en passant) quand il est en panne de vocabulaire. Que s’est-il passé ? Ce n’est pas clair : « Les circonstances exactes de l’incident se perdent dans le brouillard de la guerre ». « Brouillard de la guerre » ! … « Brouillard » qui se dissipe sûrement lorsque l’on apprend au passage que « tout villageois est un terroriste en puissance ». Ainsi est « terroriste » quiconque a recours aux armes contre des militaires américains. Quoi qu’il en soit, le « brouillard » invite à tirer cette leçon pleine de tact : « Dans la bavure de la route n°9, les responsabilités sont sûrement partagées ». Par qui ? Par les soldats américains et leurs victimes sans doute.
Difficile d’invoquer, pour justifier de tels abus, la précipitation et les délais de « bouclage » : entre deux guerres depuis 1991, quelques périodes de répit avaient été laissées à la réflexion.. « Bavure » atténue la conséquence. On met en avant une prétendue cause avant d’en décrire les effets, comme si la cause elle-même ne résidait pas avant tout dans l’existence même des bombardements. Était-il si difficile de commencer par les faits ? Les bombardements provoquent des morts, souvent des tueries, parfois des carnages au sein de la population civile. Ensuite peut venir l’explication, qui devrait toujours souligner que ce sont les militaires qui parlent de « bavure », comme pour dégager leur responsabilité ou d’« erreurs », laissant ainsi penser que l’horreur est avant tout accidentelle.
1.2. Et l’on passe ainsi insensiblement des mots de la guerre à sa rhétorique. Question de vocabulaire, une fois encore. Les opérations militaires sont présentées dans le langage des armées américaine et britannique. Les bombardements continuent souvent à s’appeler des « frappes », et même des « frappes ciblées » ou des « frappes d’appui au sol ». Et tout le vocabulaire d’Etat-major suit : « sécuriser », placer « sous contrôle », se heurter à des « poches de résistance » et parfois même « pacifier » et « nettoyer. ». La désinvolture avec laquelle le vocabulaire militaire est pris en charge provoque de singuliers dégâts collatéraux, lorsqu’il s’agit d’expliquer les opérations des « alliés » contre les « poches de résistance ».
Ainsi, au Journal télévisé de 13 heures sur TF1 [22], une audacieuse comparaison nous informe que les jardiniers américains combattent les moustiques irakiens avec des jets d’aérosol. Voici comment. L’envoyé spécial de TF1 à Koweït-City tente d’expliquer au présentateur Jean-Pierre Pernaut, comment, du point de vue des soldats américains, se déroulent les combats : « Imaginez, Jean-Pierre, vous êtes dans votre jardin, piqué par des moustiques, mais ça ne vous empêche pas de bêcher ; si les moustiques deviennent trop nombreux, alors, vous allez lancer un jet d’aérosol... ». Tout y est : l’animalisation de l’ennemi, nuisible, combattu par des jardiniers, paisibles, qui n’utilisent leur aérosol qu’en dernier recours...
La narration de la guerre est indissociable de sa personnalisation. Une personnalisation qui contribue à sa dépolitisation. Dès le 20 mars, Le Monde (daté du 21 mars 2002) publie, sous la signature de Jan Krauze, un « portrait » de « Tommy Franks, chef de guerre » (c’est ainsi qu’il est présenté à la « Une »), sous le titre : « Tommy Franks, le Taciturne ». Ce portait sera suivi le lendemain (Le Monde daté du 22 mars) d’un portrait de Tony Blair, rédigé par Jean-Pierre Langellier et intitulé : « Tony Blair, l’obstiné ».
De même, le commentaire de la conférence de presse réunie par Tommy Franks, chef de l’Etat major américain, nous a valu dans le journal de 20 heures sur TF1 le 21 mars 2003, non un compte-rendu du contenu de cette conférence de propagande, avec ses informations biaisées et ses silences éloquents, mais une nomination pour de futures médailles. En effet, le journaliste a trouvé » « l’angle » qui permet d’informer sur la désinformation, sans rien en dire : parler de Tommy Franck lui-même. : « L’homme de cette 2e guerre du Golfe ». Dont on apprend ainsi, images et propos à l’appui, qu’il est « empreint de religion », « peu loquace », « fin communicant », « capable de plaisanter ». Certes, il a présenté « un show (sic) pendant lequel il n’a rien dit », mais l’essentiel est résumé dans cette conclusion du « reportage » : « La deuxième guerre du Golfe a trouvé son visage ». Et grâce à TF1, la guerre a déjà fait un héros. Et cette héroïsation pour la postérité est complétées par une comparaison pour le bon motif. Bernard Volker, dont chaque intervention mériterait d’être relevée tant elles sont de petits chefs- d’œuvre de propagande, commente : Saddam Hussein est sans doute « toujours vivant, terré dans son Bunker, en quelque sorte comme Hitler en avril 45 ». Très informé Bernard Volker « sait » que des tractations seraient en cours pour faciliter l’éventuelle fuite de Saddam Hussein. Mais, voilà : « Il se peut également que Saddam Hussein préfèrera entraîner dans sa chute le plus grand nombre possible de soldats et de civils en une sorte d’Apocalypse ». On peut ne pas éprouver une excessive sympathie pour Saddam Hussein, et apprécier la subtilité de la comparaison avec Hitler, … qui suffit à justifier la guerre sans avoir à le dire.
Enfin, avec une inconscience professionnelle qui coïncide curieusement avec leur récit militarisé de la guerre américaine du point de vue de la guerre américaine, la plupart des reporters de télévision et nombre de journalistes de la presse écrite amalgament sous l’expression d’ « aide humanitaire », l’aide militairement désintéressée (que s’efforcent d’apporter la Croix-Rouge et un certain nombre d’ONG) et le ravitaillement convoyé par les troupes américaines et britanniques à des fins politico-militaires parfaitement identifiables : tenter de séduire les « populations » (comme ils disent…) dont ils ont provoqué ou précipité la détresse et le dénuement. Qu’importe si l’ « humanitaire militaire » est une contradiction dans les termes que dénoncent certaines organisations (comme elles l’ont fait notamment lors de la guerre du Kosovo). Qu’importe si l’invasion américaine est la cause immédiate la plus directe des privations de nourriture et d’eau potable ! Qu’importe si les Irakiens ont été les victimes d’un embargo de dix ans qui est une des causes moins immédiates d’une situation alimentaire et sanitaire dont près de 500000 enfants sont morts et qui a miné la santé de tant d’autres ! Qu’importe si le marchandage « pétrole contre nourriture », que ce soit ou non avec la complicité active du régime irakien, a littéralement pris en otage tout un peuple !
L’aveuglement, intentionnel ou non, des envoyés spéciaux et autres commentateurs avisés, sans doute animés d’une non moins aveugle sincérité … humanitaire ne les incitent pas à pousser la compassion au-delà de ce qu’autorise un vocabulaire armé, alors qu’il serait plus exact de parler simplement de « ravitaillement militaire ». Il y aurait ainsi le nom : « ravitaillement », et sa sobre qualification : « militaire ». Le problème sous-jacent, pourtant, n’est pas nouveau. Libération, avant le commencement de l’invasion de l’Irak, titre à la « Une », le 4 mars : « Irak : Humanitaires contre militaires ». Un titre précisé par ce sous–titre : « Mobilisation chez les ONG, qui dénoncent la volonté américaine de les encadrer en cas de guerre » [23]. De semblables prises de position pourraient inviter à un minimum de prudence, sinon de décence. Celle-là même qui fait totalement défaut quand, dans Le Journal du Dimanche du dimanche 6 avril (p. 3), on peut lire sous le titre « Humanitaire » cette note signée S.J. : « Conscients de la faiblesse actuelle de l’aide humanitaire distribuée dans le dans le sud de l’Irak, des responsables américains ont annoncé hier que deux navires chargés de 56.000 tonnes de blé – une quantité suffisante pour nourrir 4, 5 millions d’Irakiens pendant un mois – faisaient route en direction du port d’Oum Qasr. ». Quelle est la cause de la « faiblesse » dont « des responsables américains » seraient « conscients » ? Quelle est cette « aide humanitaire », qui serait déficiente ? Celle qui seule en mérite le titre ou le ravitaillement, convoyés par les militaires et auxiliaires de leur combat ? Ces questions ne méritent même pas d’être posées.
En revanche, la prétention de bâtir sur des informations militaires, glanée au jour le jour, au conditionnel ou à l’indicatif, des explications générales, fréquemment démenties, a occupé des centaines de pages et d’heures d’antenne. Inutile d’insister sur les pronostics de la « guerre éclair » (généreusement attribués à l’Etat-major américain…) et les informations sur le soulèvement « au conditionnel » de Bassora, bientôt suivis, des pronostics sur une guerre longue [24], en raison d’une résistance irakienne (qui bénéficie alors des explications ad hoc) : hypothèses ou certitudes aussitôt balayées, après une prétendue « pause », par une nouvelle « surprise » : l’effondrement du régime et la « libération ». La frénésie dans le montage d’échafaudages qui s’écroulent aussitôt transforme le journalisme en version à peine améliorée des discussions de bistrot, au détriment des informations vérifiées et des explications nécessaires.
Propagande par excès d’imprudences que soutiennent, paradoxalement, les prudences très orientées de la presse écrite.
2. Propagande silencieuse ? Les prudences de la presse écrite
Les principaux quotidiens et hebdomadaires nationaux, selon des modalités qui diffèrent en fonction de leur périodicité, ont relaté et analysé la guerre américaine contre l’Irak avec beaucoup plus de distance et de rigueur que lors des guerres précédentes. Sans doute faut-il y voir un effet, non d’un examen intransigeant de ses errements passés, mais plutôt d’une position plus critique à l’égard de la politique américaine, avec pour conséquence une distinction plus rigoureuse entre les faits et les commentaires, eux-mêmes soutenus par un effort de mise en perspective de l’actualité : effort dont témoigne la multiplication des enquêtes et des dossiers. En particulier, la distance prise par les commentateurs à l’égard de la guerre américaine a partiellement rendu possible une relation moins belliqueuse des opérations militaires et de leurs effets. Il convient donc de distinguer nettement les reportages – dont certains étaient remarquables, comme ceux de Patrice Claude, dans Le Monde - et les commentaires des éditorialistes qui sont ici les seuls à être concernés. Comme on va le voir, on ne relève, à de rares exceptions près, aucune différence significative entre les éditorialistes, qu’ils soient classés à droite ou à gauche.
Quasi-unanime dans son soutien sans réserve (ou presque) aux guerres précédentes, la presse écrite s’est retrouvée cette fois dans un soutien quasi-unanime à la position diplomatique défendue par Jacques Chirac, au point même d’interpréter les manifestations mondiales contre la guerre du 15 février 2003 comme des manifestations de soutien à cette même position. Pourtant, à mesure que l’intransigeance américaine semble rendre la guerre inévitable, nombre d’éditorialistes modèrent leur hostilité. Pourquoi ? Parce que, au nom de la « stabilité », le point de vue institutionnel et diplomatique, européen ou occidental, voire atlantiste prévaut sur tout autre.
Ainsi, les éditorialistes de Libération - dont l’exemple peut suffire ici en raison de la position particulière de ce journal - déplorent avant tout la fracture transatlantique et soutiennent la recherche d’un improbable accord.
Dans l’édition du 4 mars 2003, Patrick Sabatier en appelle déjà à la recherche d’un compromis Et redoutant que ce compromis ne voit pas le jour, il renvoie dos à dos les « camps en présence » : « Le drame est que les uns et les autres ont peut-être déjà calculé avoir plus d’intérêt à ce que la guerre ait lieu, les uns pour la dénoncer, les autres pour la gagner… ».
Le 17 mars, Gérard Dupuy relève que le rôle des Etats-Unis dans le monde « suscite bien des réserves » et poursuit : « Quelle que soit la fortune des armes, la collectivité internationale devra retrouver un moyen de se redéfinir, ONU, Otan ou Union Européenne ». Quant aux Etats-Unis : « Il faut espérer qu’ils n’écouteront pas alors que leur ressentiment – à charge pour les autres, en particulier la France, de retrouver les voies d’une confiance restaurée. ».
Le 18 mars, Serge July s’insurge, mais surtout contre des conséquences sélectivement énoncées : « Le forcing guerrier américain, cet impérialisme de la démocratie et du marché (…) bouscule dans son sillage non seulement les Nations unies et l’Otan, mais aussi l’Union européenne. » .
Enfin, le 19 mars, Patrick Sabatier s’inquiète des attaques qui prennent pour cibles « la France » et invite celle-ci à « résister à cette dérive dangereuse » et à « éviter de tomber à son tour dans le caniveau en cédant à l’antiaméricanisme et à l’anglophobie ». La raison ? « (…) les Américains et les Anglais sont (…) deux peuples dont elle ne peut pas, et ne doit pas se passer pour construire l’Europe, et assurer l’équilibre du monde, sans oublier la reconstruction de l’Irak ». Alors que la guerre n’est pas encore commencée, on parle de « reconstruction » et d’alliance entre les peuples occidentaux : la guerre elle-même et les autres peuples sont déjà secondaires.
Un tel cadrage éditorial de la guerre peut être sans effet majeur sur son récit. Mais il permet lui aussi de se demander : « quel sens la presse a-t-elle donné à cette guerre ? »
2.1. Dans l’attente de la victoire - . Le jour même des premiers bombardements sur Bagdad, les éditorialistes de la presse écrite s’interrogent déjà sur l’après-guerre. L’opposition au déclenchement de la guerre fait place à son accompagnement critique, fondé – à quelques nuances près – sur les mêmes vœux : pourvu que la guerre soit rapide et que l’ONU participe à la reconstruction de l’Irak
Ainsi, à peine la guerre vient-elle de commencer qu’il n’est plus question de s’y opposer. C’est ce que Nicolas Beytout, dans Les Echos daté du 21 mars affirme en toute clarté : « La guerre était inévitable, elle est là. La question n’est donc plus de savoir si faut être pour ou contre, mais comment en sortir. Comment organiser l’après-guerre après avoir à ce point gâché la pré-guerre » [25]. Mais pour « en sortir », encore faut-il que la guerre ait eu lieu.
Premier souhait donc : pourvu que la guerre soir rapide. Tel est le vœu formulé dans Le Figaro du 20 mars par l’éditorial de Pierre Roussillon - « Guerre et reconstruction » - qui commence ainsi : « La France a tout fait pour un désarmement pacifique de l’Irak dans le cadre des Nations unies, mais ne pouvait empêcher un assaut (sic) décidé par Georges W. Bush. Il ne reste plus qu’à souhaiter que la guerre soit rapide, et, surtout, le moins destructible possible ». Michel Schiffres, dans Le Figaro du 21 mars, surenchérit : « Maintenant que la guerre est engagée, on doit espérer qu’elle se terminera le plus vite possible. Les raisons humanitaires justifient en priorité cette exigence. »
Dans Libération, le 23 mars, même doctrine. Gérard Dupuy écrit : « Que la guerre finisse vite au point que ce serait presque comme si elle n’avait pas lieu… C’est un souhait de bon sens. Les meilleures raisons qui portaient à repousser la guerre – les souffrances qu’elle induit (sic) inévitablement – amènent à souhaiter une prompte victoire anglo-américaine qui allégerait le sort des victimes civiles ». Comme si les souffrances que la guerre « induit » devaient être nécessairement réduites par une victoire rapide dont l’une des conditions pourrait être de recourir à des moyens militaires particulièrement dévastateurs.
Pourvu que la guerre soit rapide, car « les raisons humanitaires justifient en priorité cette exigence », déclare donc Michel Shiffres qui avoue pourtant : « Ce n’est pourtant pas la seule raison. En quelques mois, le monde a ajouté des fractures nouvelles à ses blessures anciennes. Pour n’en citer que quelques-unes, la faillite politique de l’Europe, le discrédit de l’ONU, la crise entre les pays appartenant à l’Occident. Encore, dans cette liste de troubles, ne doit-on pas oublier le Proche-Orient. ». La hiérarchie des conséquences est établie.
Quant à Gérard Dupuy, la compassion qui l’aveugle s’explique sans doute par son autre raison : « Une des bonnes raisons de souhaiter la fin rapide de la guerre, c’est qu’on pourra enfin entendre quelque chose d’encore inconnu : la propre voix des irakiens. En comparaison de celle-ci, les voix du Conseil de sécurité et leur décompte ne devraient pas importer beaucoup ». Ainsi est préparée une légitimation de la guerre a posteriori, … conformément aux vœux de l’administration américaine.
On se doute alors du sens que revêt le second souhait de nos éditorialistes : pourvu que l’ONU participe à la reconstruction de l’Irak. Car s’il n’est plus temps de condamner la guerre, il est temps de penser à l’avenir et, pour cela, de se borner à accepter une division des tâches, comme le précise Pierre Roussillon dans l’éditorial du Figaro déjà cité : « A l’heure où d’autres seront bientôt occupés (sic) à bombarder et à envahir, il ne sera pas trop tôt pour prendre à bras-le-corps l’immense et multiple chantier de la reconstruction ». Quant à Serge July, dans Libération du 20 mars, il consacre son éditorial - « Sauver l’ONU » - à l’enjeu correspondant à ce titre : « On peut être hostile à ce forcing guerrier. Ce n’est pas une raison pour abandonner l’Irak et les Américains à eux-mêmes. Les Nations Unies doivent revenir dans le jeu (…). ».
De cet attentisme vaguement inquiet sur l’issue de la guerre et de ces priorités très occidentales définies pour l’après-guerre, Le Monde fournit une bonne illustration.
Déjà, entre le 15 et le 20 mars, quand, l’éditorialiste anonyme s’inquiète de la guerre qui vient, c’est seulement pour enregistrer les échecs diplomatiques des gouvernements des USA (« L’échec diplomatique de George W. Bush », éditorial du 18 mars) et de Grande-Bretagne (« L’échec de Blair », éditorial du 20 mars), alors que Thierry de Montbrial, « pour Le Monde », se situe déjà – c’est le titre – « Au-delà de l’affrontement ». Et l’éditorial de l’édition datée du 21 mars titre sur une question - « Et après ? » - qui reçoit la réponse suivante : « Rien n’indique que le mécanisme d’inspection onusien, doublé d’une pression militaire, n’aurait pas fini par désarmer Saddam Hussein. Les Etats-Unis ont choisi d’abandonner unilatéralement cette voie. Rien ne les autorise à la court-circuiter à nouveau lorsque le temps sera venu de reconstruire l’Irak. Il faudra repasser par les Nations Unies ». Avec une légère réserve, l’opposition à la guerre est rapidement soldée. Il faudra attendre une semaine pour que Le Monde s’interroge à nouveau [26] et, le 28 mars, titre à la « Une » : « Où va la guerre de Georges W. Bush ? ». Mais si l’éditorial - « Les morts de la guerre » - commente les dangers qui menacent le déroulement de la guerre et, partant, son issue, il n’en tire aucune conclusion.
Ainsi, alors que dans les guerres précédentes, l’éditorialiste anonyme du Monde dispensait généreusement ses conseils politiques et militaires au « camp » qu’il avait choisi de soutenir [27], cette fois, il s’abstient. Préférant tirer le bilan des échecs diplomatiques de Bush et de Blair et des conséquences des divisions entre les gouvernements européens (ou réfuter les arguments relatifs aux objectifs pétroliers du « conflit »), l’éditorialiste ne se laisse pas distraire par la guerre elle-même. Mieux : il se consacre prioritairement aux problèmes que cette guerre rejette tragiquement dans l’ombre (la guerre en Tchétchénie ou la situation en Serbie) ou à d’importantes questions franco-françaises (comme la décentralisation ou le report des baisses d’impôt.) Journal d’opinion – quoi qu’il en dise – Le Monde n’aurait pas d’opinion ? Presque. Car Jean-Marie Colombani s’est chargé, le 25 mars, de nous dire, en consacrant essentiellement son éditorial à la question de l’Europe, où se situe son journal : « Au-delà du "non" ». Et l’éditorialiste anonyme se situe de préférence ailleurs, en deçà et au-delà…
Quelques exceptions méritent pourtant d’être relevées. Outre L’Humanité et La Croix, Marianne et Le Nouvel Observateur affichent une position intransigeante. Marianne daté du 24 au 30 mars titre : « La secte Bush attaque » et la totalité des pages consacrée à la guerre expose les raisons d’une condamnation totale de la guerre américaine. L’éditorial de Jean-François Kahn qui souligne notamment : « Les conséquences à moyen terme seront catastrophiques .Cauchemardesques ». Le numéro spécial du Nouvel Observateur (20-25 mars 2003) porte pour titre « La guerre américaine ». L’éditorial de Jean Daniel – « La guerre en aveugle » - résonne une condamnation vigoureuse de la guerre. Extrait : « Nous disions qu’une guerre contre l’Irak décidée sans associer les peuples musulmans et surtout arabes, sans se soucier de la tragédie israélo-palestinienne ne pouvait que servir le terrorisme. C’est ce que nous continuons de croire ». Examinant les hypothèses les plus favorables, Jean-Daniel souligne : « Quand bien même cette conjonction de miracles se réaliseraient, ses effets ne seraient positifs qu’à court terme. ».
2.2. Au secours de la victoire militaire ? -. Ainsi, avant et pendant l’invasion américano-britannique, la plupart de éditorialistes s’inquiètent surtout des fractures diplomatiques avec le gouvernement américain et au sein même de l’Europe. Aussi ne doit-on pas être étonné que la victoire militaire remportée par les envahisseurs incite ces même commentateurs à venir au secours de cette victoire en préconisant une réconciliation, fût-ce aux conditions américaines.
Le débat sur la légalité, la légitimité, les objectifs ou les enjeux de la guerre est, une fois de plus, déclaré clos. Si Claude Imbert dans Le Point daté du 11 avril, s’interroge – « Et après ? », c’est aussitôt « Après ? Ce n’est qu’après, et peut-être longtemps après – que l’on portera un jugement équitable sur l’équipée américaine. Mais c’est dès maintenant que la France doit tailler la route depuis qu’au carrefour irakien elle a choisi de bifurquer ».
Dans le même numéro du Point Bernard-Henri Lévy partage le même empressement : « Dans deux, huit ou trente jours, la guerre en Irak sera finie. Les pro et les antiguerre continueront, bien entendu, à échanger leurs arguments. On les entendra, longtemps encore, débattre de la question de savoir qui aura eu rétrospectivement raison ». Débat stérile voire futile, apparemment, puisque : « La vérité, c’est que nous sommes déjà dans l’après – et que les seules questions qui comptent, ce sont celles du monde qui va, ou non émerger de cette tourmente ». Et Bernard-Henri Lévy de passer en revue ces questions. Il suffit de relever que la question palestinienne ne figure pas dans la liste, pour saisir quels biais déterminent l’approche de ces questions [28].
L’urgence est donc d’inviter le gouvernement français à « tailler la route depuis qu’au carrefour irakien elle a choisi de bifurquer », comme le dit Claude Imbert., car, dit-il, « La France a pris le risque de creuser entre l’Amérique et nous un fossé impressionnant » et « L’ardeur spectaculaire mise chez nous à contrarier la guerre irakienne a pour effet pervers de contrarier notre dessein européen ». Et de conclure : « La posture française échouerait si elle devait se cantonner au harcèlement stérile de l’entreprise américaine. Mais elle retrouverait sa vertu morale (…) si elle contribuait à servir, avec ses propres atouts, l’apaisement ». [29] .
Autre conseiller réticent du gouvernement français, de gauche celui-là : Libération dont on se souvient qu’il incitait déjà au compromis dès avant la guerre. Ainsi, le 16 avril, Gérard Dupuy invite – c’est le titre de l’éditorial – au « Pragmatisme ». Après avoir félicité Jacques Chirac d’avoir téléphoné à Georges Bush, il poursuit : « L’heure est à la reconstruction non seulement de l’Irak, mais des liens transatlantiques. (…) Bâtir un Irak aussi démocratique, libre et prospère que possible ne doit pas être un projet américain. L’aide au peuple irakien et la stabilité régionale et internationale ne pourraient que pâtir d’une éventuelle guerre froide prolongeant l’opposition entre pro et anti-guerre. Ceux qui n’ont pas approuvé cette guerre ne doivent pas mener une diplomatie du pire et miser par dépit sur un échec américain en Irak, qui est loin d’être impossible. (…) Si on veut « multilatéraliser » l’après-guerre, et que l’ONU puisse y jouer un rôle central, une force de l’Otan pourrait peut-être permettre de réunir, dans le maintien de la paix, des alliés qui s’étaient divisés dans la guerre. » On ne commentera pas ce pieux conseil…
Pourtant, alors que nombre de commentateurs invitent à solder définitivement l’opposition à la guerre, quelques-uns font encore exception (mais pour combien de temps ?) Ainsi, Le Nouvel Observateur de la semaine du 10 au 16 avril 2003, titre « La Chute ». Mais Jean Daniel dans son éditorial – « Sortir du calvaire » - maintient son opposition à la guerre : « Le seul soulagement que procurera la victoire américaine, c’est qu’elle fera cesser la tuerie ». Et La Croix du 11 avril s’ouvre sur un éditorial de Bruno Frappat intitulé : « Le doute » qui répond négativement à la question qu’il soulève : « Faut-il s’incliner respectueusement devant la raison du plus fort et admettre que le vainqueur est légitime parce qu’il a gagné ? »
À lire la plupart des éditorialistes et à voir les journaux télévisés, cette question était devenue secondaire dès le premier jour des bombardements. Pour la plupart des médias français, la victoire militaire américaine l’a rendue subalterne, voire dérisoire. Si les télévisions ont favorisé la légitimation de la guerre par son récit, la presse écrite, même quand elle s’en défend, a contribué à légitimer la guerre par ses commentaires. On ne sera donc pas surpris si, le 21 mai 2003, le vote à la quasi-unanimité du Conseil de Sécurité [30] de la résolution américaine sur la reconstruction de l’Irak, qui tente de légaliser a posteriori l’invasion et légalise l’occupation, n’ait suscité aucun commentaire désobligeant. Et pourtant…
Henri Maler