Hiver 1995 : l’affrontement politique s’étend aux intellectuels
En 2015, j’ai eu l’occasion de m’exprimer à deux reprises à propos de l’appel de solidarité avec les grévistes de novembre et décembre 1995 (reproduit à la fin de cet article).
D’abord dans un entretien, réalisé par Ugo Palheta publié dans la Revue L’Anticapitaliste n°71 (décembre 2015), éditée par le NPA.
Ensuite, sous la forme de propos recueillis par Pierre Chaillan, parus dans L’ Humanité du mercredi 23 décembre 2015 (p.20). Parue sous le titre « Un appel à la solidarité, un manifeste politique ».
Ces deux contributions sont publiées ci-dessous.
I. Hiver 1995 : l’affrontement politique s’étend aux intellectuels (la Revue L’Anticapitaliste n°71, décembre 2015)
Parler d’une « opposition intellectuelle » me semble très réducteur, quand il s’agit d’abord d’une opposition politique. Souvenirs… Le 15 novembre 1995, Alain Juppé annonce son « plan » de réforme de la « Sécurité sociale », immédiatement soutenu par Nicole Notat, alors secrétaire générale de la CFDT. Les grèves et manifestations se poursuivent et s’intensifient. À la fin du mois de novembre, l’ « Appel de solidarité avec les grévistes » commence à prendre forme : il est d’abord le produit de la fusion entre deux projets : l’un rédigé par Denis Berger, Michèle Riot-Sarcey, et moi-même, le second par Catherine Lévy et Yves Bénot. Le cercle des initiateurs s’élargit rapidement, avant même que Bourdieu n’amende le projet qui est devenu alors le texte définitif publié dans Le Monde le 4 décembre, avec quelques signatures sélectionnées par sa rédaction. Relayé par des réseaux de plus en plus larges et signé par plus de 2000 signataires, il a été publié sous forme d’une publicité payante le 15 décembre. Le titre de cet appel dit clairement son but : soutenir les grévistes contre le tir de barrage politique et médiatique : dans sa première version, il mentionnait les menaces d’intervention « musclée » contre les grévistes de la SNCF. Mais, surtout, le contenu de l’appel montre qu’il s’agissait pour nous d’une contre-attaque générale contre la mise en cause de l’ensemble des services publics et d’une « défense des acquis les plus universels de la République » : une formule que Pierre Bourdieu avait introduite et qui n’avait pas alors soulevé mon enthousiasme…
Certains ont parlé d’une « guerre des pétitions » opposant des intellectuels proches de Bourdieu, mais pas seulement, et d’autres intellectuels soutenant le plan Juppé….
La prétendue « guerre des pétitions » a été largement une construction médiatique. Parmi les titres que j’ai conservés dans mes archives : « Gauche : la guerre des intellos » (Le Nouvel Observateur) « Guéguerre civile chez les maître-penseur » (L’Evénement du Jeudi), « Intellectuels : tempête sous le crânes » (Le Point). Et même « Les nouveaux compagnons de route » (par allusion aux compagnons de route du PCF) : un titre bienveillant du Monde. À cette construction médiatique, nous avons (y compris moi-même) involontairement contribué en répliquant à « l’autre pétition » par des tribunes dans la presse écrite et à travers notre participation émissions de télé et de radio. Or notre « Appel » était déjà en gestation quand, le 2 décembre 1995, Le Monde a publié le texte collectif « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » qui soutenait la prise de position de Nicole Notat, globalement favorable au « plan Juppé », dont il saluait le « courage » et « l’indépendance d’esprit » et qui apportait du même coup un soutien au plan Juppé, en dépit de quelques « aspects contestables ». Ne serait-ce que pour des raisons chronologiques, notre « Appel » n’était pas une réplique aux zélateurs de Nicole Notat et de Juppé. Mais surtout notre texte, beaucoup plus général était, à sa façon, un manifeste. Il reste vrai que le texte d’une pétition n’enseigne pas totalement sur les motivations de tous ses signataires : une fois paru celui des « réformateurs de fond », nombreuses et nombreux sont sans doute celles et ceux qui se sont associés à notre appel, parce que prenait corps, non pas une « guerre d’intellectuels », mais un affrontement politique.
Comment expliques-tu alors le texte de soutien au « Plan Juppé » ?
Ce texte de soutien a pour origine des animateurs de la revue Esprit et sa signature s’est élargie par cercles concentriques. D’abord aux antiques protagonistes de la « deuxième gauche », incarnée par Michel Rocard et à des membres de la Fondation Saint-Simon qui, créée en 1982 (et dissoute en 1999), traçait les contours de la « République du centre », pour reprendre le titre de l’essai de François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, publié en 1994. Plus généralement, le soutien pétitionnaire au « Plan Juppé » a réuni des « briseurs de tabou », attachés à surmonter les clivages partisans : soutenir un plan proposé par un gouvernement de droite, quelle audace pour des gens, dont la plupart se voulaient « de gauche » ! Disons, plus prosaïquement, qu’il s’agissait d’une dimension parmi d’autres, volontairement involontaire, de la contre-révolution néolibérale et, plus profondément, de la Restauration, entreprise de longue date, au nom de la critique du totalitarisme, contre toutes les variétés de contestation anticapitaliste. La chute du mur de Berlin, si j’ose dire, leur a donné des ailes !
On a vu l’engagement politique d’intellectuels très reconnus scientifiquement comme Pierre Bourdieu, dont la sociologie a toujours été politique mais qui ne prenait que rarement position sur des questions directement politiques. Comment expliques-tu cet engagement plus explicite ?
L’engagement politique de Pierre Bourdieu ne date pas de 1995 et de sa plus grande visibilité médiatique. Mais il est vrai qu’il a connu une inflexion significative dès 1980 avec le soutien – en compagnie de Félix Guattari et Gilles Deleuze – apporté à l’éphémère candidature de Coluche à l’élection présidentielle. Un soutien évidemment des plus contestables, mais qui attirait déjà l’attention sur la fermeture sur soi du microcosme médiatico-politique. La Misère du monde, livre collectif publié en 1993, en diagnostiquant les diverses formes de la misère sociale, imputables notamment au « tournant de la rigueur » de 1983, confirmait cette fermeture. En même temps, la contestation de la « révolution conservatrice » (commencée dès le début des années 70) a relancé le choix de Pierre Bourdieu de « transgresser les limites de la bienséance académique », pour reprendre sa propre expression : des transgressions qui n’ont pas cessé jusqu’à son décès.
Quels ont été, selon toi, les prolongements de l’appel de 1995 ?
Le prolongement immédiat a été la constitution des « États généraux du mouvement social » qui ont associé des syndicats, des associations et des signataires de l’appel parmi les plus militants. Avec l’appui de Pierre Bourdieu qui est intervenu lors de la première session de ces « Etats généraux » en novembre 1996. Ceux-ci se sont essoufflés (notamment en raison de la défection de la CGT) et ils ont été relayés par la création, à l’initiative de Jacques Kergoat, de la Fondation Copernic. Sans que l’on puisse l’attribuer uniquement à l’appel lui-même, celui-ci a modestement contribué à la relance d’une critique sociale dont l’un des principaux mérites est d’être collectivement partagée (par exemple au sein de la Fondation Copernic et d’Attac ou du côté des économistes atterrés), du moins par des intellectuels militants. Peut-être faut-il dire des « militants quoiqu’intellectuels »…
Dans la foulée de la mobilisation de l’hiver 95, tu as toi-même fondé, avec d’autres, l’association Acrimed (Action-Critique-Médias), très reconnue sur la question des médias, dont tu as été le principal animateur jusqu’à l’an dernier. Comment et pourquoi avez-vous imaginé cette association dans ce contexte précis ?
L’idée d’un Observatoire des médias, nourrie par l’exaspération suscitée par la couverture du mouvement par les grands médias, a été lancée lors d’une réunion du collectif qui animait les initiatives des pétitionnaires. Pendant que le mouvement se poursuivait, elle était prématurée, mais dès mars 1996, nous avons lancé un « Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » que j’ai rédigé avec Yvan Jossen : je tiens particulièrement à mentionner ce camarade décédé en 2007. Et, avec le soutien discret de Pierre Bourdieu, Acrimed fut fondée. L’association résiste et, je l’espère, se renforce. Malheureusement, les syndicats, les associations, les forces politiques, préoccupés par leur médiatisation ne nous ont pas soutenu autant qu’il le faudrait, invoquant parfois des désaccords qui servaient d’alibi à leur défection. Pour ne rien dire de nombre d’intellectuels pétitionnaires. Haut les cœurs, militant•e•s du NPA et de la gauche de gauche : il n’est pas trop tard…
Entretien réalisé par Ugo Palheta.
II. Le 23 décembre 2015, L’Humanité publiait, le témoignage suivant, sous la forme de propos recueillis par Pierre Chaillan : « Henri Maler : "Un appel à la solidarité, un manifeste politique" » (L’Humanité, 23 décembre 2015)
« Le 4 décembre 1995, était rendu public, dans une version amendée par Pierre Bourdieu, un “appel à la solidarité avec les grévistes” en lutte contre le “plan Juppé” : les projets de réforme des régimes de retraite et de la Sécurité sociale. Quelques jours plus tard, cet appel avait recueilli plus de 2 000 signatures, qui ne se limitaient pas à celles et ceux que l’on désigne habituellement comme des “intellectuel-le-s”. Ce texte ne se bornait pas à soutenir les grévistes ; il faisait écho à d’autres mobilisations : à la manifestation des femmes du 25 novembre et au mouvement des étudiants. Ce n’était pas une simple pétition, mais un (court) manifeste politique.
Un manifeste d’opposition aux contre-réformes libérales qui revendiquait un “service public garant d’égalité et de solidarité”, “une école publique ouverte à tous”, “l’égalité politique et sociale des femmes” et la perspective d’“une Europe citoyenne, sociale et écologique”. Sans doute n’était-ce pas son principal objectif, mais notre appel était également une réplique à un texte collectif, émanant de la revue Esprit et d’infatigables réformateurs libéraux de la gauche. Ces derniers, sous le titre “Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale”, soutenaient la prise de position, globalement favorable au “plan Juppé”, de Nicole Notat ; ils saluaient le “courage” et “l’indépendance d’esprit” de celle qui était alors secrétaire générale de la CFDT et ils apportaient du même coup un soutien au plan du gouvernement, en dépit de quelques “aspects contestables”. Notre appel s’inscrivait donc dans une confrontation politique qui n’a pas cessé depuis. Mais il participait d’abord, à sa façon et modestement, au mouvement social lui-même. Ainsi, à l’issue de la manifestation du 12 décembre 1995 qui a réuni plus de deux millions de participants, s’est tenu, à la gare de Lyon, un meeting de solidarité impulsé par les signataires de la pétition et marqué par l’intervention de Pierre Bourdieu. Trois jours plus tard, Alain Juppé annonçait l’abandon de sa réforme des retraites, mais maintenait ses objectifs sur la Sécurité sociale : demi-victoire donc, d’un mouvement social qui, interrompu trop tôt, n’a pas tenu alors, me semble-t-il, toutes ses promesses.
Il reste que les convergences réalisées à l’occasion de cet appel ne sont pas restées sans suites. Dès février 1996, était lancé un appel à des “états généraux du mouvement social”. Ceux-ci ont associé des syndicats, des associations et des signataires de l’appel de solidarité parmi les plus militants et ont tenu une session d’ouverture (avec, une fois encore, la participation de Pierre Bourdieu) en novembre 1996. Autre suite du manifeste de décembre 1995 : un “appel à une action démocratique sur le terrain des médias” a présidé à la naissance, en mars 1996, de l’association Action-Critique médias (Acrimed). Le mouvement des états généraux s’est essoufflé, mais il a été relayé en 1998 par la Fondation Copernic. Et, finalement, notre appel a contribué à la relance d’une contestation multiforme dont Attac et les Économistes atterrés, par exemple, sont, me semble-t-il, des héritiers.
Mais force est de constater que le mouvement social le plus important depuis mai-juin 1968 n’est parvenu qu’à enrayer la contre-révolution libérale. La demi-victoire alors obtenue par le mouvement social a été neutralisée, puis annulée par tous les gouvernements suivants, en dépit de tous les mouvements ultérieurs, comme celui de 2003 contre un nouveau de projet de réforme des retraites. Depuis 2012, les contre-réformes n’ont pas cessé d’être mises en œuvre et notre manifeste, aussi limité soit-il, pourrait encore rester celui d’une contre-offensive. »
Henri Maler est un des initiateurs de l’appel du 4 décembre 1995
Propos recueillis par Pierre Chaillan
Voir aussi, ici même, une tribune de 1996 : Mouvement social de 1995 : « Pourquoi tant de hargne ? » - Réponse à Claude Lefort
Appel de solidarité avec les grévistes
« Face à l’offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu’il est de notre responsabilité d’affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s’apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons pleinement dans ce mouvement qui n’a rien d’une défense des intérêts particuliers et moins encore des privilèges mais qui est, en fait, une défense des acquis les plus universels de la République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l’égalité des droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés, travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C’est le service public, garant d’une égalité et d’une solidarité aujourd’hui malmenées par la quête de la rentabilité à court terme, que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité sociale et des retraites. C’est l’école publique, ouverte à tous, à tous les niveaux, et garante de solidarité et d’une réelle égalité des droits au savoir et à l’emploi que défendent les étudiants en réclamant des postes et des crédits. C’est l’égalité politique et sociale des femmes que défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes. Tous posent la question de savoir dans quelle société nous voulons vivre. Tous posent également la question de l’Europe : doit-elle être l’Europe libérale que l’on nous impose ou l’Europe citoyenne, sociale et écologique que nous voulons ? Le mouvement actuel n’est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il ouvre la possibilité d’un départ vers plus de démocratie, plus d’égalité, plus de solidarité et vers une application effective du préambule de la Constitution de 1946, repris par celle de 1958. Nous appelons tous nos concitoyens à s’associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l’avenir de notre société qu’il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes matériellement et financièrement. »