Kosovo 1999 : Le Monde en guerre
Analyse d’informations et d’explications biaisées par la propagande.
L’article reproduit ci-après est paru dans la revue Variations, n° 1, premier trimestre 2001, éditions Syllepses, et reprend, pour l’essentiel, les articles parus sur le site d’Acrimed en juin 2000.
Le Monde revendique hautement un statut de « quotidien de référence ». Pourtant, le pouvoir de légitimation qu’il s’arroge souvent et qu’on lui reconnaît parfois excède manifestement le pouvoir d’information et d’explication dont il dispose. Cette revendication et cet écart suffisent à justifier notre curiosité [1].
Pendant la « guerre du Kosovo », Le Monde s’est laissé emporter par son élan de solidarité avec l’OTAN au point d’accréditer, comme la plupart des autres médias, des informations totalement fausses, comme l’existence du plan « fer à cheval »et l’exagération démesurée du nombre des victimes [2]. Mais si Le Monde - comme on pourra le vérifier - a cédé aux vertiges de la propagande, la diffusion de ces informations fausses ne fut jamais que l’exception qui confirme cette règle : la publication d’informations et d’explications biaisées. Ce sont elles que l’on s’efforcera de mettre en évidence, en prenant pour fil conducteur les éditoriaux du temps de guerre : ils éclairent les pages d’information et s’éclairent par elles [3].
(1) Une information solidement explicative ?
Confondant généralement les raisons de leur soutien à l’intervention de l’OTAN avec les raisons même de cette intervention, la plupart des commentaires du Monde se sont satisfaits des explications les plus courtes : des explications - qu’il s’agisse d’histoire ou de stratégie - profondément mutilées.
Quand l’histoire est convoquée, c’est une histoire taillée sur mesure. Les éditoriaux du Monde, pendant toute la durée de la guerre, comportent une référence constante à une double histoire : l’histoire de dix années d’oppression par le pouvoir de Milosevic, l’histoire de deux années d’exactions serbes sur le territoire du Kosovo. Ainsi rabattue sur l’histoire des relations entre le régime de Belgrade et les aspirations de la majorité albanophone [4], la question du Kosovo est isolée de l’histoire de l’ensemble des conflits consécutifs à l’effondrement de l’ancien régime Yougoslave et de l’inscription des puissances occidentales dans ces conflits. Du même coup, on peut se borner à présenter les formes les plus récentes de l’intervention de ces grandes puissances comme une simple rupture dans une politique réputée attentiste. Parfois, il est vrai, Le Monde tente de prendre du recul. Ainsi, la « une" du mercredi 31 mars nous annonce une explication prometteuse : « Kosovo les racines de la guerre ». Pourtant, le « dossier » correspondant juxtapose un article sur le Kosovo dans les Balkans depuis 1815 et un entretien avec Ibrahim Rugova [5]], datant de 1990 : rien par conséquent sur l’insertion de la crise dans le contexte géopolitique qui a favorisé, puis alimenté, le démembrement de l’ex-Yougoslavie.
Délestée de toute épaisseur historique, l’explication l’est aussi de toute dimension stratégique - qu’elle soit géopolitique ou strictement militaire.
D’abord, les éditoriaux du Monde passent prudemment sous silence les objectifs géopolitiques de la guerre, effacés - semble-t-il - par les urgences humanitaires. Ainsi se trouve évacuée jusqu’à l’hypothèse de l’enchaînement suivant : l’intervention de l’OTAN sous hégémonie américaine n’obéissait pas seulement aux nobles motifs invoqués ; elle avait pour objectifs géostratégiques de maintenir l’OTAN en refondant sa définition et sa légitimité, de gagner toujours plus à l’Est l’étendue de son théâtre d’intervention, et en remodelant ainsi la zone d’influence américaine, de favoriser l’extension de l’ordre néo-libéral. Imposer l’OTAN comme bras armé du FMI et de l’OMC ? La question ne sera pas posée.
Ensuite, avec une ténacité remarquable, les éditoriaux du Monde taisent la cohérence de la stratégie militaire de l’OTAN. Quand, après quelques jours de bombardements, la plupart des éditorialistes s’inquiètent des conséquences de cette stratégie, ils s’interrogent sur d’éventuelles " erreurs » qu’ils donnent pour circonstancielles : un choix de moyens mal ajustés au conflit en cours. Pourtant, du strict point de vue militaire, la stratégie adoptée n’est que l’application d’une stratégie globale élaborée depuis plusieurs années par les stratèges américains : très précisément la stratégie générale de l’OTAN pour la gestion des conflits modernes. Mais Le Monde est loin d’en avoir tiré toutes les conséquences [6].
Ces sévères amputations sont à la fois la raison et la conséquence d’un engagement qui épouse la version officielle des gouvernements et des diplomates occidentaux.
(2) Une diplomatie purement dissuasive ?
Une fois la guerre commencée, Le Monde affirme péremptoirement que le projet de Rambouillet proposait une solution acceptable et constituait une ultime tentative.
L’éditorial du 25 mars - sous le titre « Un tournant historique » -, n’hésite pas à affirmer que « Le président de la RFY, Slobodan Milosevic, refuse l’honnête solution qui lui a été proposée à Rambouillet » [7]]. En quoi s’agissait-il d’une honnête solution ? Le Monde ne le dit pas. De quelles informations disposons nous pour en juger ? Le Monde ne les fournit pas.
Alors que Le Monde diplomatique, sur son site internet, puis L’Humanité hebdo du 30 avril ont publié les annexes du projet d’accord, Le Monde (qui pourtant a publié sans délais l’intégrale du rapport du procureur Starr dans « l’affaire Monica Lewinski » [8]) n’a pas jugé bon de faire connaître le texte à ses lecteurs. Mais le quotidien ne s’est pas privé pour autant d’engager, sous la plume de Henri de Bresson, la polémique sur son interprétation. La totalité du projet révèle que les dispositions militaires revenaient à ceci : l’intervention d’une force d’interposition de l’Otan, autorisée à circuler librement sur la totalité du territoire Yougoslave. Mais le journaliste du Monde ergote. Sous prétexte que ces annexes n’ont pas été débattues - « la discussion n’est pas arrivée jusque-là » -, il serait inutile de les discuter [9].
Une fois éludées les conditions imposées au gouvernement de Milosevic, la solution proposée pouvait passer pour honnête et, en ce sens, pour ultime. Deux arguments fusionnés en un seul permettent d’expliquer que l’on a atteint l’extrême limite et que la guerre est devenue inévitable : à la fois parce qu’elle a été trop longtemps différée et qu’elle est dictée par l’urgence.
– Une intervention trop longtemps différée : « après des mois de négociations aboutissant à l’accord de Rambouillet, refusé par le seul Milosevic ; après tant de temps perdu, il n’y avait plus d’autre solution que le recours à la force » (éditorial du 22 avril, « Le but de guerre »). Comme si ce recours à la force n’était pas aussi la conséquence d’une politique catastrophique des puissances occidentales depuis une dizaine d’années. Comme si « l’honnête solution » diplomatique ne faisait pas corps avec la seule « solution » du recours à la force (qui supposait notamment la mise l’écart de la diplomatie russe). Comme si les prétendus accords de Rambouillet avaient été autre chose qu’un ultimatum, comme Kissinger lui-même l’a reconnu.
– Une intervention dictée par l’urgence : « plus l’OTAN attendra, plus le conflit au Kosovo sera lourd de massacres et plus la déstabilisation régionale sera exacerbée » (éditorial du 25 mars, « Un tournant historique »). Comme si la guerre n’avait pas contribué à précipiter ce qu’elle prétendait empêcher. Nous y reviendrons.
Ce faisant, Le Monde en guerre avalise la présentation des efforts diplomatiques fournis par les diplomates eux-mêmes. Rien d’étonnant à cela : pendant toute la période des « négociations », les articles de Claire Tréan - qui « suit » les négociations - épousent, sans la moindre distance critique, la version des diplomates occidentaux [10].
Or les prétendus accords de Rambouillet ne relevaient ni d’une diplomatie préventive, ni d’une diplomatie dissuasive, mais d’une diplomatie expéditive et immédiatement belliqueuse. La perspective d’une intervention de l’OTAN est officialisée dès octobre 1998, quelques jours après le vote des résolutions de l’ONU et avant toute ouverture de négociations. Le Monde, dès le jeudi 8 octobre annonçait en première page : « Kosovo l’OTAN prête à frapper les Serbes ». Et Javier Solana, secrétaire général de l’OTAN, déclarait, dans un entretien publié le même jour que « Le compte à rebours pour une intervention de l’OTAN a commencé », dans le but d’éviter « le risque d’une catastrophe humanitaire » (en précisant cependant que la présence de l’OTAN sur le territoire du Kosovo restait une question ouverte). Mais rapidement, sur une question éminemment conflictuelle - et alors que les grandes puissances ont pris tout leur temps pour différer, voire pour empêcher la solution de conflits similaires -, c’est l’OTAN que l’on cherche à imposer dans une diplomatie qui ne laisse pratiquement aucune marge de négociation.
La menace du recours à cette intervention était présentée comme une condition de l’efficacité des efforts diplomatiques en direction du gouvernement de Milosevic. A moins que la diplomatie expéditive n’ait eu essentiellement pour fonction de préparer et de légitimer le recours à la guerre.
Dans Le Monde du 6 février - sous le titre « Quinze jours pour parvenir à la paix » -, Claire Tréan décrit, sans le moindre état d’âme, cette diplomatie expéditive : « L’idée [sic !] est de fixer un cadre rigide aux négociations, les parties en conflit n’ayant à s’entendre que sur les détails de cette épure [re-sic], qui doit dessiner pour trois ans un statut « d’autonomie substantielle » du Kosovo. 85% du projet qu’on mettra sur la table « ne sont pas négociables » a déclaré jeudi un responsable américain, ajoutant qu’on ne laisserait aux intéressés « aucune marge de manœuvre pour décider des aspects fondamentaux » de ce plan [sic]. ». Et Claire Tréan de conclure, sans le moindre tremblement de plume : « Quant aux intéressés eux-mêmes, ils partent de positions diamétralement opposées sur tout (...) le plus difficile restera à venir obtenir un accord en moins de quinze jours. » Autant dire que l’ « échec » de la diplomatie et la guerre déclenchée par l’OTAN étaient programmés d’avance et depuis longtemps.
Quelle guerre ? Les éditoriaux du Monde répondent : une guerre légale, européenne et humanitaire ; une guerre ciblée et préventive.
(3) Une guerre juridiquement fondée ?
Une fois la guerre commencée, Le Monde évacue le problème de la légalité juridique de l’intervention.
L’éditorial du 25 mars - Un tournant historique - se borne à constater ceci : « Pour la première fois en cinquante ans d’existence - anniversaire qui sera célébré le 4 avril -, l’OTAN entre en guerre contre un pays souverain. Elle le fait sans autorisation explicite de l’ONU. » (Souligné par moi. H.M.).
Existe-t-il au moins - ce qui serait juridiquement étrange - une autorisation implicite ? C’est ce que Claire Tréan ne craint pas d’affirmer [11]. Après avoir rappelé que la résolution 1199 du 23 septembre 1998 a été votée à l’initiative des diplomates français, notre journaliste-diplomate écrit : « La résolution énonce les obligations imposées à Belgrade (cessez-le-feu, fin des agressions contre les civils, retrait des unités spéciales, ouverture d’un dialogue politique avec la communauté albanaise) et, dans son article 16, stipule que le Conseil de sécurité « décide, au cas où les mesures concrètes exigées ne seraient pas prises, d’examiner une action ultérieure et des mesures additionnelles pour maintenir ou rétablir la paix ». La résolution 1203 du 24 octobre entérine l’accord conclu par Richard Holbrook avec M. Milosevic et fait ainsi des engagements qu’il contient (retrait d’une large partie des forces serbes du Kosovo, ouverture de négociations, etc.) des obligations internationales. (...) Ces deux résolutions ont en outre été adoptées dans le cadre du chapitre VII de la charte des Nations unies, c’est-à-dire celui qu’autorise le recours à la force. Certes, en toute rigueur, le passage à l’acte (à ces « mesures additionnelles » dont parle la résolution 1199) aurait supposé une nouvelle réunion du Conseil de sécurité pour mandater formellement l’OTAN d’une mission coercitive. Mais chacun savait bien qu’on ne pouvait pas emmener les Russes aussi loin. ». « En toute rigueur », il n’existe donc pas de bases juridiques aux bombardements de l’OTAN. Pourtant, le titre de l’article (que l’on doit peut-être à un secrétaire de rédaction...) affirme, sans vergogne, que « Les résolutions de l’ONU donnent une base légale à l’intervention ».
Cette interprétation désinvolte de la politique du fait accompli permet à la fois de relativiser le recours à l’OTAN comme structure spécifique et le recours à la guerre comme moyen politique. Elle permet de passer sous silence le mépris affiché par les États-Unis pour le droit international depuis de longues années et au moment même où de nouveaux bombardements sont décidés contre l’Irak. Et ce silence permet, à son tour, de présenter la guerre comme la conséquence d’une politique essentiellement européenne.
(4) Une guerre essentiellement européenne ?
Une fois la guerre commencée, la thèse du Monde est des plus simples : les USA ont prêté leur appui aux Européens dans une guerre humanitaire. De simples auxiliaires en quelque sorte, essentiellement désintéressés.
Dès le 27 mars, l’éditorial - « Le débat et les faits » - affirme : « Dans l’affaire du Kosovo (...) l’initiative politique est largement revenue aux Européens, notamment à la France et à la Grande-Bretagne. » L’éditorial du 24 avril - « OTAN : l’enjeu de Washington » - ressasse et précise la même idée : « Répétons-le en Bosnie comme au Kosovo, les États-Unis n’étaient pas demandeurs. Ce sont les Européens qui ont sollicité l’assistance américaine, parce qu’ils n’avaient pas les moyens militaires de leur diplomatie. » L’éditorial du 10 mai - « La guerre de la France » -, inlassablement, conforte cette légende : « La France participe à une guerre européenne, décidée sous l’impulsion politique de Paris et de Londres, et non sous la pression des États-Unis, comme veut le faire croire une faribole trop souvent entendue sous nos cieux. » Les États-Unis se seraient bornés à mettre leurs armes au service d’une diplomatie qui n’était pas la leur. La guerre « n’est majoritairement conduite par les États-Unis que du fait des faiblesses d’une Europe de la défense (...) ». Comme si les États-Unis ne tiraient pas parti des faiblesses des Européens, pour imposer - avec le consentement de la plupart d’entre eux - la réalisation d’objectifs géopolitiques déterminés qui sont indissociables de leurs intérêts particuliers. Comme si la stratégie des Européens était parfaitement dissociable de la stratégie de l’OTAN sous hégémonie américaine.
De simples auxiliaires vraiment ? Sans doute est-il exact d’affirmer que les gouvernements de l’Union européenne ont tenté de garder l’initiative dans la « gestion » de cette « crise » (et de la retrouver après la fin des bombardements). Le Monde, pourtant, à relire les articles de Claire Tréan, savait que les américains cherchaient à tout prix l’épreuve de force et intervenaient directement sur le cours des « négociations ». Ainsi, dès le 27 janvier, sous le titre « Divergences occidentales sur la crise du Kosovo », Claire Tréan indiquait que les américains étaient partisans d’un accord préalable avec l’UCK [12] ouvrant la voie à un ultimatum face au gouvernement serbe « un ultimatum de quatre jours ». Comme on peut le voir, affirmer qu’il existait une pression des États-Unis n’est rien d’autre qu’une « faribole ».
Des supplétifs désintéressés ? Un américanisme primaire ne suffirait pas à expliquer une telle absence de lucidité. Un européanisme foncièrement libéral : tel est l’idéal qui aveugle Le Monde au point qu’il ne craint pas de présenter la guerre comme une « guerre européenne ». Cette croyance - réelle ou affectée - ne laisse ouverte qu’un seule question : comment faire en sorte que les européens disposent de forces armées à la hauteur de leur diplomatie ?
Revenons à l’éditorial du 27 mars : « l’initiative politique est largement revenue aux Européens (...) Aussi, ceux qui, légitimement, de part et d’autre du spectre politique, à droite comme à gauche, soulignent que l’Europe, dans la crise du Kosovo, est à la traîne ou sous la tutelle de Washington, devraient-ils reconnaître qu’il n’est, à l’avenir, qu’une solution pour l’éviter la poursuite de la laborieuse - lente, trop lente - constitution d’une Europe de la défense. Mais le paradoxe c’est que ce sont souvent les mêmes qui contestent la prépondérance américaine et l’intégration européenne ! L’affaire du Kosovo plaide de manière criante pour une identité européenne en matière de défense. » Comme si la construction militariste de l’Europe - le projet d’ une armée européenne rivalisant de technologie avec les États-Unis et destinée à mener le même type de guerre - ne faisait pas problème.
Il est vrai que pour Le Monde la « guerre européenne », comme le précise l’éditorial cité, « est menée au nom des intérêts politiques - et non pas économiques - de l’Europe de demain, des valeurs morales qui doivent la fonder ».
(5) Une guerre essentiellement humanitaire ?
Une fois la guerre commencée, Le Monde du 25 mars - « Un tournant historique » - se prononce sans équivoque sur ses enjeux : « éviter le retour de la barbarie en Europe ». Mais, du même coup, l’enjeu de la guerre selon Le Monde devient à ses yeux, l’objectif de la guerre selon l’OTAN : un objectif sublimé par les motivations humanitaires que le quotidien assigne à la guerre et qui occupent exclusivement le devant de la scène politique et journalistique. Les autres motifs - l’importance de l’intervention dans la perspective d’une refondation du rôle de l’OTAN, l’importance géostratégique des Balkans, les enjeux directement économiques - sont en général passés sous silence [13].
Pourtant, déconnectées de l’analyse d’ensemble, quelques informations que Le Monde distille parfois mettent en évidence l’existence de ces motifs, dissimulés par le vacarme humanitaire. Ainsi, dans un article du 21 février, Jacques Isnard fait le point sur la stratégie américaine et, en particulier, sur le rôle qu’elle assigne à l’OTAN [14]. Mais la guerre, pendant plusieurs semaines, ne permet plus de tenir compte de ces analyses : il faudra attendre l’anniversaire de l’OTAN pour que Le Monde se demande en quoi la guerre du Kosovo s’intègre au déploiement de cette stratégie dont l’objectif géopolitique, d’inspiration américaine, suppose le contournement de l’ONU et de l’OSCE par l’OTAN, avec toute les conséquences qui en ont découlé pour le Kosovo : le report pendant plusieurs mois de toute tentative d’arrêter le désastre, le retrait des observateurs de l’OSCE, etc...C’est que l’enjeu essentiel dépasse d’emblée la question du Kosovo, ainsi que le déclare Zbigniew Brzezinski dans un « point de vue » publié en première page du Monde, le 17 avril : « le fait est que l’enjeu dépasse infiniment, désormais, le simple sort du Kosovo (...). Il n’est pas excessif d’affirmer que l’échec de l’OTAN signifierait tout à la fois la fin de la crédibilité de l’Alliance et l’amoindrissement du leadership mondial américain. Les conséquences en seraient désastreuses pour la stabilité de la planète ». Après avoir mis l’OTAN en avant pour favoriser la refondation de son rôle, il s’agirait désormais, avant tout autre objectif, de sauver l’OTAN. L’engrenage mal maîtrisé de la guerre révèle l’un des moteurs qui le font tourner.
Or la stratégie proprement militaire n’est pas indépendante de cette redéfinition de l’OTAN. Le Monde a publié une page au titre éloquent le 15 juin : « Le Kosovo a été le banc d’essai des matériels présentés au salon du Bourget ». Dans le sous-titre : « (...) les États-Unis ont fait la démonstration que, sans leur technologie, l’Europe de la défense n’a pas de consistance ». L’auteur de l’article, Jacques Isnard, enfonce quant à lui un autre clou : « L’OTAN, Amérique et Européens confondus, a conceptualisé et choisi d’adapter sa forme de guerre - la défaite de l’adversaire sous l’effet des seules frappes aériennes - à sa panoplie d’armement ». On imagine à quelles contorsions doivent se livrer des éditorialistes qui pensent possible de soutenir la guerre de l’OTAN, sans soutenir le volet militaire de la stratégie de l’OTAN : des « frappes » aériennes, qui s’avèreront plus efficaces contre les objectifs civils que contre les cibles militaires. Il faudra attendre... le 14 septembre 1999, pour que l’on apprenne, au détour d’un article d’Alain Frachon consacré à une comparaison entre le Kosovo et Timor, que l’ » humanitaire » ne fut qu’un « facteur » parmi d’autres de la guerre conduite par l’OTAN dans les Balkans [15].
Une fois le recours à la guerre légitimé, il reste à justifier la stratégie déployée. Celle-ci de présente deux dimensions indissociables - une dimension politique et une dimension militaire - que l’on peut cependant distinguer provisoirement, pour la clarté de l’exposé. Que valaient les objectifs politiques ? Que valaient les moyens militaires ?
(6) Une guerre politiquement ciblée ?
Une fois la guerre commencée, il ne fait aucun doute, pour Le Monde, que l’objectif de l’OTAN est d’empêcher le « nettoyage ethnique ».
Pourtant, au moment de Rambouillet, non seulement il n’était question ni d’un nouvel Hitler, ni d’une menace de génocide, mais il n’était même pas question d’un projet ou d’un plan, d’une esquisse ou d’une mise en œuvre systématique d’un plan de nettoyage ethnique au Kosovo. Les diplomates et les militaires occidentaux invoquent le risque d’une catastrophe humanitaire, un risque de déflagration généralisée dans les Balkans, les risques d’une offensive serbe généralisée.
Au moment où la guerre commence, Le Monde, dans son éditorial du 25 mars - « Un tournant historique » - décrit en ces termes l’ampleur d’un « drame humanitaire » : « En dix mois de répression de la guérilla indépendantiste, les forces serbes ont tué quelque 2 000 personnes, capturé des centaines d’hommes dont on est toujours sans nouvelles, brûlé et pillé des dizaines de villages, enfin chassé plus de 200 000 Kosovars dans les pays alentour. ». Bien que la « guérilla indépendantiste » ne soit pas omise - il n’en sera plus question dans les éditoriaux suivants -, cette présentation suggère déjà la mise en œuvre d’un plan systématique, mais se garde bien de l’affirmer.
Cinq jours plus tard, l’éditorial du 30 mars - « L’arme de Milosevic » - explique que le « drame humanitaire », antérieur à la guerre, était déjà l’accomplissement d’un projet d’épuration ethnique. Par conséquent, les atrocités et les expulsions massives postérieures au début des bombardements seront présentés, tout uniment, dans l’éditorial du 3 avril 1999, comme « la mise en œuvre de la dernière phase d’une épuration ethnique, commencée durant l’été 1998 et ayant alors déjà conduit sur les routes de l’exode - sans bombardements de l’OTAN ! - 200 000 Kosovars ». Ce qui s’est produit après le début des bombardements sert, rétrospectivement, de grille de compréhension de ce qui s’est passé avant. Et les objectifs proclamés au cours même de la guerre seront présentés comme les objectifs qui ont justifié son déclenchement.
Pourtant, les objectifs officiels n’ont cessé de varier. Dans Le Monde du 6 février - où Claire Tréan avalisait le délai de quinze jours « pour parvenir à la paix », on pouvait lire que selon Bill Clinton, il ne s’agissait que d’ » arrêter le conflit ». On avait déjà oublié que, quelques mois plus tôt, pour « arrêter le conflit », les otaniens privilégiaient une négociation directe entre Milosevic et Rugova et laissaient libre cours à la répression de la « guérilla indépendantiste » de l’UCK que les diplomaties occidentales ne craignaient pas, à l’instar du pouvoir serbe, de présenter comme une formation « terroriste ». Ainsi, pour « arrêter le conflit », les grandes puissances, hostiles à l’indépendance du Kosovo, avaient déjà commencé par contribuer à son intensification. Avant de s’aviser qu’il fallait changer d’orientation et, toujours pour « arrêter le conflit », faire monter les enchères diplomatiques et militaires. Et ce n’est qu’après le début des bombardements que les otaniens (et Le Monde) ont modifié, a posteriori la présentation des enjeux : il ne s’agit plus d’ « arrêter le conflit » mais d’empêcher la mise en œuvre d’un plan d’expulsion de la majorité des albanophones - un plan qui avait commencé à s’appliquer et se serait réalisé implacablement, en l’absence de toute intervention.
Ainsi, avant même que la guerre l’OTAN ne s’en mêle, les effets du conflit avaient fait oublier sa nature : un conflit devenu politiquement irréductible entre un projet de subordination des Albanophones au joug de Belgrade (y compris dans le cadre d’une autonomie reconnue de la province) et un projet indépendantiste, radicalisé par la répression serbe. Que ce conflit ne légitime ni les massacres ni les crimes contre l’humanité est une évidence. Mais c’est de la nature du conflit que devrait dépendre la nature de toute intervention extérieure. Or il est non moins évident que ce conflit n’a rien à voir avec la dernière guerre mondiale : Milosevic n’est pas Hitler, les crimes serbes ne sont pas un holocauste et donc la guerre de l’OTAN n’a rien à voir avec le débarquement allié dans la Deuxième guerre mondiale. En revanche, les conflits de Chypre, d’Irlande ou du Pays basque, mais surtout les conflits entre Israéliens et Palestiniens, Turcs et Kurdes, Indonésiens et Timorais peuvent servir de point de comparaison : aucun de ces conflits ne peut se résoudre par une guerre menée par les grandes puissances contre le pays oppresseur, à l’exclusion de toute autre forme d’action.
Certes, à la différence de nombreux médias, Le Monde ne parlera jamais de l’accomplissement d’un « génocide ». Mais, à aucun moment, on ne lira dans notre quotidien une critique ouverte des responsables politiques et des journalistes qui brandissaient la menace, voire l’existence d’un tel génocide. Mieux : sous la plume de Claire Tréan, la dénonciation d’un « génocide » ne relèverait que d’une « inflation verbale » qui aurait fait place à un « langage plus modéré », à mettre au compte de » subtilités rhétoriques », destinées faciliter une négociation éventuelle : « C’est comme si un mot d’ordre avait été passé chez les Occidentaux. En substance (…) si nous parlons de « génocide », nous ne pourrons pas traiter avec Milosevic ; car on ne traite pas avec Hitler. (…) Il y a toutefois des limites aux subtilités rhétoriques. Même si l’on peut discuter à ce jour du recours au terme de " génocide " [souligné par moi] , les dirigeants occidentaux auraient du mal à expliquer que ce qui s’est passé pendant dix jours n’est pas une déportation massive de populations civiles, c’est-à-dire, au regard de la loi internationale, un « crime contre l’humanité » [16].
L’inflation verbale, que mentionne Claire Tréan, n’est pourtant que le revers de la déflation de l’analyse. En s’efforçant de présenter, a posteriori, l’intervention de l’OTAN comme une tentative de s’opposer à une politique d’épuration ethnique, Le Monde, emporté par son propre élan, accréditera l’existence du plan « Fer-à-cheval ». Dès lors la guerre de l’OTAN pouvait passer pour une guerre strictement préventive.
(7) Une guerre strictement préventive ?
Quand commence la guerre, il n’est pas encore question d’un projet d’expulsion massive et de destruction systématique. Mais l’éditorial du 25 mars note - à juste titre - que « les raids peuvent servir de prétexte à M. Milosevic pour accroître son offensive ". La question devrait surgir d’elle-même : les bombardements n’ont-ils pas favorisé ce qu’ils prétendaient empêcher ?
Tant que l’exode des Albanophones du Kosovo n’a pas encore pris l’ampleur qu’on lui a connu, Le Monde reconnaît très indirectement l’existence du problème. La réponse du quotidien à la question qu’il se refuse à poser ouvertement tient, le 30 mars, en deux phrases désaccordées du même éditorial, « L’arme de Milosevic ». Première phrase : l’épuration ethnique « serait dans une phase exacerbée, déclenchée par les forces serbes en représailles aux bombardements de l’OTAN ». Deuxième phrase : « L’intervention de l’OTAN a donc accéléré une épuration ethnique qui est cependant à l’œuvre au Kosovo depuis au moins un an. » Pourquoi ne pas dire clairement que la guerre de l’OTAN a favorisé la guerre de Milosevic ?
Le lendemain, dans l’éditorial du 31 mars - « Le pari Primakov » - se borne à enregistrer les conséquences des bombardements : « les frappes de l’OTAN sur le Kosovo n’ont pour l’instant conduit qu’à aggraver un drame humanitaire au centre de l’Europe . » Pourquoi ne pas dire clairement que la guerre de l’OTAN a « aggravé » la situation qui avait servi au Monde à justifier son déclenchement ?
En vérité, puisque l’épuration ethnique, selon Le Monde, avait d’emblée, avant même l’intervention de l’OTAN, pour objectif de chasser les Albanophones du Kosovo, le rôle des bombardements est une question subalterne, surtout quand on peut présenter l’exode des Kosovars comme une « dernière phase ». On pourrait se demander au moins comment il se fait que la mise en œuvre systématique de cette « dernière phase » ait attendu les bombardements ? La question ne sera pas posée. Ainsi l’éditorial du 7 avril - « Réfugiés le non-dit français » - s’en tient avec une réserve prudente, en retrait sur le constat d’une aggravation favorisée par les bombardements, à un constat négatif : « Au treizième jour de la campagne de bombardements de l’OTAN (…), il y a au moins un résultat que personne ne conteste l’incapacité avérée, pathétique, de ces raids à empêcher le « nettoyage ethnique » du Kosovo ordonné par M. Milosevic. » Bref, les bombardements n’ont été qu’inefficaces : aucun rôle causal, même atténué, ne leur revient.
Pourtant le diagnostic d’inefficacité conduit Le Monde à proposer une ébauche de réponse à la question qu’il ne cesse d’éluder. L’éditorial du 17 avril - « Le risque de la défaite » - explique ainsi le rapport entre les bombardements et l’exode : « Non seulement les bombardements n’ont pas atteint, de l’aveu même de certains stratèges américains, l’ « objectif militaire minimum » attendu. Mais ils ont eu pour principal effet de donner à Milosevic l’alibi qu’il attendait pour donner libre cours à son cynisme brutal. » Un simple alibi. Mais dont l’existence conduit à soulever un problème qui devait l’être depuis le début : est-ce la guerre engagée par l’OTAN qui est condamnable ou seulement la stratégie militaire adoptée ? Le Monde - comme on va le voir - se bornera à critiquer seulement la stratégie, en préconisant une intervention au sol.
Pour pouvoir éluder le rapport entre les bombardements et l’exode des albanophones organisé par les forces serbes, il suffit d’indiquer que cet exode avait commencé avant les bombardements, qu’il était planifié, que les bombardements lui ont fourni un alibi. Ainsi se trouve évacuée l’hypothèse d’un effet direct des bombardements sur le déclenchement d’une violence qui, aussi planifiée qu’elle ait été, n’a pris une forme systématique qu’avec les premières frappes aériennes. L’épuration ethnique devient, à croire les silences du quotidien, la fin même de la politique de Milosevic. Les objectifs politiques de Belgrade - aussi condamnables soient-ils - sont passés sous silence. Tout laisse penser cependant que deux projets existaient à Belgrade : soit une autonomie partageant les pouvoirs sur un territoire unifié, mais subordonné à Belgrade ; soit un partage ethnique du Kosovo (Belgrade se réservant le nord incluant les mines). Compte tenu de la radicalisation des positions indépendantistes, le risque d’une offensive de nettoyage ethnique pour imposer un partage du territoire était indéniable. Était-ce ce risque et ce projet que les bombes devaient « empêcher » ?
Quoi qu’il en soit, l’inexistence du plan « fer à cheval » ne rend pas inconcevable l’existence d’un plan équivalent. Mais si un tel plan était prévu, pourquoi rien n’a été préparé pour accueillir et protéger les populations concernées ? A supposer qu’un tel plan ait existé, force est de constater que loin de l’empêcher, les bombardements en ont favorisé l’exécution. Non seulement parce qu’ils laissaient les populations civiles totalement démunies face à la violence extrême des forces serbes, mais aussi parce qu’ils permettaient à Milosevic de présenter comme un effet de la fuite devant les bombardements, une expulsion massive des Albanophones qu’il aurait été plus que difficile d ’assumer en Serbie même : sans la guerre contre l’OTAN, il est peu vraisemblable que la société serbe et yougoslave aurait été prête à accepter un nettoyage ethnique des voisins albanais. Comment expliquer sinon que, avant la guerre, Milosevic ait eu besoin de couvrir sa politique des impératifs de lutte contre le « terrorisme » ? Et que, pendant la guerre, il ait dû prétendre, images de sa télévision à l’appui, que les Albanophones du Kosovo fuyaient les bombardements ? Cette propagande n’était pas seulement tournée vers l’extérieur : elle était indispensable face à une population pour qui la défense du Kosovo comme province serbe n’implique pas l’acceptation de crimes contre l’humanité.
Non seulement les bombardements n’ont pas pu empêcher le nettoyage ethnique, mais ils ont favorisé son intensification. Sauf à démontrer qu’il fut moindre sous les bombes qu’il ne l’aurait été sans elles : ce qui est manifestement faux. Pierre Georges, sous le titre « Le réel » - dans Le Monde du samedi 19 juin - soulignera l’horreur qui se découvre au Kosovo après la fin des bombardements, mais c’est pour s’insurger contre « le pauvre argument d’une incitation indirecte à la barbarie ». Mais dès lors que les conséquences des bombardements étaient prévisibles, Pierre Georges n’oppose à un terrible argument qu’une pitoyable dénégation.
Le général Wesley Clark, commandant américain des forces de l’OTAN, dès le 27 mars, déclarait qu’il était « entièrement prévisible » que la violence serbe s’intensifie avec les bombardements. Le même général précisait le 12 avril « les autorités militaires avaient tout à fait prévu la conduite vicieuse que Milosevic adopterait, de même que l’efficacité terrible avec laquelle celle-ci serait appliquée. » [17]. L’édifice chancelant de l’argumentation du Monde ne résiste pas à cet aveu : si les atrocités serbes et l’expulsion massive des Albanophones étaient, en cas de bombardements, prévisibles et prévues, comment peut-on soutenir que ces bombardements avaient pour but de les empêcher ? Indubitablement, « on a cyniquement facilité le crime pour en légitimer la punition » [18]
C’est pourquoi, à mesure que le temps passe et que les bombardements s’intensifient, les cibles politiques de l’OTAN se brouillent aux yeux de ceux qui soutiennent cette intervention, d’autant que les cibles des bombardements et les moyens de la guerre semblent de plus en plus mal ajustés aux fins humanitaires que l’on affiche.
(8) Une guerre militairement ciblée ?
On pourrait croire que Le Monde a mis en doute très tôt le caractère strictement militaire des cibles de l’OTAN. Une mise en question apparaît dans l’éditorial du 26 avril - « Bombes contre images » - : « Quand on s’attaque à un service public tel que la télévision, aussi collectif et intimement lié à la vie privée, on ne peut pas continuer à dire qu’on fait la guerre à un régime, et pas à un peuple » Mais c’est aussitôt pour confier à l’opinion le soin d’avoir des impressions : « L’effet sur les opinions occidentales risque d’être dévastateur. Très vite peut s’imposer l’impression qu’on frappe les immeubles de Belgrade par incapacité à s’en prendre aux unités serbes au Kosovo. »
« On ne peut pas continuer à dire »… Mais Le Monde continue pourtant à l’affirmer. L’éditorial du 29 avril - « La Guerre de la France » - déclare ceci : « La guerre est une affaire trop grave pour ne pas devoir rappeler quelques vérités sur celle du Kosovo. D’abord, justement, qu’il s’agit bien d’une guerre, même si (sic) elle n’a, jusqu’à présent, fait que des victimes civiles, serbes ou kosovares. C’est une guerre menée contre le régime d’un homme, Slobodan Milosevic, responsable ces dix dernières années des pires atrocités que l’Europe ait connues depuis 1945. « Une guerre menée contre un régime ? Il faudra attendre le 2 juin pour que Le Monde admette enfin que cette guerre-là prend surtout pour cibles des objectifs civils. Pour « faire plier Milosevic » et « imposer le retour des réfugiés » dont on a favorisé l’expulsion, il a fallu détruire les infrastructures économiques de tout un pays, prendre des risques écologiques majeurs, contribuer à la misère de sa population. S’agit-il encore de ces œufs que l’on doit casser pour faire des omelettes ?
Après coup, les objectifs militaires semblent avoir été moins atteints que les populations et les infrastructures civiles [19]. Mais quand Le Monde revient sur cette question, en juin 2000, c’est pour s’interroger surtout, avec une froideur objective enfin retrouvée, sur l’efficacité des bombardements et souligner que l’imperturbable quotidien avait eu raison de s’interroger sur l’efficacité de ces moyens. Interrogation sur l’efficacité des moyens et fort peu sur leur nature, et encore moins sur la politique qui sous-tend leur emploi.
Au fil des éditoriaux, Le Monde entrevoit le risque de la défaite, voire du désastre. La guerre ayant été jugée inévitable et indispensable, il est trop tard pour revenir en arrière. Aussi le titre de la « une » du jeudi 15 avril résume-t-il la seule interrogation que journal puisse se permettre : « L’OTAN s’est-elle trompée de stratégie ? » Comme s’il ne pouvait s’agir que d’une erreur…Et de surcroît d’une erreur strictement militaire. L’article qui, en page intérieure, répond à l’épineuse question soulevée à la « une » ne recense, à une exception près, que des critiques sur les moyens employés, comme si ces critiques ne rejaillissaient pas sur l’ensemble de la politique conduite par les otaniens. Ce serait donc une erreur de stratégie militaire qui justifierait ce diagnostic du 20 avril, sous le titre « Langue de bois » : " A l’aune de leurs déclarations au début de l’opération, « Force alliée » est un échec. " Et c’est cette « erreur » qui permet dans l’éditorial du 22 avril - « Le but de guerre » - de justifier ainsi la nécessité d’ une intervention au sol : « La critique sur l’inadéquation des moyens choisis par rapport aux buts assignés est largement fondée. ».
Jamais Le Monde ne soulèvera la question suivante : une telle contradiction entre les fins proclamées et les moyens employés ne jette-t-elle pas pour le moins un doute sur la nature des objectifs poursuivis ? Ainsi le quotidien de référence aura réussi un double tour de force s’interroger sur la dimension militaire de la stratégie de l’OTAN comme s’il ne s’agissait pas d’un concept stratégique global, politique et militaire, élaboré de longue date ; s’interroger sur la dimension militaire de la stratégie de l’OTAN sans s’interroger sur sa dimension politique : une refondation générale de ses missions dont le Kosovo fut le premier terrain d’expérimentation.
Et quand la « victoire » de l’OTAN aura permis le retour des Albanophones violemment et massivement exilés, Le Monde feindra de croire que leur retour était l’objectif principal des bombardements qui ont précipité leur expulsion. Serge July, pour Libération, parlera au moins d’une « Amère victoire ».
(9) Qu’est-ce qu’un journal de référence ?
En choisissant d’étudier Le Monde, on ne s’est pas simplifié la tâche : des journaux favorables à la guerre menée par l’OTAN, il est loin d’avoir été le plus outrancier et le plus scandaleux. Mais justement, c’est peut-être de l’outrance des autres journaux que Le Monde tient sa réputation de « quotidien de référence ».
L’éditorial du Monde condense l’exercice de ce magistère médiatique auquel il prétend : d’abord, parce que, comme le rappelle le « médiateur » Robert Solé, l’éditorial engage - à la façon des prises de position publiques d’une formation politique - l’ensemble des journalistes du quotidien : « Non signé, l’éditorial est une œuvre collective qui engage l’ensemble du journal » [20][1]. Et sur la « question du Kosovo », cet engagement collectif fut, si l’on en croit Pierre Georges, directeur adjoint de la rédaction, unanime. Il reste que l’éditorial du Monde ne se borne pas à faire connaître une prise de position [21]. La position prise est solidaire de la posture adoptée : ensemble, elles conditionnent l’information diffusée.
L’éditorial du Monde, naviguant entre un réalisme de bon ton (glissé dans des versets de morale politique) et un idéalisme de bon aloi (enchâssé dans des principes de politique morale) a pour charge de prodiguer conseils et admonestations. On ne sera donc pas étonné si la position de soutien à la guerre amène l’éditorialiste anonyme du Monde à adopter une posture de conseiller en stratégie militaire et de conseiller en communication politique.
Conseiller en stratégie militaire, Le Monde - comme Libération - croit ou affecte de croire que l’on peut infléchir la stratégie militaire de l’OTAN : qu’il est possible de mener, avec l’OTAN, une guerre qui ne soit pas cette guerre. Un quotidien de référence ne devait pas désespérer d’être entendu, comme le montre le « débat » - désormais oublié …- sur l’éventualité d’une intervention au sol. D’abord, Le Monde commence par s’interroger : « Fallait-il exclure d’emblée le recours à une intervention terrestre ? » (éditorial du 2 avril, « Questions au 7ème jour »). Puis, le temps passant, l’interrogation fait place à l’affirmation « Peut-être serait-il temps de dire la vérité la défense du droit au retour des réfugiés est un slogan vide de sens si l’on continue à catégoriquement exclure l’envoi de troupes au sol » (éditorial du 7 avril, « Réfugiés le non-dit français »). Quinze jour plus tard, Le Monde revient à la charge et revendique enfin le rôle qu’il s’attribue : « Les stratèges de l’OTAN ont d’ores et déjà suffisamment sous-estimé le pouvoir de Belgrade pour qu’on se permette de leur donner un conseil : M. Milosevic pliera d’autant plus rapidement qu’il saura que les alliés préparent aussi une intervention au sol. » (éditorial du 22 avril, « Le but de guerre » - souligné par moi. H.M.). Un conseil à la fois irréaliste et irresponsable. Irréaliste : la dissociation entre la guerre menée par l’OTAN de la stratégie militaire de la puissance qui domine cette organisation était invraisemblable. Irresponsable : une intervention au sol, à ce moment-là, aurait favorisé l’intensification des massacres.
Conseiller en communication politique, Le Monde, dès le 31 mars, déplore sous la plume de Luc Rosenzweig - alors correspondant à Bruxelles -, les erreurs de la communication otanienne : « L’Otan a perdu la guerre des mots et des images ». Et Alain Rollat, le même jour, se félicite du poids émotionnel des images de réfugiés. Fort du rôle qu’ ’il s’attribue, Le Monde somme les dirigeants de l’OTAN et les responsables politiques de clarifier leurs objectifs pour ne pas désorienter l’opinion publique... qui risquerait de désavouer une guerre qu’elle semble soutenir. L’éditorial du 2 avril - « Questions du septième jour » - exige que des objectifs apparemment limpides soient enfin clarifiés : « les dirigeants européens et américains doivent incessamment indiquer quels sont désormais les objectifs poursuivis par l’opération « Force alliée » ». L’éditorial du 5 avril, sous le titre « Silence on bombarde », déplore le silence observé par les responsables français face à leurs compatriotes, à la différence des responsables britanniques, allemands et américains : « Bill Clinton avait, à l’avance, tenté d’expliquer la détermination des Occidentaux à poursuivre leur campagne de bombardements sur la République fédérale de Yougoslavie. Slobodan Milosevic « veut garder le Kosovo et le vider de sa population (...), nous ne pouvons pas laisser faire cela impunément », a dit le président américain. L’explication vaut ce qu’elle vaut, mais elle a le mérite d’exister (sic) ». Qu’importe l’explication, pourvu qu’on en fournisse une… Et c’est le rôle de l’opinion qui vaut à Jospin et à Chirac d’être sommés de parler, après quelques jours de silence : « On ne fait pas la guerre sans rendre compte à l’opinion. » Et dix jours plus tard : « Une chose est sûre les Occidentaux, face à des opinions - par nature changeantes en démocratie -, devront, plus que jamais, expliquer que le combat qu’ils mènent au Kosovo est juste, car il s’agit d’y défendre des valeurs qui sont l’avenir de l’Europe. » (éditorial du 17 avril, « Le risque de la défaite »). Pourquoi désavouer le bombardement de l’immeuble abritant la RTS ? Essentiellement, parce que « l’effet sur les opinions occidentales risque d’être dévastateur » (éditorial du 23 avril, « Bombes contre images »…).
En appeler ainsi au conditionnement de l’opinion, c’est rappeler - le terme n’est pas nécessairement péjoratif - le rôle de la propagande. Comment dès lors ne pas être frappé du rapport entre les injonctions formulées au nom des exigences de cette propagande et les silences observés en dépit des exigences de l’argumentation ?
Aveuglement volontaire ou aveuglement consenti ? Les dérapages les plus scandaleux - la confirmation de l’existence du plan « fer à cheval », l’exagération démesurée du nombre des victimes, la dénégation des crimes de guerre de l’OTAN - montrent qu’à trop vouloir justifier la guerre de l’OTAN Le Monde a pris le risque ou a fait le choix de céder à la désinformation.
Pourtant, dans son éditorial du 20 mars, Le Monde édictait lui-même les règles qu’auraient pu se fixer les journalistes : « L’exemple de la guerre du Golfe qui, trop souvent, vit la presse grugée, impose une réaction de précaution. Toute guerre est un moment de démesure qui oblige les médias à se méfier, plus que d’ordinaire, des émotions et des passions. Il faut s’efforcer d’informer honnêtement, le plus rigoureusement possible, sans épouser la propagande des camps en présence. »
Le Monde n’a pas épousé la propagande d’un des camps en présence : il a apporté à la guerre menée par l’un d’entre eux le renfort de sa propre propagande [22].
Henri Maler