L’Europe, une utopie paradoxale (1994)
Rédigée en 1994, en réponse aux questions posées par un mensuel roumain paraissant à Bucarest - Dilemma - cette contribution n’a de sens qu’en fonction de sa date - Sarajevo est assiégée - et de son pays d’accueil - la Roumanie - où vivent de nombreux tziganes.
1. L’Europe, un mot pour dire quoi ? Quel est le visage que vous croyez que l’Europe présentera ou que vous désirez qu’elle présente au XXIème siècle ?
L’Europe est une utopie - une utopie paradoxale, puisqu’elle possède déjà un territoire, mais ne parvient pas à l’habiter. Chez elle, elle n’est nulle part : u-topie. Ou si peu. Habitent ce territoire des peuples qui n’en finissent pas de se le partager. Pessimisme de la raison : les nationalismes chasseront l’Europe de son foyer et ne recevront de communion que du tourisme et du commerce. Optimisme de la volonté : l’utopie - l’Europe - est la part de réel que les hommes déclarent ou rendent impossible, et qui finira par s’imposer.
On a toutes raisons de craindre que l’Europe n’existe au XXIème siècle que pour les passagers en classe « Affaires » des vols continentaux ; ou pour les cartographes et leurs cousins : les militaires. De craindre qu’elle n’existe que comme le vaste espace où se déploient des lignes de front toujours mouvantes entre des nations en quête de leur identité. Ou encore que l’Europe ne soit qu’un marché, coiffé par des alliances à géométrie variable autour de deux pôles : l’Union européenne et la Russie. Les deux hypothèses peuvent se combiner : un vaste espace économique, lacéré par des inégalités sociales vertigineuses, traversé par des nationalismes rabougris. Le carcan libéral qui enserre l’Europe aurait alors eu raison de son utopie.
Mais on a quelques raisons d’espérer que le rêve ou, à défaut, la force triomphe de cette guerre européenne qui se livre déjà autour de Sarajevo et de cette misère européenne - cette ombre de l’Europe qui la devance : le long cortège de l’exploitation et de l’exclusion. Mais le bon usage de l’espérance n’est ni onirique, ni héroïque : il est politique. Politique, un mot pour dire quoi ? L’espérance - et le déploiement - d’une communauté.
2. L’Europe peut-elle espérer devenir une communauté ? De quelle nature et pour qui ?
L’Europe dispose d’un territoire, mais elle ne se confond pas avec l’existence d’un peuple : le peuple-Un, qui veille jalousement sur son sang, sa terre et sa langue. L’Europe ne peut donc espérer devenir une nation : les Etats-Unis d’Amérique, aussi bigarrés soient-ils, ne peuvent être son modèle.
L’Europe ne peut espérer devenir une nation, cette communauté imaginaire qui ne devient réelle qu’en s’abolissant comme communauté dans l’État. Elle peut espérer devenir une communauté si, du moins, « communauté » ne désigne pas cette union fusionnelle qui cimente les armées et désarme les individus ; si, du moins, « communauté » ne désigne pas cette mise en tutelle qui, sous couvert de souveraineté du peuple, défait les multiplicités individuelles au bénéfice de l’unité de l’Etat.
Les peuples, pour exister, ont certes besoin de souveraineté, à l’intérieur comme à l’extérieur : qui oserait mépriser sa conquête ou sa reconquête - quand, du moins, elle respecte les droits des minorités ? C’est ainsi que les peuples se cherchent comme nations et se dotent d’un État. Car les nations ont besoin d’un maître. Il en est de doux, il en est de sévères : nous connaissons - vous connaissez en Roumanie - la différence ! Mais l’Un une fois constitué que devient le multiple ? Les détenteurs de la souveraineté n’en n’ont plus que le titre : petits actionnaires, abandonnés à leurs misères et retranchés derrière leurs frontières.
L’Europe ne peut espérer devenir une nation. Mais cet obstacle principal peut devenir sa plus grande chance : L’Europe peut espérer devenir une cité. Mais elle n’en prend pas le chemin : à peine peut-on entrevoir une Europe des nations. Mais l’Europe des nations est une Alliance, quand seule l’Europe des citoyens peut devenir une communauté.
L’Europe peut espérer devenir une cité, à condition que l’on cesse de confondre citoyenneté et nationalité. L’Europe est citoyenne parce qu’elle est - quand elle est - apatride. L’Europe peut devenir une cité, à condition que l’on cesse de confondre sa capitale avec la tête immobile d’un État : un État dominant ou un groupe d’Éats confédérés. L’Europe est citoyenne quand sa capitale est nomade. L’Europe peut devenir une cité, à condition que l’on cesse de confondre l’hospitalité avec l’hôtellerie : un jour viendra peut-être où un européen ne sera jamais, en Europe, un immigré et où un immigré, d’où qu’il vienne, sera partout en Europe un citoyen.
L’Europe sera une communauté quand tous nos exodes seront des voyages et toutes nos exils des migrations ; quand la plupart de nos échanges seront des dons et nos relations des amis ; quand le chômage forcé se dissoudra dans le repos volontaire et la misère chronique dans une frugalité provisoire. Utopie ? Sans doute, mais qui n’est pas destinée à se dérober sans cesse.
3. Quels sont les spectres les plus précieux de l’Europe actuelle ?
Un spectre hante l’Europe - le spectre de l’Europe : toutes les puissances des nationalismes et des obscurantismes les plus rances ont conclu une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre. Il est grand temps que les européens exposent ouvertement leurs buts à la face du monde entier et opposent aux légendes du spectre européen un manifeste de son utopie elle-même. Non pas pour conjurer le spectre, mais pour l’accueillir.
Nous savons dans quel drap est tissé son suaire : il porte l’habit d’Arlequin, parce qu’il a cousu, dans la même toile, des différences et des espérances. Nous connaissons ses Républiques, car il en a plusieurs : la République de l’émancipation sociale, toujours en conflit avec les oligarchies économiques et politiques ; la République des arts et des sciences, toujours en conflit avec la monarchie jumelle de Coca et de Cola. Nous savons que les seules lumières qu’il supporte sont celles de la raison. Nous savons que s’il doit paraître et prendre corps, ce ne sera pas au grand bal des diplomates, au quartier général des militaires ou à la bourse des affairistes, mais au forum des peuples. Pourquoi ne pas faire naître ce dernier ?
Spectres de l’Europe : quand tous les individus qui vivent en de Europe commencent à bénéficier de droits de citoyenneté européens ; quand artistes, savants, penseurs, journalistes abolissent les frontières après avoir eu souvent - vous le savez mieux que quiconque - tant de mal à les franchir ; quand les peuples mobilisés agissent pour des droits et des garanties sociaux européens.
Spectres de l’Europe : son patrimoine est création, son territoire est Cosmopolis, sa capitale est Sarajevo, ses citoyens sont tziganes, car « ils sont chez eux dans toute l’Europe, ils sont ce que nous prétendons être : des Européens nés » (Gunther Grass).
Henri Maler
NB 2015 : Il y a 20 ans on pouvait redouter, comme je le l’écrivais alors que le carcan libéral qui enserre l’Europe finisse par avoir raison de son utopie. Force est de constater qu’entre l’évanouissement et la mort clinique la différence devient peu à peu imperceptible.