La guerre d’Afghanistan de 2001 : Sémantique et rhétorique de la guerre impériale
L’article ci-dessous, reprend une conférence prononcée à l’Université de Rome le 1er mai 2002, dont le texte, considérablement développé, a été publié en Italie sous le titre : « Sémantique et rhétorique de la guerre impériale dans les médias français. L’exemple de la guerre d’Afghanistan en 2001 » [1].
À partir de l’exemple français (mais sans doute transposable) et de celui de la guerre d’Afghanistan (mais partiellement généralisable), on se propose d’examiner quelques fragments du discours de la guerre impériale dans les versions qu’en offrent les médias dominants. Le présupposé de ce travail de décryptage est le suivant : en dépit de la diversité des guerres successives (diversité de leurs motifs et de leurs enjeux immédiats), une même guerre multiplie ses théâtres d’intervention au moins depuis la chute du mur de Berlin [2]. On est en droit de penser que des arguments rationnellement consistants pouvaient permettre de soutenir chacune de ces guerres comme juste et nécessaire. Mais cela ne changerait rien à ce qui nous importe : mettre en évidence la teneur idéologique et les effets d’imposition symbolique de la version impériale de ces conflits telle que les médias français l’ont épousée. Ainsi de la guerre d’Afghanistan. Cette guerre a mobilisé, dans ces médias, des ressources sémantiques et rhétoriques qui méritent un examen.
Sémantique de la guerre : Guerre des mots, mots de la guerre
De la guerre des mots aux mots de la guerre, de la délimitation lexicale et grammaticale des camps en présence au vocabulaire des champs de bataille, les médias de masse exercent leur office de domination symbolique, indistinctement involontaire et délibéré. Ils prennent position dans un champ de bataille sémantique, avant de se ranger au côté des puissants, dans un champ de bataille ethnocentrique.
I. Le champ de bataille sémantique
Avant même que la guerre d’Afghanistan ne commence, les médias dominants livrent une bataille sémantique qui distribue les camps en présence.
1. La constitution des camps en présence
Le partage entre « amis » et « ennemis » suppose tout d’abord que leurs soient attribués les vocables qui leurs reviennent : les « anti-terroristes » alliés des « américains » se dressent contre les « terroristes », flanqués des « anti-américains ».
– Terrorisme : L’usage à la fois sélectif (puisqu’il ne concerne que les actes de violence atteignant des civils innocents de « nos » seules démocraties) et indéterminé (puisqu’il englobe souvent des actes de guerre visant des responsables politiques et militaires) du terme de « terrorisme » permet toutes les manipulations. C’est un vocable dont l’élasticité est - comme la « justice » qui combat l’ennemi qu’il désigne - « sans limites ».
Dans sa plus grande extension (du moins jusqu’à ce jour...), le « terrorisme » peut désigner n’importe quel acte de délinquance. Alors, « Le terrorisme est quotidien » (Le Figaro, 2 novembre 2001, p. 13) : « Osons l’écrire : aujourd’hui, on risque une agression à chaque coin de rue, à son propre domicile, pour un oui ou pour un non ». Et cela porte un nom : « S’il ne faut pas négliger la menace que font peser les artificiers de Ben Laden, il faut d’abord s’attaquer à la réalité. En France, le terrorisme est quotidien. » On peut s’épargner la suite, mais pas la dernière phrase : « Entre celui qui fait régner la terreur - qu’il ait le visage de Ben Laden ou d’un "sauvageon" - et celui qui cherche à s’en protéger quel est le plus fasciste ? »
Il peut être syndical : il prend le nom de « terrosyndicalisme » pour désigner les formes d’actions violentes des salariés de Celaltex, de la brasserie Adelshofen et, plus récemment de Moulinex (Le Figaro du 16 novembre 2001, p. 2001) : « Dans la majorité de ces cas, ce sont bien des sommations terroristes qui ont été proférées, c’est-à-dire des recours systématiques à des intimidations destinées à imposer une cause par la violence (...) ». Suit alors cette équation : terrorisme syndical = terrorisme corse. « Difficile de ne pas faire le rapprochement entre ce nouveau terrorisme syndical et le terrorisme corse. En effet, ils sont tous deux construits sur la culpabilisation préalable d’un adversaire à impressionner. » Et pour finir : Terrorisme syndical et corse = menaces des banlieues + « terrorisme islamique international » : « Alors que la situation dans les banlieues est de plus en plus violente, il est à craindre que les exemples de terrorisme syndical, ajouté au terrorisme corse, ne donnent de semblables idées radicales aux fauteurs de trouble, dont une partie d’entre eux semble déjà solidaire du terrorisme islamique international. »
– Terrorisme d’Etat, en revanche, est une expression peu recommandée qui peut cependant être utilisée - à bon escient - pour désigner l’intervention russe contre la Tchétchénie ou l’intervention chinoise au Tibet (Le Monde du 20 octobre 2001, p. 19). A condition de ne jamais l’utiliser pour désigner certaines interventions de la C.I.A et de l’armée américaine contre certains pays, même dans un pas si lointain passé.
– Anti-américanisme : L’usage englobant du terme d’ « anti-américanisme » pour désigner des formes d’hostilité à la politique américaine très différentes et parfois opposées permet d’être dans le camps des « pour », ce qui est toujours plus reluisant. Cet unique vocable est chargé de désigner les sentiments et les ressentiments de ceux qui, envahis par des passions obscures ou n’ayant pas toute leur raison, les dissimulent derrière des arguments si divers et, parfois, si inconciliables, qu’il faut un terme unique pour les désigner. L’« antiaméricanisme » est un « fond », une « latence », un « réflexe », un « dénominateur commun ». « Antiaméricanisme » n’a pas de contraire, car le « philo-américanisme » étant strictement rationnel, il est impossible de l’affubler d’un tel nom ! D’ailleurs, toute critique qui fait valoir un conseil ou une réserve dans le cadre d’un soutien à la politique américaine doit être précédé d’une mise en garde dont le prototype est le suivant : « ce n’est pas céder à l’antiaméricanisme que de dire... »
La distribution des camps en présence n’impose pas seulement des vocables appropriés ; elle suppose, pour les partager clairement, un usage généralisé des déterminants pluriels, qui permettent d’enrôler dans chaque camp, sans distinction, « les » uns et « les » autres : « nous » et « eux ».
Le modèle politique de cet usage belliqueux de la grammaire est désormais célèbre. On le doit à un éditorial de Jean-Marie Colombani, paru dans Le Monde daté du 13 septembre 2001.
« Dans ce moment tragique où les mots paraissent si pauvres pour dire le choc que l’on ressent, la première chose qui vient à l’esprit est celle-ci : nous sommes tous Américains ! Nous sommes tous New-Yorkais, aussi sûrement que John Kennedy se déclarait, en 1962 à Berlin, Berlinois. Comment ne pas se sentir en effet, comme dans les moments les plus graves de notre histoire, profondément solidaires de ce peuple et de ce pays, les États-Unis, dont nous sommes si proches et à qui nous devons la liberté, et donc notre solidarité. [ ...] Cette situation commande à nos dirigeants de se hisser à la hauteur des circonstances. Pour éviter aux peuples que ces fauteurs de guerre convoitent et sur lesquels ils comptent d’entrer à leur tour dans cette logique suicidaire. Car on peut le dire avec effroi : la technologie moderne leur permet d’aller encore plus loin. La folie, même au prétexte du désespoir, n’est jamais une force qui peut régénérer le monde. Voilà pourquoi, aujourd’hui, nous sommes américains. »
Que Jean-Marie Colombani se sente américain est un sentiment privé qui ne regarde que lui [3]. Mais Jean-Marie Colombani parle pour « nous ». Un « nous » de majesté friserait la mégalomanie, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. C’est un « nous » de solidarité qui englobe non seulement tout un peuple, mais tout un pays, gouvernement inclus, voire gouvernement d’abord. Et ce « nous » ne désigne pas collectivement la rédaction du Monde, mais le monde entier, c’est-à-dire, selon une optique tout à fait singulière, cette partie du monde qui, doit aux Etats-Unis, sa liberté. Et ceux qui doivent aux gouvernements et à l’armée des Etats-Unis, l’oppression, la servitude ou la guerre ?
Quoi qu’il en soit, ce « nous » triomphal, devenu « américain », a fait d’innombrables adeptes. Et la fin de la guerre confirmera la grammaire de ses préparatifs. Ainsi, puisque « Nous sommes tous américains », depuis que Le Monde l’a décrété, c’est au Monde que Bernard-Henri Lévy, le 21 décembre 2001, a confié ce que ce « nous » exhaustivement américain pense. Cela s’intitule, modestement : « Ce que nous avons appris depuis le 11 septembre. »
Une fois les camps définis, la contribution sémantique des médias s’étend à la guerre elle-même : question de vocabulaire.
2. Le vocabulaire du champ de bataille
Dans le vocabulaire du champ de bataille, le déchaînement de la violence oppose aux « attentats » (aveugles) des « dégâts » (collatéraux) et par conséquent, parmi les civils, des « victimes » (innocentes) et « victimes » (accidentelles). Un glossaire plus détaillé permet d’y voir plus clair.
– Frappes : Le recours au vocable de « frappes », directement emprunté aux militaires, permet d’esquiver ce qu’il désigne : des bombardements (par exemple, Le Monde du 10 octobre 2001 : « Le monde musulman après les frappes »). Il présente en outre l’avantage de présenter les conséquences apparemment involontaires (les « dommages collatéraux ») comme des conséquences imprévisibles.
– Dommages collatéraux : expression peu appréciée par de nombreux journalistes, alors que certains continuent à l’utiliser sans guillemets dépréciateurs. Ainsi Jacques Amalric (Libération du 31/10, p. 5) qui invite les États-Unis à recourir à une intervention au sol pour « réduire les dommages collatéraux des bombardements ».
– Incidents : Vocable qui remplace avantageusement « dégâts collatéraux » (trop militaire). Peut être associé à « dérapage », pour désigner des « erreurs » (à condition de mettre ces dernières entre guillemets). Comme on peut le lire dans un article de Françoise Chipaux (Le Monde du 19 octobre 2001, p.3)
– Bavure : synonyme d’erreur ou de dommage collatéral, comme on peut le lire sous la plume de Jacques Amalric (Libération du 31 octobre 2001, p. 5), qui déplore « trop de bavures qui coûtent la vie à trop de civils ». Le terme peut être mis entre guillemets, pour prendre quelques distances, sans préciser lesquelles, comme dans l’éditorial du Monde du 28-29 octobre 2001 (p. 21).
– Victimes civiles : « innocentes » - c’est indiscutable - quand elles sont dues à la terreur talibane, elles sont en général privées de ce qualificatif quand elles sont dues à la guerre impériale, n’étant alors, dans la plupart des cas, qu’ « accidentelles » et « inévitables ».
– Humanitaire : qualifie les opérations de largage de vivres par l’armée américaine, alors même que nombre d’ONG dénoncent la confusion entre le « militaire » et « l’humanitaire » et que les médias font état de cette dénonciation, bien que le distinguo soit « théologique », comme on peut le lire dans Le Monde (11 octobre 2001, p. 2).
II. Un champ de bataille ethnocentrique
Le champ de bataille sémantique est solidaire d’un champ de bataille ethnocentrique qui le reproduit et le renforce. La grammaire, les chiffres et les images sont ainsi mis au service de la guerre.
1. « Nous » et « les autres »
Un ethnocentrisme quasi-spontané et totalement irresponsable s’empare alors des médias. Les sentiments collectifs des peuples - de tous les peuples - sont les produits des expériences historiques qu’ils ont vécues. L’émotion, quand elle gagne de larges secteurs de la population européenne, n’est pas a priori marquée du sceau d’une rationalité dont l’Occident aurait le monopole face à la déraison, que l’on qualifiera, indifféremment, d’arabe ou de musulmane. Comment s’étonner que la sympathie spontanée avec les victimes américaines puisse faire défaut ou manquer de chaleur, quand on connaît les expériences que certains peuples ont faites de la puissance américaine ? A-t-on le droit de montrer, voire de stigmatiser, des réactions - de l’indifférence à la haine - sans rien dire de leurs mobiles ? Pourquoi le devoir d’information tourne-t-il court quand il s’agit, non de justifier, mais de comprendre ? Quels sentiments entretient-on - à moins que l’on ne vise à les susciter - quand on diffuse des propos ou que l’on exhibe des images qui témoigneraient des réactions des foules du Moyen-Orient et d’Amérique Latine, sans dire un mot des violences ouvertes ou cachées qu’elles ont eu à subir, venant d’une superpuissance, dont le moins que l’on puisse dire est que sa politique étrangère n’est pas guidée par la compassion ? Pourquoi toutes ces questions - que certains journalistes se posent - sont-elles éludées ? De quelle indépendance le journalisme dominant peut-il encore se prévaloir ?
Deux exemples de cet ethnocentrisme médiatique qui enveloppe les mots et les déborde suffiront ici.
– Libération du 15-16 septembre 2001. Le monde entier en une double page, mais dévorée aux deux tiers par des photos et des titres. Un premier titre dit, à peu près, le contenu de l’article : « L’hommage rendu d’un bout à l’autre de la planète a mis au jour les nouveaux clivages politico-culturels ». Un second titre prétend nous éclairer sur le sens du précédent : « Solidarité occidentale, schizophrénie musulmane, indifférence latino-américaine ». Vous avez bien lu : « schizophrénie musulmane ».
– Le Nouvel Observateur du 20-26 septembre 2001 (page 89). « Le regard d’en face » : sous ce titre qui oppose une fois encore « nous » et les « autres », Laurent Joffrin, nous propose de partager son grand effort de compréhension : « Et si l’on essayait - un instant - de décentrer nos consciences occidentales ? Et si l’on s’efforçait, même maladroitement de comprendre un tant soit peu l’état d’esprit d’un habitant du Caire, d’Alger ou d’Islamabad ? ». La bonne idée ! Mais pourquoi faut-il en limiter l’usage à « un instant » ? Pourquoi nous inviter à une « empathie provisoire », et seulement provisoire ? Et d’ailleurs pourquoi cette invitation ? Joffrin répond : « Pour juger des représailles nécessaires »... Où l’on voit que l’objectif immédiatement militaire risque fort de censurer la noble intention « provisoire »... C’est qu’il s’agit, pour Laurent Joffrin, de nous expliquer d’abord pourquoi le terme de « croisade » était mal choisi, « non que le président ait métaphoriquement tort ». Mais voilà : « L’ennui, c’est que le mot a un autre sens : la mobilisation de tous les chrétiens contre l’islam impie". » Il y a donc eu erreur sur la métaphore... Suivent alors les résultats de l’ « empathie provisoire » : fort peu de choses en vérité. Reste la conclusion : « Quand il s’agira de mettre en marche les forces armée de la démocratie, animées d’un juste courroux, on devra, malgré tout, se livrer à une introspection. Un examen de bonne conscience... ».
L’ « empathie provisoire » se confond donc avec l’introspection nécessaire à la bonne marche des « armées de la démocratie » occidentale. On ne saurait mieux dire.
Et la guerre elle-même confirmera le regard que les médias dominants portent sur la « bonne marche » de « nos » armées...
2. Un « double standard »
Un seul exemple suffira qui permet de comprendre ce qui se joue derrière l’innocence apparente des mots et des images. On ne peut que souscrire à l’analyse de Christine Delphy et Annie Mordrel, quand elles relèvent ceci :
« Les journalistes ergotent sur le nombre de morts dues aux bombardements américains :" je suis sceptique " dit un journaliste de BBC World (25 octobre 2001) parlant de 15 morts civils afghans, " les Taliban ont tendance à embellir (sic) la réalité et on ne nous a pas montré les corps ". La même méfiance prévaut à TFI (infos de 20 heures du 6 novembre 2001), mais pour une raison diamétralement opposée : les Taliban " exhibent complaisamment " des cadavres d’enfants. Par contraste, on n’a pas contesté les chiffres des victimes des " Twin Towers " : on nous dit 5000, on répète 5000 ; on nous dit 6000, va pour 6000 ; on recompte, il y en a moins, qu’importe ; et personne ne crie à l’intoxication ou à la désinformation. On n’a pas demandé à voir les corps. On n’a reproché aux Américains ni de les montrer, ni de ne pas les montrer. La différence tient en cette phrase répétée : " On ne peut pas faire confiance aux Taliban ", qui implique qu’on peut faire confiance aux Américains. Ce " double standard " dans le reportage, s’ajoutant au " double standard " dans la conduite de cette guerre, passe peut-être inaperçu ici, mais pas hors d’Europe et des USA, là où habitent la majorité des habitants de la planète [4]. »
L’usage des modes grammaticaux, des chiffres et des images vient confirmer l’existence de ce « double standard ».
En l’absence d’informations « de source indépendante », comme les présentateurs ne cessent de le répéter, les informations sur le nombre des victimes données par les talibans et les images qu’ils consentent à laisser filmer, sont présentées avec toutes les réserves qui s’imposent, c’est-à-dire au conditionnel. Mais « le conditionnel conditionne [5] ».
Ainsi, pendant la guerre du Kosovo, Jean-Pierre Pernaut, au journal de TF1 de 13 heures du 20 avril 1999 parle de « 100.000 à 500.000 personnes qui auraient été tuées, mais tout ça est au conditionnel ». Le journal de 20h du lendemain, sur la même chaîne, récidive : « Selon l’Otan, entre 100 000 et 500 000 hommes ont été portés disparus. On craint bien sûr qu’ils n’aient été exécutés par les Serbes (...) Bien évidemment, la preuve de l’accusation reste à faire. » Mais le même conditionnel, qui invite à se méfier sans méfiance du chiffre des victimes civiles parmi les albanophones du Kosovo en 1999, permet en 2001 de se méfier du chiffre de 1500 quand il vient des autorités de Kaboul. Dans le premier cas, on maximise à outrance des chiffres qui, même assortis du conditionnel, confortent la douteuse légitimité de la guerre. Dans le second cas, on minimise des chiffres qui, grâce au conditionnel, témoignent de l’improbable innocuité des bombardements américains. Et le passage à l’indicatif sera presque totalement silencieux quand il s’agira d’évaluer le nombre de victimes civiles de la Guerre d’Afghanistan : pendant, les médias ne pouvaient pas savoir ; après ils ne veulent pas savoir.
C’est que les chiffres sont minés par la propagande, surtout quand elle vient de l’ennemi et que leur simple énoncé la sert. D’autant que les victimes civiles ne peuvent être dues qu’à des « erreurs ». Que répond Serge July, directeur de Libération à un internaute qui l’interroge, le lundi 29 octobre 2001, sur le site de ce journal au sujet du nombre de victimes civiles ? Ceci : « On connaît le chiffre taliban : 2.000. C’est un nombre considérable, mais dont on peut penser qu’il n’est pas exempt de propagande, de volonté de victimiser les talibans. Ceci étant, les États-Unis ont reconnu avoir fait un certain nombre d’erreurs dans les tirs et on peut penser que le nombre de victimes civiles est de toute façon important. » « Propagande » d’un côté, « erreurs » de l’autre : et des victimes passées par pertes et profits.
Quant aux images, chacun sait que, selon les cas, elles parlent et ne parlent pas par elles-mêmes. En l’absence d’images « de source indépendante », comment savoir ? En revanche, les images des vainqueurs coulent à flot.
Il reste que ces figures du discours médiatique (qui débordent déjà du strict champ sémantique) s’inscrivent dans une rhétorique de guerre qui, en dernier ressort, travestit le discours impérial en discours moral.
Rhétorique de la guerre : discours moral et discours impérial
La rhétorique de la guerre relève, évidemment, d’une logique du tiers exclu : « qui n’est pas avec moi est contre moi ». Mais une telle logique ne peut s’imposer sans explication ni justification.
I. Misères de l’histoire et de la causalité : la rhétorique explicative
L’examen des prétendues explications permet de saisir comment l’histoire devient belliqueuse : une histoire taillée sur mesure, dont rend compte une causalité réduite aux acquêts.
1. Une histoire taillée sur mesure
La logique impériale enrôle, dans le discours des médias dominants, une histoire édifiante dont la guerre elle-même constitue le dénouement. C’est une histoire réduite à un récit, mais un récit quasi-mythique où, sous le masque des personnages et sous la surface de l’intrique, travaille une machinerie narrative, dont il est possible d’exhiber les principaux rouages.
À tout récit, son commencement : ainsi en va-t-il des attentats du 11 septembre 2001. « Apocalypse », titre la plupart des quotidiens régionaux en France, qui veulent ainsi donner la mesure d’un événement littéralement extraordinaire. Partant de cette apocalypse originelle, les événements s’enchaînent réduits à leur pure factualité.
À tout récit, ses personnages : ainsi en va-t-il des figures opposées de George W. Bush et de Ben Laden. Le comble de l’ennemi, quand il ne s’agit pas du « Grand Satan » américain porte quelques noms propres ou communs devenus les patrons de toute comparaison : Hitler, Staline, fascisme, stalinisme. L’explication tient alors presque exclusivement dans la comparaison, bientôt réduite à une simple analogie. : « X n’est pas Hitler, mais... » ; les talibans ne sont pas des fascistes, mais...ce sont des fascistes islamistes. ». Disant cela, nous n’entendons pas exonérer des criminels de leurs crimes, mais souligner simplement que la rhétorique de la guerre dispense de les identifier précisément.
À tout récit, son intrigue qui rabat l’histoire sur une succession chronologique soigneusement aménagée, dont le principe est simple : si « tout commence avec le 11 septembre », il va de soi qu’à partir du 11 septembre « tout s’enchaîne », inéluctablement.
Discours emphatique de l’origine, grandiloquence maigre des analogies, misère factuelle de la chronologie : l’histoire est promue au rang de Grand Récit. Récit mythique des Origines, qui se déploie à partir de l’Origine qui décide, une fois pour toutes, de la place des médias au sein de l’un des camps que leur Récit contribue à façonner ... et de leur participation à « l’effort de guerre ». Il suffit, pour s’en convaincre, de lire Le Monde Télévision, 4 et 5 novembre 2001. Daniel Schneidermann éditorialise sous le titre « Effort de guerre ». Cela se présente comme une leçon de lucidité, inaugurée par une question qui en borde l’exercice : « Que signifie, pour les médias, participer à l’effort de guerre ? Non point fermer les yeux sur les erreurs, les tâtonnements, les bavures de la riposte américaine. Les ouvrir, au contraire. Mais les ouvrir jour après jour, avec endurance, sans oublier l’image originelle de l’agression du 11 septembre. ». Aucun État-major ne saurait se plaindre d’une telle indépendance !
Mais revenons en arrière : que l’histoire fasse tenir toute explication dans la narration n’est pas sans conséquences, on s’en doute, sur l’explication elle-même.
2. Une causalité réduite aux acquêts
Pour contenir la causalité - qu’il s’agisse des causes qui déterminent ou des conditions qui favorisent - dans les limites d’un récit édifiant, il suffit de juger l’événement au lieu de le jauger, d’identifier des auteurs et d’opposer entre elles des substances.
Retour au commencement : les attentats du 11 septembre 2001. D’emblée, l’événement comme crime - ce qu’il fut indubitablement -, par son ampleur même dispense de prendre en compte l’événement comme effet. L’événement comme crime ne peut être que l’effet de criminels. Et la folie meurtrière ne pouvant avoir pour cause que la folie des assassins, le discours journalistique décrète inexplicable ce qui, par définition, ne peut être expliqué. La causalité étant ainsi rabattue sur la responsabilité, il ne reste plus qu’à étendre la liste des responsables : on n’en finirait pas de citer les articles de nos majestés éditoriales qui, des « antiaméricains » aux « antimondialistes », de Ben Laden à José Bové, des « islamistes » aux « laxistes », ont permis d’élargir la liste des ennemis.
Si la responsabilité des auteurs tient lieu d’explication par les causes, leur appartenance à une communauté ou à une mouvance « islamiste », à une organisation ou à un réseau (Al-Qaida) complète leur identité. Que la montée en puissance de variétés précises de l’islamisme politique puisse être un effet, même indirect, de la politique impériale elle-même, ne satisferait pas les exigences du récit belliqueux : les relations et interactions qui ont contribué à façonner des appartenances qui ne sont pas isolables de ces relations s’effacent devant les appartenances elles-mêmes, complètement réifiées. Ainsi, de même que les auteurs (et leurs « alliés » présumés) absorbent les causes, les substances se substituent aux relations.
Dernier acte de la rhétorique explicative : toute tentative d’expliquer est dénoncée comme tentation de justifier. Ainsi la plupart des journalistes peuvent-ils, aux côtés des gouvernements belliqueux, procéder en quelques phrases à la transmutation alchimique des problèmes à résoudre en ennemi à combattre.
Et avec cet équipement explicatif réduit au minimum, l’histoire met aux prises, dans le récit horrifié d’une indiscutable horreur, des enfants innocents et des ogres monstrueux. La guerre se transforme en récit d’épouvante. Mais encore faut-il la justifier.
II. Misères de la morale et de la politique : la rhétorique justificative
La rhétorique justificative complète le prêt-à-porter explicatif et permet de saisir comment, dans le discours des médias dominants, la guerre devient morale. A cet effet, il suffit de rendre la politique translucide et la morale angélique.
1. Une politique translucide
Pour se soustraire aux états d’âme que provoqueraient des analyses qui rendraient à l’histoire son opacité et révèleraient des choix trop explicitement politiques, mieux vaut procéder à une substitution des raisons éthiques aux calculs stratégiques et aux intérêts économiques.
– Premier glissement de la stratégie vers la morale : la rhétorique de la guerre défensive. L’effacement des causes rend l’événement - les attentats du 11 septembre - à sa pure factualité, fut-elle extraordinaire. Mais le travail de moralisation ne serait pas achevé si ce même événement n’était pas rabattu sur une seule de ses dimensions : on retiendra qu’il fut une agression - ce qu’il fut indubitablement - appelant la légitime défense, pour dissimuler qu’il fut aussi une occasion - ce qu’il fut certainement quand on lui restitue son arrière-plan historique et stratégique - appelant une belliqueuse offensive. Une occasion de conquérir une nouvelle « zone d’influence » : ce motif stratégique est dissimulé derrière le mobile vaguement éthique.
– Deuxième glissement de la stratégie vers la morale : la rhétorique de la guerre humanitaire. Envahissante au moment de la guerre du Kosovo, cette rhétorique se déploie également au cours de la guerre d’Afghanistan. Au Kosovo, les experts américains déclaraient avant le conflit que les opérations militaires rendaient vraisemblable un exode massif provoqué par les forces serbes. On l’oublia, préférant déclarer que cet exode était le principal motif de la « guerre humanitaire » alors que, comme le dit fort bien Daniel Bensaïd, « (...) On a cyniquement facilité le crime pour en légitimer la punition » [6]. De même dans la guerre d’Afghanistan, la « guerre défensive » changea en cours d’opération pour se transformer en guerre de libération des femmes Afghanes.
La politique et la guerre deviennent ainsi impérialement transparents : il suffit de tenir les objectifs déclarés pour les objectifs poursuivis (la guerre « défensive » sans autre motif en Afghanistan, comme elle fut « humanitaire » au Kosovo » sans autre raison), puis les effets obtenus pour les cibles visées (le retour des réfugiés au Kosovo, la rétablissement de la « démocratie » en Afghanistan), pour que la politique devienne aussi morale qu’un conte pour enfants.
Au risque de voir la politique se venger de tant d’innocence et imposer à la morale proclamée une flexibilité imprévue, mais non imprévisible.
2. Une morale réversible
La substitution des raisons éthiques aux calculs stratégiques et aux intérêts économiques a pour complément, dans le discours des médias dominants, la substitution de l’éthique illimitée à la politique profane. Alors la morale des intentions et de l’éthique pure, comme l’appelait Max Weber, balaie tout sur son passage : elle absorbe le droit, défie les rapports de force, se joue des relations tortueuses entre les Etats. Mieux : elle sanctifie la guerre. Il suffit de se souvenir de l’emphase de la rhétorique humanitaire [7] et de la ferveur des déclarations en faveur du « droit d’ingérence » pendant la guerre du Kosovo. La plupart des journalistes français les ont sous-traités. L’indignation promise s’est étranglée progressivement face à la guerre de Tchétchénie et est exténuée face au conflit israélo-palestinien. Pendant la guerre d’Afghanistan, elle s’est muée en haine de la barbarie, aveugle à la sienne propre, en dépit de toutes les tentatives de prendre des distances avec les discours de Georges W. Bush sur la « croisade » des démocraties contre « l’axe du Mal ».
En tout cas, la rhétorique humanitaire permet de convertir le cynisme politique en angélisme moral. Mais cette absorption de la politique par la morale - cette conversion du cynisme en angélisme - a pour complément une tentative désespérée de conversion de la morale en politique : où l’angélisme devient la caution de toutes les formes de cynisme.
Mais il arrive pourtant que l’éthique illimitée ne parvienne pas à colorer de ses nobles intentions la politique profane. Le cynisme alors reprend ses droits pour dénoncer l’angélisme supposé des adversaires.
Ainsi, sous le titre neutre et avenant « Les ONG contestent le couplage avec l’action militaire » (Le Monde du 11 octobre 2001, p. 2), Claire Tréan fait état des critiques de « l’humanitaire militaire », mais pour en désamorcer, autant qu’elle le peut, la portée. Le réalisme militaire grince ainsi sous sa plume : « Le couplage entre action militaire et action humanitaire n’est pas non plus sans provoquer quelques états d’âmes chez les travailleurs de terrain ». De simples « états d’âme », dans un milieu qui, précise Claire Tréan, « se torture mentalement - au moins dans sa branche la plus intellectuelle, la française - pour tenter de s’inventer une doctrine salvatrice dans ses relations compliquées avec les Etats ». Ce commentaire méprisant destiné à discréditer les arguments que l’on expose est un modèle de journalisme d’état-major...
D’ailleurs, soutient Claire Tréan, à la différence de la confusion (enfin reconnue !) qui aurait prévalu lors d’actions de guerre précédentes : « La crainte de certaines ONG que l’humanitaire serve d’alibi, voire de déclencheur, à une intervention guerrière est ici sans fondement ». Comme si ce n’était que comme alibi ou déclencheur que l’humanitaire pouvait être mis au service de la guerre... Heureusement, Claire Tréan a trouvé des ONG qui auraient pour particularité... de reconnaître la difficulté des opérations humanitaires : « Ceux-là refusent aujourd’hui de verser dans d’inutiles débats théologiques, même si le zèle humanitaire affiché par les Américains les irrite quelque peu ». « D’inutiles débats théologiques » : quand le moralisme plie, le cynisme reprend ses droits.
La même Claire Tréan - mais on peut trouver pire - dans un dossier spécial du Monde daté des 18-19 novembre 2001 (« Terrorisme, guerre les armes du droit international ») revient à deux reprises sur la guerre actuelle et le droit international, pour réduire à néant les scrupules juridiques.
Dans un premier article, qui sert d’introduction au dossier, on peut lire notamment, en guise de présentation des positions qui critiquent la légalité de l’intervention, cette présentation « objective » : « (...) les organisations de défense des droits de l’homme, pour la plupart pacifistes d’instinct, invoquaient le droit international pour sauver le monde, mais n’y puisaient comme seule proposition organisationnelle que celle de juger Ben Laden pour crime contre l’humanité... » Le journalisme d’investigation a ainsi permis de découvrir des instinctifs qui veulent sauver le monde par le droit ...
Dans un second article du même dossier,- « La question de la légitimité des ripostes aux attentats du 11 septembre » -, Claire Tréan après avoir rapidement exposé quelques critiques sur la légalité de la riposte américaine, tranche le débat avec autorité : la légalité est hors de cause. Et entre autres considérations, on peut lire celle-ci : « A partir du 7 octobre, les Etats-Unis entraient en guerre contre le régime d’Afghanistan. Ils étaient tenus de respecter les règles des conventions de Genève, de même en principe que les autres belligérants, talibans ou moudjahidins. » Pour autant que l’on sache, les Américains ne semblent pas les avoir violées délibérément massivement. Cette problématique humanitaire allait cependant dès lors prendre le pas, dans le débat, sur celle de la légalité onusienne. ».
« Pour autant que l’on sache », même un viol pas massif et pas totalement délibéré reste un viol. Pour Claire Tréan, cela revient à céder à une « problématique humanitaire », celle-là même que l’on invoque pour faire la guerre quand le droit est muet et la politique insuffisamment morale.
L’universel impérial
Il faut le redire : il existait peut-être des arguments rationnels en faveur de la guerre d’Afghanistan. Mais pourquoi sont-ils absents du discours dominants des médias dominants ? Ou submergés par un autre discours, dont Jean-Marie Colombani - une fois de plus - avait offert le prototype ? Le directeur du « journal de référence » de la presse française, écrivait dans le contexte de la guerre du Kosovo : « Notre chance est bien de vivre aujourd’hui dans cette Europe qui n’est plus ni impériale ni impérialiste et qui peut donc à jamais se prévaloir de valeurs universelles » (Le Monde, 7 mai 1999) [8] [4]. L’Europe ? Ni impériale, ni impérialiste, universelle par principe et pour l’éternité. Et ce qui est vrai de l’Europe l’est aussi, on s’en doute, des États-Unis.
Les options sémantiques, les routines ethnocentriques, les contorsions rhétoriques des médias dominants avant et pendant la guerre d’Afghanistan sont de puissants révélateurs. Ils montrent comment, sans injonctions particulières, ces médias n’ont pas besoin de servir directement la propagande des états-majors pour la renforcer de leur propre propagande. Mais surtout, ils mettent en évidence, comment parle par leur bouche, l’universel qui les hante et qui les guide : l’universel impérial.
Henri Maler
Repères bibliographiques
- Daniel Bensaïd, Contes et légendes de la guerre éthique, Textuel, Paris 1999.
– Noam Chomsky, Le Nouvel Humanisme militaire. Leçons de la guerre du Kosovo, Lausanne, Page deux, 2000.
- Serge Halimi et Dominique Vidal, « L’opinion, ça se travaille... ». Les médias et les « guerres justes ». Du Kosovo à l’Afghanistan, quatrième édition revue et augmentée, Marseille, Agone Editeur, 2002.
- Henri Maler, « Kosovo 1999 : Le Monde et la guerre », dans Variations n°1, Paris Syllepse, 2001.