La mort de Pierre Bourdieu et l’emprise du journalisme (1)

J’avais réuni en février 2002, sur le site de l’association Acrimed (Action-Critique-Médias), une première compilation répartie en plusieurs articles que j’avais réunis en une seule contribution dans « Sciences et engagement », Variations n°4, éditions Syllepse, septembre 2003, p.97-110. Elle est publiée ici en deux articles en raison de la longueur et de la précision des observations.

Consacré à la couverture médiatique de la mort de Pierre Bourdieu le 23 janvier 2002, cette contribution analyse une nécrologie dont le rituel peut valoir pour les hommages déférents ou hagiographiques : tel est, me semble-t-il, son intérêt.

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« S’il y a une chose encore plus difficile à supporter que la disparition d’une des figures majeures de la pensée contemporaine et, pour certains d’entre nous, d’un ami très proche, c’est bien le rituel de célébration auquel les médias ont commencé à se livrer quelques heures seulement après la mort de Pierre Bourdieu. Comme prévu, il n’y manquait ni la part d’admiration obligatoire et conventionnelle, ni la façon qu’a la presse de faire (un peu plus discrètement cette fois-ci, étant donné les circonstances) la leçon aux intellectuels qu’elle n’aime pas, ni la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d’impartialité et d’objectivité. »

« Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait », par Jacques Bouveresse, Le Monde, 31 janvier 2001.

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Le « rituel de célébration » auquel se sont livrés les médias après l’annonce de la mort de Pierre Bourdieu permet de vérifier ce que fait et ce que peut le journalisme quand il s’empare d’une œuvre majeure. Il ne s’agit donc pas ici de défendre la mémoire de Pierre Bourdieu et, encore moins sa contribution à la sociologie, mais seulement – si l’on peut dire - de mettre en évidence comment s’exerce l’emprise du journalisme sur la vie culturelle et intellectuelle [1].

À cette fin, il suffit – pour reprendre, en dehors de son contexte, une expression de Michel Foucault - de « rendre visible ce qui est visible ». Les citations, pour peu qu’elles ne soient pas trop sélectives, valent largement démonstration. À certains égards, elles n’apprennent rien que l’on ne sache déjà. Mais, pour peu qu’ils soient ordonnés, les documents que nous avons réunis permettent de saisir selon quelles modalités pratiques des journalismes, divers par les médias dans lesquels ils s’expriment et par leurs positions dans ces médias, exercent leur pouvoir de nuisance : quels sont les effets cumulés des prétentions des tenanciers de l’espace médiatique et des vulgarisations journalistiques assujetties à l’urgence sur la teneur du débat démocratique, théorique et politique.

Le constat est accablant. Pour dissimuler l’indigence ou la bassesse de la plupart de leurs commentaires, certains journalistes ou responsables des médias n’ont pas manqué de souligner l’importance des rediffusions à la radio et à la télévision et la publication d’extraits de son œuvre dans certains organes de la presse écrite ou d’invoquer la multiplicité des « points de vue » et des « tribunes » consentis à des producteurs culturels, notamment parmi ceux qui doivent à l’œuvre de Pierre Bourdieu une part décisive de leur inspiration.

Mais c’est oublier opportunément que la parole de Pierre Bourdieu a circulé en des points très limités de l’espace médiatique, confirmant ainsi la misère culturelle des grands médias de masse. Les prises de potion immédiates ne peuvent pas passer pour des expressions d’un effectif travail des journalistes. Pas plus que l’attention portée aux hommages unanimes et convenus de la plupart des responsables et des formations politiques et la simple reprise de leurs communiqués ne peuvent constituer des preuves de l’indépendance du journalisme. Quant aux journalistes eux-mêmes - éditorialistes et chroniqueurs en l’occurrence - loin de s’attacher à rendre compte de l’œuvre de Pierre Bourdieu, ils l’ont, à quelques exceptions près que nous avons essayé de relever, taillée à leur mesure. D’autres avant Bourdieu avaient déjà fait les frais de ces déplorables sollicitudes. Faut-il s’y résigner ?

Des urgences médiatiques au consensus politique

Rendue publique le 24 janvier 2002 dans la matinée, la mort de Pierre Bourdieu a fait presque immédiatement l’objet de rapides évocations à la radio et à la télévision.

Urgences médiatiques

Le simple recensement des informations diffusées dans l’urgence par quelques chaînes de télévision [2], met en évidence les distorsions quasi-spontanées que produit le mélange de la révérence obligée (qui se réfère à l’ « influence » de Pierre Bourdieu), de la rumeur publique (qui rabat l’œuvre de Bourdieu sur ses engagements, réduits à des slogans) et du narcissisme médiatique (qui met en avant l’analyse critique des médias restituée en formules imaginaires).

 Sur LCI, à 12 heures, une brève annonce de la mort de Pierre Bourdieu nous apprend qu’il était un sociologue « influent », qui a « dénoncé la souffrance sociale, le libéralisme, et la mondialisation » , ainsi que les « rapports entre le pouvoir et la télévision  » (que Pierre Bourdieu n’a jamais analysé comme tels. LCI renvoie à ses « prochaines éditions ».

 Sur i-TV, à 12 heures 15, on apprend, après les informations sportives, que « (…) Celui que l’on surnommait " le sociologue énervant " (…) s’était surtout attaché à dépeindre le monde des médias, celui de la télévision en particulier ».[souligné par moi] Quel est ce « on » anonyme auquel i-télévision attribue un surnom qui serait répandu ? La source est très certainement une consultation rapide du titre donné par l’auteur des pages consacrées à Pierre Bourdieu sur le site du Magazine de l’Homme moderne : « Bourdieu sociologue énervant » [3]. Un titre élogieux sur un site spécialisé devient ainsi un surnom dont on laisse entendre qu’il est communément répandu.

 Sur France 2, à 13h37, près de quarante minutes après le début du journal, Daniel Bilalian trouve le temps d’annoncer le décès de Pierre Bourdieu : « Considéré comme un intellectuel influent notamment dans le domaine de l’Education Nationale », connu pour son « engagement contre la mondialisation », il était « sévère à l’égard des médias et de leur rôle dans la société. »

 À TF1, au Journal de 13h, rien. Zappant d’une chaîne à l’autre, on a peut-être manqué l’information : en tout cas, elle devait être plus courte que les reportages consacrés à la « France profonde »,

 Sur LCI, à 14h03, le présentateur diffuse l’information dans des termes identiques à ceux qui avaient été rédigés deux heures plus tôt. À une réserve près : la critique du « monde des médias » devient la critique de « la corruption médiatique ». Cette innovation ne devant rien aux écrits de Pierre Bourdieu, on est en droit de se demander ce qui a poussé le présentateur à l’adopter. On la retrouve dans un papier de Claude Casteran pour (mentionné plus loin) qui parle, entre guillemets comme s’il s’agissait d’une citation de « la corruption de la société médiatique ». Une heure plus tard (LCI, 15h06) la critique de « la corruption médiatique » a disparu.

 Sur France infos, à 15h15, on apprend que Pierre Bourdieu « était considéré comme un des intellectuels les plus influents de notre époque » et sur RMC-infos à 15h30, exactement la même chose, exactement dans les mêmes termes.

À noter cependant, quelques heures plus tard, la prestation de Patrick Poivre d’Arvor, sur TF1, 20 heures. La mort de Bourdieu figure dans l’annonce des titres du journal. On apprend alors incidemment que Pierre Bourdieu était « titulaire d’une chaire à la Sorbonne » [confondue avec le Collège de France]. Et à 20 h 34, au terme d’une présentation conventionnelle, PPDA déclare (à peu près…) que « Pierre Bourdieu n’était pas seulement un critique des médias ». Pas seulement, en effet !

« Influent », « engagé », « critique des médias » : une partie de ces lumineuses informations, ajustées à une vision journalistique ordinaire, est empruntée aux informations d’Agence. En voici un exemple.

 AFP, 24 janvier. Pour Claude Casteran, Pierre Bourdieu « était devenu l’une des têtes pensantes contre la mondialisation libérale ». Comment ? « En 1993, il publie un pavé de près de 1.000 pages "La misère du monde". Cette analyse de la "fracture sociale" devient un best-seller et propulse l’intellectuel vers l’engagement militant. Pour la première fois, un grand chercheur tente de "théoriser l’exclusion". ». Le choix des mots - « têtes pensantes », « pavé », « best-seller » - offre un aperçu d’une tentative de traduire en langue journalistique ce que l’on ne comprend pas ou ce que l’on n’a pas lu, en répétant ce que l’on croit déjà savoir (et qui n’a rien à voir avec le contenu du « pavé » : « fracture sociale « , « théorie de l’exclusion » [4].

Claude Casteran poursuit en une phrase où l’art mineur des approximations (qui prête à Pierre Bourdieu un rôle de « théoricien-fondateur » d’Attac) se conjugue avec l’art majeur de la fausse citation (qui attribue à Pierre Bourdieu une dénonciation de « la corruption de la société médiatique »). Vient alors cette trouvaille : « En 1998, une vague de "Bourdieumania" déferle dans les médias. » Le rédacteur de l’AFP « oublie » que le prétendu phénomène qu’il prétend enregistrer ainsi n’est autre que la campagne de presse contre Pierre Bourdieu. De cette campagne, souvent haineuse, il ne reste plus qu’un mot - « Bourdieumania » - et quelques héros, comme Alain Finkielkraut et Jeanine Verdès-Leroux, dont Claude Casteran rapporte les prouesses.

Peu à peu - les délais jouent un rôle décisif dans la pratique du journalisme -, dans le cours de l’après-midi du 24 janvier 2002, les journalistes, faute de pouvoir étoffer leur information sur l’œuvre et l’activité de Pierre Bourdieu, se réfugient, en toute indépendance, derrière les déclarations des responsables politiques et de quelques experts.

Consensus politique

L’information sur la mort de Pierre Bourdieu change alors de sens : elle devient une information sur les « réactions » des responsables politiques. Et les journalistes s’abritent derrière la lecture d’extraits de leurs communiqués… C’est une raison suffisante de mentionner brièvement certains d’entre eux, qui marient la neutralisation emphatique des désaccords, le détournement des mots et l’invention des concepts.

 Ainsi, selon le RPR, Pierre Bourdieu « était un spectateur engagé de notre société qui inscrivait ses réflexions et ses travaux au cœur des grands débats publics ».

 Et pour Lionel Jospin, Pierre Bourdieu était « un maître de la sociologie contemporaine et une grande figure de la vie intellectuelle de notre pays » qui « laisse une œuvre forte et féconde ». De tels jugements, on le voit ne sont guère compromettants. D’autres sont plus audacieux, dans leurs tentatives d’annexion.

 Pour le PS - qui oublie opportunément que la politique du Parti socialiste était l’une des cibles de cet engagement salué solennellement - Pierre Bourdieu « s’est voulu, à l’image de Jean-Paul Sartre, la voix des sans voix et le porte-parole des laissés-pour-compte, contre les puissants, dans la tradition des grands intellectuels français ».

 Pour Jacques Chirac, Pierre Bourdieu « restera comme un penseur militant et un militant de la pensée ».

L’AFP, comme si le chef de l’Etat était le véritable auteur de ce communiqué en forme de notice plutôt bien informée, le résume ainsi : « "Son combat au service de ceux que frappe la misère du monde en restera comme le témoignage le plus frappant", a poursuivi le chef de l’Etat qui relève aussi son "combat pour la diversité culturelle". » … dont Jacques Chirac - convergence bienvenue – est le défenseur.

  Catherine Tasca, Ministre de la Culture et de la Communication se risque à un hommage théorique : Pierre Bourdieu a « inventé des concepts qui sont restés des références, tel l’arbitraire symbolique ». Voilà au moins une référence introuvable qui ne nous manquera pas.

Henri Weber, sénateur du PS, nous a offert une témoignage éloquent sur modalités de constitution provisoire d’un consensus nécrologique,. Cet exemple mérite qu’on s’y arrête.

 Dans Le Figaro , quelques mois avant le décès de Pierre Bourdieu, Carl Meeus recueillait les propos du sénateur [5]. Dans cet entretien se trouvaient dénoncés une « posture d’imprécateur » et un apport quasi-inexistant à la compréhension de la société et du monde – un populisme insignifiant. Ainsi, au journaliste qui lui demande s’il rejoint « les intellectuels qui dénoncent le populisme " bourdivin " ? », Henri Weber répond : « Oui, tout à fait, il s’agit bien de populisme. Ce qui le caractérise, c’est l’insignifiance totale de ses propositions et de ses analyses sur la situation. Et ce qui est complètement nuisible , c’est cette obsession de placer sur un même pied la gauche et la droite. » [souligné par moi]

 France Info, le lendemain de la mort de Pierre Bourdieu, diffuse, entre autres témoignages, l’avis très autorisé d’Henri Weber - soudainement frappé d’amnésie : il avait oublié l’entretien accordé Figaro. Sur France Info, notre sénateur commence par saluer « un très grand intellectuel français », qui avait fait entendre « la voix des sans voix ». Puis il résume - correctement, en souvenir de ses études de sociologie - quelques aspects de l’œuvre de Bourdieu, « penseur de l’inégalité  ». Interrogé sur les rapports entre Bourdieu et le Parti Socialiste, notre Sénateur, après quelques propos convenus sur « les perspectives à long terme » et sur « la politique qui doit tenir compte des contraintes », conclut triomphalement : « Nous étions donc quelquefois en désaccord sur les moyens de réaliser le possible, mais totalement d’accord sur ce qui est souhaitable » [6]. [souligné par moi]

L’ « insignifiance totale de ses propositions et de ses analyses sur la situation » a fait place à un accord total sur le souhaitable.

Question soulevée par ce florilège de déclarations : pourquoi les journalistes participent, même involontairement, à la stratégie de communication de responsables et d’organisations politiques qui sont prêts à dire (presque) n’importe quoi, pour peu qu’ils puissent obtenir la consécration, même posthume de créateurs ou de chercheurs qu’ils consacrent ... surtout à titre posthume ?

Ces tentatives d’appropriation symbolique de la notoriété de Pierre Bourdieu que les médias, dans un premier temps, ont relayées au détriment de leur propre information sur Pierre Bourdieu et son œuvre, s’effacèrent bientôt : quand sonna l’heure des éditorialistes.

Les petits matins matin de la Presse quotidienne régionale

Peu côtés par les grands médias nationaux, alors que son audience est loin d’être négligeable, La Presse quotidienne régionale a mobilisé ses éditorialistes le 25 janvier 2001 On veut ici contribuer à leur réputation.

 Dans L’Alsace , Olivier Brégeard : « Peu enclin à la nuance (ses propres positions font, heureusement, l’objet de débats fondamentaux), Pierre Bourdieu était un intellectuel radical (…) ». Si les positions de Pierre Bourdieu font « heureusement » l’objet de débats « fondamentaux », c’est parce qu’il était « peu enclin à la nuance ». Et s’il était « peu enclin à la nuance », c’est, évidemment, parce qu’il était « radical ». Mais pourquoi « radical » ? C’est ce que nous apprend la suite : « Pierre Bourdieu était un intellectuel radical : à ses yeux, la société impose et reproduit les inégalités, à travers le système scolaire, la culture, les médias, le langage, le sexe, qui contribuent chacun à l’intériorisation et à l’acceptation de l’ordre des choses. » De cette phrase confuse, mais presque exacte, il résulte que la radicalité consiste à penser que « la société impose et reproduit les inégalités ». Voici maintenant la conséquence : « Bourdieu était donc tout entier du côté des perdants (…) ». Par opposition aux « gagnants » ? Le vocabulaire d’époque fait des ravages. Et un peu plus loin : « Pour reprendre une des notions qu’il avait forgées, le professeur au Collège de France restait dans le « champ » des laissés-pour-compte. » Enfin, après cette prouesse, une conclusion ironique sur l’ironie du sort : « L’ironie du sort aura voulu qu’il devienne un maître à son tour, mais un "maître à penser". »

« Bourdieu, maître à penser et mandarin » : pour illustrer ce thème obligatoire, une seule citation suffira.

 Dans La Libre Belgique , datée du 24 janvier 2002, un certain E. de B. rédige sous un titre flamboyant – « L’homme qui portait `la misère du monde´... » - une notice qu’il conclut en ces termes : « Ce n’est pourtant qu’en 1998 qu’éclata un virulent conflit, jusqu’au sein de la gauche même, où l’on se plaignait de la place que prenait décidément l’intellectuel. S’était-il sacré nouveau roi des mandarins ? ».

 Dans Sud-Ouest , Frank De Bondt : « Bourdieu, né béarnais, l’un des rares intellectuels français contemporains reconnus, invités et étudiés aux Etats-Unis (…) ». Un béarnais qui a étudié aux Etats-Unis : une gloire du Sud-Ouest, en quelque sorte…, mais typiquement française : « Bourdieu (…) était un chercheur converti en agitateur d’utopie. Il appartenait foncièrement au paysage français en tant qu’héritier d’une Révolution jamais terminée. ». Cette affirmation péremptoire et discrètement dissuasive est suivie de cette réserve : « Mais, averti par ses recherches des contradictions des démocraties modernes, le sociologue était probablement sans illusion. Il y a longtemps déjà que la société de consommation a délogé la révolte de l’esprit des peuples pour lui substituer le désir, cette machine à entretenir la croissance. » Ayant ainsi logé ses poncifs à l’ombre de Bourdieu, Frank De Bondt lui inflige cette dure leçon : « À l’heure où la colère populaire n’est plus indexée que sur le prix des carburants, Bourdieu fait figure d’ancêtre. Sa voix s’est brisée sur le mur de l’argent qui s’est spontanément offert à l’affichage de la comédie médiatique désignée par le professeur. Celui-ci a mené l’un de ses derniers combats dans un dépôt de la gare de Lyon où il avait apporté la caution de quelques intellectuels au mouvement social de décembre 1995. »

 Dans Le Dauphiné Libéré , Gilles Debernardi : « Justement, en ce mois glacial de décembre 95, le pays est paralysé par les grèves. Bourdieu s’affiche au coude à coude avec les manifestants. Il ne signe plus des livres difficiles mais une pétition réglementaire. » Une trouvaille, la « pétition réglementaire » ! Il vaut la peine de citer quelques lignes supplémentaires pour saisir ce que l’on peut écrire, à grand renfort de poncifs, sur les mandarins et leur tour d’ivoire, les galons des intellectuels engagés dont on a l’habitude, les sujets de thèse et les cils qui bougent : « Deux ans plus tôt, en publiant "La Misère du monde", passionnante enquête sur la souffrance sociale ordinaire, le mandarin était sorti timidement de sa tour d’ivoire. Cette fois, plongé dans l’arène publique, il gagne ses galons "d’intellectuel engagé". Depuis Sartre et Foucault, on avait perdu l’habitude. Lui qui, en mai 68, n’avait pas bougé d’un cil, devient le héraut du combat "contre le fléau néolibéral". On le voit partout, aux côtés des chômeurs, de l’abbé Pierre, des mal-logés, des sans-papiers... Les "dominés" ne sont donc pas qu’un sujet de thèse. »

 Dans Le Journal du Centre , François Gilardi : « C’était un nom, le sien, porté par le succès d’un livre : La misère du monde, impressionnante plongée dans les nouvelles douleurs de la vie moderne. Tout d’un coup les travaux du sociologue et de son équipe quittaient le domaine étroit de l’édition universitaire pour atteindre le grand public. Beaucoup de lecteurs se sont reconnus dans les libres propos des personnes de toutes conditions dont les chercheurs avaient recueilli le témoignage. » La Misère du Monde ? Un recueil de libres propos… « Dans le prolongement de ce livre dérangeant, Bourdieu a cautionné les grands mouvements de protestation des années 90. Ce critique impitoyable du système des médias est paru à la télévision en compagnie de l’abbé Pierre. ». Soutenir, c’est cautionner. Et, semble-t-il, on ne peut à la fois critiquer les médias et paraître à la télévision avec l’abbé Pierre. À moins que le sens de cette phrase nous ait échappé.

 Dans Le Temps (Suisse),un article publié le vendredi 25 janvier, porte à incandescence la vulgate dominante. Sous le titre « Bourdieu, le sociologue qui n’aimait pas la télé » Jean-Marc Béguin écrit :

« Pierre Bourdieu n’aimait pas la télévision. Pas rancuniers, le journal France 2 lui a consacré son ouverture et TF1 un gros sujet. La TSR, curieusement, rien qu’une petite minute en fin d’édition. Bien sûr, certains ne manqueront pas de dire que la télévision a récupéré Bourdieu. Ce n’est pas faux, le système – tout système – a par nature tendance à récupérer ou exclure. La télévision a aimé Marchais quand il amusait les foules, elle a dopé Le Pen quand il grimpait dans les sondages, elle a aussi adopté José Bové et Bourdieu car ils étaient devenus des stars d’un mouvement social. C’est la loi de la notoriété. Bourdieu a-t-il pour autant été récupéré par un système qu’il rejetait ? Par conviction, ou par cabotinage, le sociologue s’est identifié complaisamment avec le mouvement de rejet de la mondialisation. Se pliant aux simplifications qu’il ne cessait de dénoncer, il laissait ses affidés réduire son discours à quelques slogans de cantine pour les agités des différentes sectes de la « gauche de la gauche ». Ses salves contre les médias avaient plus à voir avec l’agit-prop qu’avec la sociologie. Bourdieu, ces dernières années, s’est fourvoyé dans le schématisme réducteur de ces engagements, devenant par là même une star médiatique complice du jeu qu’il pourfendait. Jamais la télévision n’aurait consacré autant de minutes à sa disparition s’il était décédé dix ans plus tôt. C’est le gourou de l’antimondialisation qui a été enterré médiatiquement hier soir, pas le sociologue remarquable de la société contemporaine, dont la glose restera à tout jamais hermétique à l’écrasante majorité des téléspectateurs. »

Mais que l’on n’aille pas croire que cet échantillon de commentaires [7] signe une quelconque infériorité intellectuelle des journalistes de nos Provinces et des pays voisins. Ils valent bien les éditorialistes et chroniqueurs parisiens dont ils reproduisent les commentaires répandus depuis longtemps et renouvelés, à quelques exception près, à l’occasion de la mort de Pierre Bourdieu

À suivre donc : « Les médias et la mort de Pierre Bourdieu (2) » : quelques interventions du « haut clergé médiatique »

Notes

[1Pierre Bourdieu, « L’emprise du journalisme », Actes de la Recherche en sciences sociales, 101-102, mars 1994, p. 3-9 ; Repris dans Sur la Télévision, Liber/Raisons d’agir, 1996.

[2Les citations qui suivent, relevées au fur et à mesure sans avoir été enregistrées, peuvent souffrir de quelques approximations : encore l’urgence…

[3Les « pages Bourdieu sur le site du Magazine de l’Homme moderne On peut y trouver un grand nombre des documents que nous citons ici.

[4La « circulation circulaire de l’information », étant ce qu’elle est, Martine Veron (AFP, 24 janvier), dans un « papier » qui résume convenablement l’ouvrage que vise son titre - « Pierre Bourdieu, théoricien de la "misère du monde » - ne peut s’empêcher de reprendre les propos de son confrère : « Ce pavé austère de près de 1.000 pages, première analyse de la "fracture sociale", remporte un succès inattendu, devient un best-seller et propulse le professeur au Collège de France sur le terrain de l’engagement militant. »

[5Je n’ai pas retrouvé la date exacte de cet entretien dont l’authenticité ne pouvait pas être mise en cause puisqu’il figurait sur le site dudit Sénateur, fier de son œuvre : http://www.senat.fr/senateurs/weber_henri/articles/hw0106.html. Malheureusement, ce lien est désormais périmé [note de 2023] .

[6Transcription approximative, mais fidèle au sens.

[7Deux articles, parmi ceux que nous avons consultés, font exception, à quelques réserves près : le premier est dû à Bernard Stéphan dans Le Berry Républicain et le second à Christian Digne, dans La Marseillaise.