La mort de Pierre Bourdieu et l’emprise du journalisme (2)
Peu de temps après la mort de Pierre Bourdieu, Patrick Champagne, analysant « les discours sur l’œuvre qui font écran à l’œuvre elle-même », notait ceci :
« Du fait de la grande notoriété qu’il avait acquise, il était devenu, après d’autres, une sorte de porte-parole du champ intellectuel. C’est, en fait, surtout à ce titre qu’il s’est heurté au pouvoir du haut clergé médiatique – commentateurs, éditorialistes, responsables de publication et intellectuels médiatiques –, tous ceux qu’il appelait les fast thinkers, notamment les intellectuels pour médias qui tiennent les médias et se servent de ceux-ci pour mener campagne lorsque leur hégémonie est menacée. C’est ainsi que Bourdieu a été l’objet à plusieurs reprises de véritables lynchages médiatiques de la part de journalistes qui n’avaient le plus souvent même pas lu tout ou partie de son œuvre comme on peut le voir aux innombrables sottises qu’ils ont pu écrire à propos de ce qu’ils croyaient être " sa théorie " [1] . »
Voici un échantillon des interventions de ce « haut clergé médiatique »
Le Figaro et Le Monde nous cultivent sur France Culture
France Culture, en hommage à Pierre Bourdieu, a diffusé et rediffusé de nombreuses émissions qui lui étaient consacrées. Certaines d’entre elles étaient de grande qualité. Mais cette chaîne de radio, sous la responsabilité de Laure Adler, a sous-traité de nombreuses tranches horaires, parmi les meilleures, à des organes de presse ou à des éditorialistes, soudain transformés en médiateurs culturels. Des médiateurs chargés, on s’en doute, de concevoir et de préparer des émissions de qualité permettant de faire connaître et discuter sérieusement les œuvres de la culture. Qu’on en juge.
Parmi ces médiateurs, Alain-Gérard Slama [2]. La première phrase de son « billet » donne le ton : « A soixante-et-onze ans, Pierre Bourdieu est mort, dans un lit d’hôpital, comme il a vécu : en serrant les dents et en observant jusqu’au bout le silence devant les critiques d’une violence inouïe suscitées par sa pensée. Il est permis d’imaginer qu’au soir d’une existence qu’il savait condamnée, cet ancien assistant de Raymond Aron, parti fonder sa propre école avec une volonté de puissance redoutée, s’est demandé ce qu’il resterait d’une œuvre de combat tournée vers la destruction de l’ordre existant plutôt que vers la représentation précise d’un ordre à construire. » [3] Après cette transpiration de haine mal contenue, d’Alain-Gérard Slama égrène un chapelet de perfidies qui ne méritent pas le moindre commentaire. Sinon celui-ci : on a entendu çà sur France Culture.
Parmi ces concessionnaires auxquels Laure Adler a sous-traité la production d’émissions, les représentants du Monde qui se chargent d’inviter régulièrement Le Monde lui-même - c’est-à-dire les journalistes attitrés du Monde ou associés au Monde. Voici donc quelques fragments du passionnant échange du samedi 26 janvier 2002 entre Jean-Marie Colombani du Monde, Roger-Paul Droit du Monde, Alexandre Aldler (d’un peu partout, mais aussi du Monde, du moins à cette date). [4]
Jean-Marie Colombani : « Pierre Bourdieu qui ensuite a glissé vers la politique, in fine, puisqu’il est l’une des principales figures de ce qu’on appelle l’antimondialisation, qui a ancré une réflexion très à gauche, très critique au nom d’une conception de l’intellectuel engagé […] ». Ainsi Pierre Bourdieu a « glissé », surtout « in fine » vers ce que « on » - c’est-à-dire Le Monde – « appelle l’antimondialisation ». Mais Jean-Marie Colombani veut essayer, dit-il, « de faire la part des choses, de voir quelle a été l’importance de son œuvre ». Avec le résultat suivant :
« […] On a tendance à surinterpréter son importance au-delà des frontières puisque, au-delà des frontières, quand on voit la vie des campus américains on s’aperçoit que l’homme le plus étudié aujourd’hui, qui a le plus d’influence, venant de nous, c’est Derrida, beaucoup plus que Pierre Bourdieu. »
Faire la part des choses, c’est d’abord faire fonctionner l’audimat dans les universités américaines, pour relativiser l’importance de ce qui « vient de nous »… Avant de la diminuer un peu plus, en soulignant de trois traits une « spécificité française » : « […] la dernière butte témoin de ce qui nous reste du marxisme, de ce qui nous reste d’une vision systématique, d’une grille de lecture systématique de l’univers, ce pourquoi d’ailleurs il n’est pas autant enseigné aux Etats-Unis qu’on l’imagine ici. » Bref, Pierre Bourdieu compromet moins la France aux Etats-Unis qu’on ne pourrait le craindre.
D’ailleurs, renchérit Alexandre Adler (quelques instants plus tard), en sociologie, il compte beaucoup, moins qu’on ne le croit : « Pierre Bourdieu est moins sociologue qu’il n’était philosophe ou écrivain. » Et Alexandre Adler, toujours disposé à prêter sa propre vanité à tous ceux qui lui déplaisent, nous informe d’une autre particularité de Pierre Bourdieu : « Il a essayé de briller (sic) pendant tout son service militaire en trouvant une solution pacifique en Algérie. »
Roger-Paul Droit ayant expliqué que selon Pierre Bourdieu, les goûts seraient socialement typés, Jean-Marie Colombani ne manque pas d’opposer à cette analyse un résultat confondant du journalisme d’investigation : « C’est à la fois évident et dépassé. Johnny, toutes les classes sociales écoutent Johnny, toutes les classes d’âge écoutent Johnny. Ce sont des catégorisations quand même assez.... Moi, ce qui me fascine, c’est à quel point une pensée, quand elle est systématique, prend racine en France alors que dans d’autres pays, qui ne sont pas moins démocratiques, qui ne sont pas moins critiques que nous, ces pensées-là sont quand même suspectes parce que systématiques. »
Alexandre Adler, sur le même sujet, propose une explication : « La distinction est un livre qui vient en son temps : la fin du marxisme, le début du populisme. Mais il est étincelant de goûts aristocratiques [...] C’est pour ça qu’il [Bourdieu] n’a jamais été membre d’un parti politique et qu’il n’a jamais fait un pas en direction d’Attac. Il a un mépris profond pour l’action politique. Il a toujours cru que la révolte était une [mot difficile à comprendre] individuelle du sens critique. C’est un individualiste […] il peut difficilement rejoindre une action collective qu’il juge toujours dérisoire en fin de compte. ». Ainsi, Pierre Bourdieu jugeait dérisoire l’action collective.
Jean-Marie Colombani tient alors la transition qui permet de passer à l’essentiel : « Moi, ce qui me frappe, c’est de voir à quel point une pensée qui dénonce les élites est profondément élitaire, rejoint profondément l’attitude des élites ; vis à vis de la corporation des journalistes, le discours de Bourdieu rejoint par exemple en tous points le discours des élites du business [ …] S’il y a une profession qui a été rabaissée, c’est bien le journalisme, Roger-Paul Droit ? » Nous y sommes. Que va répondre Roger-Paul Droit ? Voici l’échange :
- Roger-Paul Droit : « Oui, il me semble que c’est sur ce point qu’il a dit les choses les moins intelligentes de toute son œuvre. »
- Jean-Marie Colombani : « On va nous taxer de corporatisme. »
- Roger-Paul Droit : « Tant pis. Autant la connaissance, le démontage, l’analyse des milieux universitaires sont tout à fait impressionnants […] ce qu’il dit de la télévision c’est une série de poncifs et ce n’est pas du tout – c’est ça qui est frappant – ça n’est pas du tout fondé sur une connaissance fine et précise des milieux de la télévision. De la même manière sur les journaux ce sont des généralités. (…) »
Roger-Paul Droit ayant ainsi résumé le poncif de la critique de Pierre Bourdieu par les journalistes, il ne restait alors à Alexandre Adler qu’à trancher : « Et puis l’idée de l’autonomie des journaux par rapport aux forces politiques qui est une idée que le communisme dogmatique n’a jamais acceptée car il n’a jamais voulu émanciper sa presse […] Il voulait que ce soit le CNU qui agrée ceux qui passent à la télé. » Pourquoi ce trait venimeux ? Parce que, voyez-vous, Alexandre Adler a été blessé : « Et évidemment, vous avez la forme vulgarisée, ce sont ceux qui m’attribuent une laisse d’or, je crois, de valet du capital. » Mais Jean-Marie Colombani tient l’argument qui permet de consoler son confrère meurtri, aveuglé par son narcissisme : « Ce sont des disciples de deuxième ou de troisième rang. » [5]
Rappelons que ces morceaux choisis sont extraits d’une émission de France Culture.
Le Figaro et Le Monde nous alertent dans leurs colonnes
Les éructations d’Alain-Gérard Slama sur France Culture donnaient déjà le ton. Mais on s’en voudrait d’oublier que Le Figaro, le lendemain de la mort de Pierre Bourdieu, a consacré plus d’une page à rendre l’hommage qui convient au sociologue ... en le présentant à la « une » comme un philosophe : « Pierre Bourdieu - Ce que laisse le philosophe disparu » [6]. Résumons Le Figaro : Bourdieu ne laisse rien ou presque. Un bilan qui mobilise néanmoins deux articles (pour penser) et trois entretiens (pour débattre).
– Premier article : « Bourdieu : radicalité de la misère, misère de la radicalité ». Sous ce titre prometteur, Joseph Macé-Scarron ne rate pas une occasion d’étaler son ignorance vindicative. Extraits :
« Le point nodal de la démarche bourdivine tourne autour de l’idée qu’il existe un lien étroit entre les positions sociales et les dispositions individuelles. Un préjugé (sic) qui assigne l’individu à résidence et appréhende, en fait, nos sociétés d’une manière fort peu sociologique : celles-ci ne sont-elles pas représentées dans l’œuvre de Bourdieu comme aussi déterministes et invariantes que les sociétés traditionnelles ? ». Après le poncif sur le déterminisme, ces éclairs de génie : « On ne notera que là où la sociologie découvre des problèmes, Bourdieu révèle une machination ».
Et encore : « Bourdieu n’interprète même pas : il glose ». Après 1995, c’est encore pire : « Depuis cette époque, tout antibourdivin est un chien. Il faut choisir : on est dominant ou dominé (…) ». Sans doute un choix déterministe, dicté par un « naïf » : « Son principal apport reste à chercher du côté du premier Bourdieu, dans ce déterminisme naïf qui permet encore à la sociologie de régner en maître sur les sciences sociales et d’accueillir en son sein les travaux d’Elisabeth Tessier ».
– Deuxième article : « Un itinéraire intellectuel et militant ». Sous ce titre d’une sobriété alléchante, Sébastien Lapaque récapitule ce que fut Pierre Bourdieu : le chef d’une secte solidement structurée et parfaitement disciplinée (« Autour de lui, intellectuels, journalistes et professeurs vivaient en réseau solidement structuré, diffusant la parole du maître avec une parfaite discipline. ») ; le créateur d’un ramassis de concepts teintés de marxisme (« Des premiers livres de Pierre Bourdieu, étaient sortis des concepts teintés de marxisme bientôt ordonnés en système : l’objectivation, la reproduction, la violence symbolique, la domination masculine, la communication pédagogique, le capital culturel . » [7]) ; un intellectuel engagé par lassitude (« Las des ors universitaires, il avait depuis quelques années investi le terrain militant »). Et, pour finir cette pépite : « Ce n’est pas un hasard si c’est Patrick Champagne (...) l’élève le plus doué du sociologue, qui a rendu publique l’annonce de son décès ». La raison ? La voici : « Les adversaires de l’école bourdivine ayant souvent répété qu’elle ne survivait pas à son fondateur, son disciple préféré s’est manifestement (sic !) juré de prouver le contraire. »
Mais Le Figaro est aussi un quotidien où l’on « débat ». Ce qui nous vaut trois entretiens avec des intellectuels classés à gauche. Joël Roman qui selon Le Figaro, « pointe les contradictions de la démarche sociologique de Bourdieu », peu attentive à l’ « ambivalence du réel » . Gilles Lipovetski qui affirme, en toute simplicité, que « Bourdieu (...) a hyperthéorisé sur le déjà connu » et qu’il « ne donne pas à penser parce qu’il n’a pas ouvert un champ de questionnement » [8]. Daniel Bensaïd qui, embarqué dans cette galère figaresque…, voit son propos résumé dans un titre intentionnellement dépréciatif : « la tentation mandarinale ».
Mais au moins, Le Monde…
Le 24 janvier 2002, le jour même de l’annonce du décès de Pierre Bourdieu, Le Monde (daté du 25 janvier) consacre sa « Une » à ce décès. Deux pages (p. 29 et 30) de « réactions » (qui n’engagent que leurs auteurs) et d’extraits de textes de Pierre Bourdieu s’ouvrent sur un article de Thomas Ferenczi – « Pierre Bourdieu, le sociologue de tous les combats » - qui restitue fidèlement le sens des travaux et des engagements politiques du sociologue. Le lendemain, Le Monde (daté du 26 janvier 2002) propose un dossier de 6 pages : un éclairage de divers aspects de l’œuvre qui mérite d’être discuté. Mais le même numéro comporte l’inévitable éditorial du Monde.
Sous le titre « Le Pouvoir des mots », après un rappel des fondements et des conditions de l’engagement politique de Pierre Bourdieu, on peut lire ceci :
[Comme Michel Foucault et au nom d’une conception similaire du rôle de l’intellectuel spécifique], « De la même manière, Pierre Bourdieu voulait mettre sa panoplie de savant au service des luttes sociales. (…) Il y avait sans doute un risque d’abus dans cette façon d’enrôler la science dans la bataille. En se réclamant de la "vérité scientifique" pour défendre des opinions politiques qui relevaient d’un autre registre, celui des choix personnels d’un "intellectuel de gauche" soucieux de se faire entendre dans le débat public, Pierre Bourdieu pouvait être accusé de recourir à l’argument d’autorité afin d’intimider ses contradicteurs. Cette accusation, reconnaissons-le, n’était pas toujours injustifiée, en particulier lorsque le sociologue avait pris fait et cause pour les militants antimondialisation, qu’il soutenait de tout son prestige de savant. À sa façon, Pierre Bourdieu n’en exerçait pas moins le rôle nécessaire de contre-pouvoir critique, sans lequel, disait-il, "il n’y a pas de démocratie effective". »
Lorsque l’éditorialiste anonyme du Monde indique ou prescrit aux lecteurs ce qu’ils doivent penser s’ils veulent bien penser, il ne le fait pas - on s’en doute - au nom de ses « opinions personnelles ». Non seulement il engage la totalité de la rédaction du Monde, mais il met au service de cet engagement le savoir et la compétence qu’il prétend détenir en raison de l’investigation des journalistes du Monde et de la réputation de sérieux de ce quotidien. Il met ainsi sa panoplie d’éditorialiste au service du rôle qu’il croit bon de s’attribuer : celui de conseiller politique, voire militaire.
La suite est un fragment d’un éditorial du Monde auquel nous avons échappé : « Il y a sans doute un risque d’abus dans cette façon d’enrôler le journalisme dans la bataille. En se réclamant de "l’excellence journalistique" pour défendre des opinions qui relèvent d’un autre registre - celui des choix partisans d’un quotidien de centre gauche soucieux de faire entendre sa voix dans le débat public, Le Monde peut être accusé de recourir à l’argument d’autorité afin d’intimider ses contradicteurs. Cette accusation, reconnaissons-le, n’est pas toujours injustifiée, en particulier lorsque Le Monde se prévaut de sa qualité de « quotidien de référence », pour nous enrôler aux côtés de l’OTAN au Kosovo, aux côtés de l’armée américaine en Afghanistan, aux côtés de la mondialisation libérale-mais—régulée. Mais qui oserait croire que, ce faisant, Le Monde abuse de sa position de pouvoir dans le champ médiatique ? Il se borne au contraire à jouer son rôle de « contre-pouvoir critique ». Mieux : quand Le Monde met les études « scientifiques » de quelques experts - notamment en sondages - au service des combats qu’il mène, il n’existe aucun risque de scientisme doctrinaire. Mais quand Pierre Bourdieu tente de mettre ses connaissances au service des luttes sociales, il « enrôle » la science. Curieusement le péril est d’autant plus grand quand il sert des objectifs … que Le Monde réprouve : « Cette accusation, reconnaissons-le, n’était pas toujours injustifiée, en particulier lorsque le sociologue avait pris fait et cause pour les militants antimondialisation, qu’il soutenait de tout son prestige de savant ».
Mais Le Monde ne nous a offert qu’un seul éditorial : un genre dont le Nouvel Observateur a fait sa spécialité.
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Le Nouvel Observateur au centre du microcosme médiatique
Sur le Site du Nouvel Observateur, le jour même de la mort de Pierre Bourdieu, on peut lire un article – respectable – de Jean-Claude Guillebaud, dont le titre résume simplement le contenu : « L’empêcheur de penser en rond ». Un second article – dont le principal mérite est d’être court - est dû à la plume d’Aude Lancelin. Son titre donne le ton : « Le hussard noir de la sociologie ». On peut y lire ce résumé qui témoigne d’une grande pénétration : « Le monde vu par l’ancien boursier du Béarn devenu l’Homo academicus le plus respecté en même temps que le plus controversé de France ? Un monde d’airain, un monde de luttes inexpiables, implacables, permanentes, sans issue. Un monde pascalien sous ses faux airs néo-marxistes, vie éternelle exceptée. ».
Mais l’article de fond, dès le premier jour sur le web, est dû à un certain « N.O ». Sous le titre « Bourdieu et les médias : la mésentente », N.O rappelle, non ce que disait et pensait Pierre Bourdieu, mais … ce qu’il faut selon N.O en penser. C’est pourquoi ce dernier mobilise Alain Finkielkraut, Laurent Joffrin et Daniel Schneidermann pour nous gaver de leurs propos définitifs et réchauffer le prétendu débat dont ces derniers se sont déclarés les protagonistes essentiels et Le Nouvel Observateur le support fondamental. On le pressent : comme le monde social tourne autour des médias et les médias autour du Nouvel Observateur, comme Le Nouvel Observateur tourne sur lui-même et autour de ses chroniqueurs, le pire était encore à venir.
Le Nouvel Observateur, version papier, titre à la « Une » sur la mort de Pierre Bourdieu. Ses principaux chroniqueurs et éditorialistes jugent et tranchent. Un inédit de Pierre Bourdieu est publié (et commenté) dans des conditions détestables…
Jean Daniel ouvre le numéro du Nouvel Observateur par un long éditorial où, comme à l’accoutumée, il parle d’abord de soi quand il parle des autres, mais avec la componction qui lui permet de dire benoîtement quelques absurdités bien senties. Du genre : « Le sacre de Bourdieu révèle enfin et surtout, tant par sa nature que par son importance, le besoin où se trouvent nos sociétés de revenir à une pensée binaire, c’est-à-dire à la conception manichéenne d’un monde où il n’y aurait que des dominants et des dominés, des occupants et des occupés, des maîtres et des serviteurs, des coupables et des innocents. Un monde où le réel perdrait sa complexité et la morale son ambiguïté. ».
Puis, nous ayant infligé l’inévitable « Lui et nous », Jean Daniel se penche sur « le procès des médias », dont il a évidemment entendu parler. À ce prétendu procès, notre éditorialiste oppose la seule preuve qui vaille : la " preuve par Jean Daniel " :
« En fait, le procès le plus mal instruit de Bourdieu est celui qu’il a intenté aux médias en essayant de démonter le mécanisme de leurs dérives effectives. Ce procès - alors que je me trouve être bien plus pessimiste que lui - ne m’a rien apporté qui enrichisse ma réflexion autocritique sur ma carrière. ». Jean Daniel vous le dit, et vous devez le croire sur parole – papale et infaillible : « (...) il est passé à côté de toutes les transformations que les médias ont subies depuis que l’information est devenue une marchandise comme les autres, et l’information télévisuelle une marchandise plus convoitée que les autres. Il est passé à côté du phénomène prodigieux qui fait de la télévision une effrayante machine à intégrer, broyer et instrumentaliser tous les procès qu’on peut lui faire, au point qu’on ne saurait critiquer avec efficacité la télévision… que dans une émission de télévision. ».
Avouons que la pirouette finale dépasse notre entendement.…
Jacques Julliard, sous un titre qui ne laisse aucun doute sur la prestation de son auteur – « Misère de la sociologie » - se charge de réduire à néant la totalité de l’œuvre de Pierre Bourdieu. Tout est dit dès le premier argument : l’unanimité de l’hommage posthume traduit l’échec éclatant de Pierre Bourdieu. Que tous les responsables politiques aient cherché un surcroît de légitimation en multipliant les communiqués d’hommage de Pierre Bourdieu ne témoigne pas, pour Jacques Julliard, contre les responsables politiques. Que nenni ! Notre très puissant penseur du Nouvel Observateur « prouve » l’inanité de l’œuvre … par le respect très officiel qui l’entoure ! Jusque dans les colonnes du Nouvel observateur, paraît-il : « Le Nouvel Obs lui-même, sa (sic !) bête noire, le symbole exécré de la bourgeoisie moderniste, n’a cessé de lui rendre hommage (sic !). En fait de recul sociologique et d’objectivité, nous avons été meilleurs que lui, voilà tout. ».Mais heureusement Julliard veille : « Pour Bourdieu, cette unanimité est un échec éclatant (…). La preuve est ainsi faite que la démocratie consensuelle est un enzyme capable de digérer la critique la plus radicale. Ou alors, hypothèse, c’est que cette critique était mal ajustée. Voyons cela ». On se doute que l’examen va être marqué par le « recul sociologique et l’objectivité ». Cela donne : « Le génie propre de Bourdieu sociologue était, sans contredit, le ragréage à frais nouveaux de concepts empruntés aux meilleurs auteurs : la lutte des classes à Marx, la domination à Max Weber, l’imitation à Tarde, l’hégémonie à Gramsci, l’idéologie à Mannheim, la fonction latente à Merton. Tout cela a été repris, concassé, recyclé en un édifice idéologique original et majestueux ». Bref : le « génie propre de Bourdieu sociologue » fut de n’en avoir aucun, n’ayant proposé qu’un « ragréage » et un « édifice idéologique ». Et Jacques Julliard de résumer en dix lignes, avant de trancher : « Une telle opération de dévoilement opérée par la sociologie laisse le public pantois et admiratif. Décidément, cela "fonctionne" ! Oui, mais à vide. ». Tout le reste est du même tonneau : absolument vide, celui-là… Vide et indécent :
« Le sociologue s’est fait idéologue à l’état pur (1993 : "la Misère du monde" ; 1995 : la grève. Ici commencent la gloire et le déclin de Pierre Bourdieu. Plus il s’impose dans les médias (il a compris qu’il fallait les insulter), plus son discours populiste devient simpliste, naïf, moralisateur comme celui d’un catho déluré. Dans son méchant pamphlet sur la télévision, il rêve d’un pouvoir des savants à la Auguste Comte, qui règnerait souverainement sur le petit écran et sur le droit d’y accéder. Égale à elle-même, la France ne célèbre dans ses grands hommes que leur déchéance. »
Sous le titre « L’ami du peuple », Françoise Giroud vient au secours de Jacques Julliard dont l’exquise objectivité n’a pas suffi à accumuler les crachats :
« Pierre Bourdieu méprisait les journalistes, les insultait, a lancé contre eux ses chiens. L’entente était impossible : il voyait la presse truffée de valets du capital, la télévision ligotée par l’Audimat, le mur du silence dressé devant lui pour étouffer sa voix. Paranoïa : s’il avait eu la moitié du talent de communicateur de José Bové, il n’aurait pas eu à souffrir si cruellement d’être en manque de publicité. À voir comment la presse le traite, décédé, elle n’est pas rancunière et c’est bien ainsi. »
Après un tel flot de sottises haineuses – qui s’abritent derrière le prétendu mépris que Pierre Bourdieu vouait aux journalistes et les insultes dont il est de notoriété publique que le paranoïaque les abreuvait, Françoise Giroud se souvient qu’elle est critique de télévision : « Quant à la télévision, elle l’a bien servi en diffusant, sur Arte, un long entretien avec Gunther Grass réalisé il y a peu chez le prix Nobel allemand. ». De ce « long entretien », Françoise Giroud ne retient qu’un bref échange qui lui permet de conclure : « En face de Grass, massif, Bourdieu qui avait fugitivement quelque chose de charmant sur le visage lorsque naissait un sourire, faisait un peu petit garçon. Mais enfin, Lénine c’était lui dans le duo. » Lénine ? Quelle horreur ! Sous la plume de Françoise Giroud, on se doute qu’il ne s’agit pas d’une injure. Et comme cela n’était pas assez, Françoise Giroud recopie le témoignage de Raymond Aron – cent fois reproduit comme « la » preuve définitive – sur Pierre Bourdieu, « chef de secte ».
Laurent Joffrin, sous le titre « Celui qui dit non », nous livre un commentaire du « texte inédit dont nous donnons ici des extraits, grâce à l’obligeance de Didier Eribon ». Sur les conditions de publication de ce texte, on reviendra plus loin. Mais Laurent Joffrin qui, ne pouvant supporter que le texte de Pierre Bourdieu soit privé d’une exégèse s’est permis de réunir en un seul commentaire la paraphrase (à demi habile), l’admiration (feinte), la commisération (appuyée) et la condamnation (fielleuse). Cela donne :
« Fils de paysan, enfermé dans ce bâtiment aux couloirs déserts et aux échos lugubres, il se battait, à coups de premiers prix comme à coups de poing, pour s’arracher à la fatalité des origines. Entre ces murs trop hauts, il y a le jardin secret d’un mandarin rouge ; dans l’étoffe rêche de l’uniforme des pauvres, l’obsession d’un penseur révolté. Cette obsession porte un nom qui fait de l’universitaire péremptoire, du chef de clan calculateur, du philosophe si porté au dogmatisme, du polémiste raide, un homme émouvant, un combattant humain. Ce nom, c’est l’humiliation. »
À quoi sert le « scoop » du Nouvel Observateur ? A réaffirmer tout ce qui permet de disqualifier Pierre Bourdieu, mais en « l’humanisant ». Au point que même la « méthode » du sociologue s’explique par la révolte d’un enfant teigneux : « On trouve en tout cas la clé d’une méthode dans ces souvenirs d’un Petit Chose teigneux cherchant dans les livres la revanche de ceux que l’on dédaigne. ».
Sensationnel et charognard, Le Nouvel Observateur publie donc dans ce même numéro et dans ce contexte un texte inédit de Pierre Bourdieu. Non seulement ce texte a été publié sans autorisation expresse de Pierre Bourdieu et de sa famille, mais surtout il a été « mis en scène » dans un contexte où la recherche du sensationnalisme se marie avec des règlements de compte parfaitement contraires aux intentions de Didier Eribon lorsqu’il a transmis le texte de Pierre Bourdieu. On comprend alors la réaction de la famille de Pierre Bourdieu, dans un communiqué de presse envoyé à l’AFP le 31 janvier 2002, s’indigne de cette publication sans autorisation et s’insurge contre des « pratiques de charognards, en tous points contraires au droit et à la morale ». Elles ont été depuis condamnées par la justice.
Loïc Wacquant - dans un bel article publié dans le même numéro : « Avant d’être cet "intellectuel engagé" aux côtés du mouvement social que les médias ont tour à tour honni (longuement, de son vivant) et célébré (brièvement, après l’annonce de son décès subit) sans jamais prendre la peine de le lire, Pierre Bourdieu est d’abord un savant d’exception, sociologue et non philosophe de profession. (...) Les rhéteurs de magazine ont déjà, avec l’assurance que donne l’ignorance, dressé le bilan de "ce qui restera de Bourdieu" ». Remarques prémonitoires, mais en deçà de la vérité, à en juger par ce qu’écrivent les « rhéteurs de magazine » du Nouvel Observateur.
Enfin BHL partit pour Kaboul
Avant de partir pour Kaboul – « Avant de partir pour Kaboul », c’est le titre … -, Bernard-Henri Lévy, dans Le Point daté du 25 février, s’épanche [9]. Voici ce qu’il regrette : « Chirac en campagne. L’affrontement, dit-on, sera dur. Je crois surtout qu’il sera physique. Presque athlétique. Corps contre corps. Deux corps, autant que deux discours, lâchés l’un contre l’autre. Mission afghane oblige, je ne serai pas là pour le voir, c’est dommage. » Et voici ce qu’il ne regrette pas : « Bourdieu ? Non, je n’ai pas réagi à la mort de Bourdieu. Superstition. Respect des morts, même adversaires. Et puis la cause me semblait entendue depuis longtemps. Sur ce mandarin parlant au nom de la " basse intelligentsia ", sur ce pur produit de l’élite dénonçant la " distinction ", sur cette star des médias théorisant inlassablement son allergie à la " télévision ", je ne me posais qu’une vraie question : était-il Alceste ou Tartuffe ? Mais, en même temps, à quoi bon… Qui a dit : " l’œuvre d’un écrivain, c’est un placard où se trouve un cadavre " ? Peut-être Céline. ». Pas une affirmation qui ne soit une contre-vérité doublée d’une insanité. Et plus loin :
« Bourdieu toujours. Ces bataillons de disciples partant déjà en guerre pour les reliques de la vraie croix. Je pense à Deleuze, que je n’aimais pas non plus, mais que je tenais pour un grand. Je pense à ce métaphysicien qui mourut, lui, sans disciples et qui professait que l’apparition d’une école est toujours mauvais signe pour une pensée. Que faut-il souhaiter ? L’importance d’une philosophie se mesure-t-elle au nombre de ceux qui s’en réclament ? Ou les philosophies majeures sont-elles des philosophies moins visibles, clandestines, furtives, empêchées par leur radicalité même de s’agréger aux blocs d’opinion constitués et qui, si elles agissent sur leur temps, le font sans vraiment s’y mêler ? »
Un vibrant éloge de la philosophie furtive : celle de BHL, sans doute…
Depuis, BHL est revenu. Et le temps a passé. Mais une même conclusion, très simple mais trop peu admise, s’impose au-delà du triste exemple analysé ici : aussi hétérogène soit-il, l’espace médiatique ne peut pas, ne doit pas être confondu avec les espaces publics indispensables aux débats théoriques et politiques. Et une question, au moins, mérite d’être posée explicitement : de quelle éthique de la connaissance et de l’engagement pourrait se prévaloir ceux qui se réclament des exigences d’un savoir critique, du débat démocratique et d’une politique d’émancipation, s’ils aident les tenanciers des médias dominants à polluer impunément l’autonomie de la recherche, la démocratie de la discussion, la radicalité de la contestation ?
Henri Maler
Annexe :
Une intervention et une controverse
Le 15 mars 2003, étaient organisée, dans les cadre des « rencontres Ina/sorbonne » une session consacrée à « Pierre Bourdieu et les médias ». Invité à y participer, je suis intervenu, en résumant les observations qui font l’objet des précédents articles. Alors que j’achevais mon intervention, j’ai été, assez brutalement, interrompu par Roger Chartier en qualité, a-t-il dit « non pas tellement comme un co-organisateur de cette journée, mais comme un des producteurs de France Culture, d’une émission que vous connaissez peut-être, qui s’appelle Les Lundis de l’histoire ».
Je dois dire que j’ai été stupéfait par cette interpellation, malgré tout le respect et toutes l’admiration que j’ai pour l’œuvre de Roger Chartier. Celui-ci, en substance, m’a opposé la qualité de quelques émissions et contributions écrites : à France Cuture, dans Libération et Le Monde. J’avais pourtant précisé : « J’ai choisi d’intervenir plutôt sur la façon dont les journalistes, ou du moins la plupart d’entre eux (parce qu’il faut dire qu’il y a des exceptions, peu nombreuses, mais elles ont existé), ont rendu compte de l’œuvre de Pierre Bourdieu au moment de sa mort. »
Ce n’était pas mon propos, mais j’aurais pu mentionner, entre autres :
- France Culture, dont Le Monde mentionnait les émissions.. des 6 et 7 mars « Hommage à Pierre Bournieu »l
- Robert Maggiori, dans Libération : « Pierre Bourdieu : mort d’un sociologue de combat »
- Thomas Ferenczi, dans Le Monde : « Un homme de combat »
– Roger-Pol Droit, dans Le Monde : « Bourdieu, raisons et passions »
Et Jacques Bouveresse : « Pierre Bourdieu, celui qui dérangeait »
Ce dernier, évoquant le « rituel de célébration » qui a suivi l’annonce du décès de Pierre Bourdieu, relevait le mélange entre « l’ admiration obligatoire et conventionnelle » et « la dose de perfidie et de bassesse qui est jugée nécessaire pour donner une impression d’impartialité et d’objectivité. »
C’est ce mélange que je mettais en évidence, à ma façon, dans ma contribution.
Faut-il se satisfaire, comme semble le faire Roger Chartier, au nom d’une analyse qui se veut objective de la diversité, des exceptions qui, dans des espaces retreints du champ médiatiques, atteignent des publics limités, tandis que des vulgarisations éminemment vulgaires capturent l’attentions des publics beaucoup plus larges ?
Les médias et Pierre Bourdieu : intervention d’Henri Maler et controverse
Extraits de l’ouvrage de de compte rendu de la rencontre. Les médias et Pierre Bourdieu, Paris, Éd. L’Harmattan/INA, coll. Les médias en actes, 2004, 161 p