Un microcosme médiatico-politique fermé sur lui-même

À l’occasion des élections régionales. Entretien publié dans L’Humanité le 4 mars 2010.

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Nous sommes en pleine campagne des régionales. Pourquoi est-il si peu question, dans la presse, des projets politiques et des propositions des listes en lice ?

Ce que l’on peut observer dans les scrutins nationaux est amplifié. Envahis par les sondages et leurs commentaires, la plupart des médias – souvent même les médias locaux – se désintéressent des projets régionaux en raison de la primauté accordée aux jeux politiciens, d’une personnalisation outrancière de la campagne électorale, de la focalisation sur l’issue du second tour et, par conséquent, de l’atrophie de la confrontation politique au bénéfice des partis dominants.

À quelle logique obéit la personnalisation de la vie politique ?

Difficilement évitable, la personnalisation politique par porte-parole interposés est accentuée par le présidentialisme qui sévit à tous les échelons des institutions. Mais cette personnalisation politique est démultipliée par la personnalisation médiatique, construite par un journalisme en quête de personnages, souvent coproduits par les acteurs politiques eux-mêmes. Cette personnalisation-là culmine avec ce que l’on appelle la « peopolisation » : la confusion entre les stars du show-biz et les porte-¬parole politiques, doublée de la traque de leur intimité. Pour justifier ces avatars relativement récents de la « société du spectacle », les chefferies éditoriales et commerciales des principaux médias invoquent les goûts des publics. Cette justification dissimule mal leur démission devant le tout-commercial et la quête à courte vue des audiences maximales.

Certains grands médias assurent que le débat politique « n’intéresse » pas les citoyens. Les Français sont-ils donc à ce point dépolitisés ?

Encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on désigne par « politique ». L’expérience de la politique varie en fonction des préférences partisanes, mais elle est surtout socialement différenciée. Or les sommets du microcosme médiatique sont prisonniers d’une expérience qui réduit la politique à ses cuisines : cette politique politicienne qui suscite le rejet de nombreux citoyens. Au point que ceux-ci, souvent, ne reconnaissent plus comme politique ce qui l’est vraiment, à commencer par les solutions à apporter aux problèmes sociaux auxquels ils sont confrontés. Le débat politique tel qu’il est construit par les médias (avec le concours de nombreux responsables politiques) alimente ce prétendu désintérêt que l’on attribue souvent à des replis ou à des aspirations individualistes, voire au triomphe du consumérisme. Mais peut-être faudrait-il s’interroger sur l’évolution de plus en plus consumériste du journalisme lui-même, en dépit de ce que nombre de journalistes souhaitent encore.

Que pensez-vous de la méthode des « panels » façon TF1, avec des « vraies gens » remplaçant les journalistes politiques dans le rôle de l’intervieweur ?

Cette « méthode » résulte d’une double évolution : de la télévision et de la politique. Le passage d’une télévision qui délivre des messages devant des récepteurs réputés passifs à une télévision qui sollicite et simule l’implication des téléspectateurs a eu pour effets de privilégier les talk-shows, de mélanger politique et divertissement et de mettre en scène des ersatz d’agora démocratique, notamment en construisant des « panels ». La politique a suivi, en adoptant, du moins parmi les gouvernants et ceux qui aspirent à le devenir, les techniques de cette télévision. Cette emprise des talk-shows, des « panels » et du mélange des genres est désormais inscrite dans des stratégies politiques qui adoptent les recettes et les scénarios de la télévision. Nicolas Sarkozy est à la politique ce que les bateleurs de TF1 sont à la télévision. Le dernier sarkoshow sur TF1 a célébré leur rencontre et nous a offert un double simulacre de proximité, entre Nicolas Sarkozy et le peuple et entre TF1 et « ses » téléspectateurs. Cette émission entérine une défaite du journalisme politique, c’est vrai, mais celle du journalisme politique passionné par les conflits souvent subalternes qui agitent le microcosme médiatico-politique et beaucoup moins par les problèmes sociaux dont ce microcosme, souvent fermé sur lui-même, est censé se préoccuper.

Comment expliquer la fermeture que vous venez d’évoquer ?

Plusieurs processus concourent à cette fermeture : la proximité des origines sociales et des trajets scolaires, la convergence des formes de perception de la vie politique et sociale qui résulte, pour une part, de cette proximité, la formation dispensée dans les hautes écoles du journalisme, l’enfermement du journalisme politique dans une « spécialité » coupée du journalisme social ou de ce qu’il en reste : les trop rares enquêtes sociales, présentées comme des modèles du journalisme idéal, ne sont, à bien des égards, que des cache-misère du journalisme réel.

En refusant les règles du jeu médiatique, avec sa cohorte de petites phrases et ses formats calibrés, un responsable politique serait immanquablement effacé des écrans. A-t-il d’autres choix ?

L’alternative n’est pas entre le boycott impuissant et la soumission résignée. Les responsables politiques, du moins ceux qui se prévalent de la contestation de l’ordre social existant, devraient tirer quelques conséquences de ce simple constat : les médias dominants sont, en dépit de la résistance de nombreux journalistes, une composante de cet ordre social. Contester les médias dans les médias, transgresser ce que vous appelez les « règles du jeu », assumer le conflit au sein même des arènes médiatiques ne vous condamne pas à la marginalité. Aussi rétifs soient-ils à la critique, les responsables des médias ne peuvent pas censurer purement et simplement ceux qui refusent de leur être asservis.

Entretien réalisé par Rosa Moussaoui