Vingt-cinq ans après – « Les médias contre la rue » (Postface)

Tout commença par un mouvement social. Un certain mois de mars 1996, dans le sillage d’un appel à la solidarité avec les grévistes et les manifestants contre le « plan Juppé », quelques signataires se réunirent pour fonder l’association Action-Critique -Médias (Acrimed).

L’« Appel pour une action démocratique sur le terrain des médias » qui a soutenu la fondation de notre association le constatait déjà : « Le mouvement social de novembre et décembre 1995 a donné lieu à des tentatives intolérables d’étouffer la voix des acteurs sociaux (en affectant de leur donner la parole), de dénaturer leurs aspirations, d’effacer leurs propositions en les soumettant au verdict de prétendus experts. » Et concluait alors : « Une population en état d’ex-communication permanente, un pays qui ne peut plus (se) communiquer par le moyen des médias, et c’est la démocratie qui dépérit. »

Fidèle à son acte de naissance, Acrimed n’a cessé d’exercer sa vigilance à l’occasion des principales mobilisations sociales depuis 25 ans. En 2007, Médias et mobilisations sociales. La morgue et le mépris (paru aux éditions Syllepse) proposait une première analyse des discours et des pratiques qu’Acrimed n’a pas cessé d’observer depuis. Les Médias et la Rue propose une sélection des quelque 400 articles consacrés à la couverture des mobilisations. Encore ne s’agit-il que d’un échantillon d’une critique des médias qui s’intéresse à la plupart des domaines et des rubriques de l’information, à la propriété et à l’économie des médias, aux métiers et aux pratiques du journalisme.

Il fut un temps, que les moins de vingt-cinq ans peuvent ne pas connaître, où quelques organes de la presse écrite nationale et deux ou trois chaînes de télévision mettaient en musique les informations et les commentaires. En 25 ans, le monde des médias s’est profondément transformé : bouleversements provoqués par internet, développement des concentrations, accroissement des difficultés économiques de la presse imprimée, multiplication de chaînes d’information en continu qui se livrent une concurrence mimétique où le presque pareil rivalise avec le même. Sans atteindre, du moins dans l’audiovisuel, l’audience des médias traditionnels, elles n’en imposent pas moins un modèle fait de débats expéditifs et d’une information répétitive et appauvrie, fabriquée dans l’urgence artificielle et permanente du direct.

Autres bouleversements produits par le développement du numérique : l’ensemble des médias, écrits comme audiovisuels, s’emparent de nouveaux formats comme la vidéo ou le podcast, tandis que les informations qu’ils mettent à disposition sur leur site internet voient leur diffusion démultipliée. Google est ainsi devenu l’un des principaux pourvoyeurs d’informations, que les grands opérateurs de télécom mettent également à disposition sur leurs portails. Enfin, ces informations circulent sur une multitude de plateformes très diverses, dans leurs usages et par leurs publics, telles que Snapchat, Instagram, Facebook, Twitter ou Youtube, où elles sont recommandées, critiquées, commentées et rediffusées.

Dans le même temps, les métiers du journalisme se sont transformés : un journalisme dont les effectifs décroissent et se précarisent, alors même que les soutiers, porteurs de micros et batonneurs de dépêches, en revanche, se multiplient. Les reporters et enquêteurs, du moins quand ils sont confrontés aux mobilisations sociales, sont en général cantonnés à des positions subalternes. En même temps, les journalistes professionnels et en particulier les journalistes encartés peuvent de moins en moins prétendre au monopole de la production de l’information. Des témoins, de plus en plus nombreux, réalisent et diffusent articles et vidéos. Et les « réseaux sociaux » (bien mal nommés) contribuent à leur façon à la diffusion de l’information et souvent à sa production : pour le pire, mais aussi, quoi qu’en disent les bien-pensants du journalisme officiel, pour le meilleur.

* * *

Malgré tous ces changements ou à cause d’eux, les gueux et leurs mobilisations sont globalement de plus en plus maltraités, notamment en raison de la montée en puissance de médias et de journalistes liés à la droite et à l’extrême-droite. Diverses variétés de journalisme et de produits médiatiques concourent ainsi aux distorsions et à la médiocrité générale de l’information (sans en affecter uniformément tous les domaines).

 Les commentaires, envahissants et pompeusement consacrés à de prétendus « décryptages », ne sont plus réservés aux éditorialistes et aux tribunes libres : ils mobilisent indistinctement des journalistes et des porte-parole politiques, des publicitaires et des chargés de communication, des sondologues et des universitaires en mal de médiatisation, des porte-voix d’instituts fantomatiques, et des formations qui ne doivent leur audience qu’à leur accès aux médias. Sans oublier toute une ribambelle de charlatans, dont les « synergologues », sorte d’astrologues de la « communication non verbale », ne sont pas les moins amusants. Comme sur le site du « Bon coin », on trouve de tout dans cette vaste foire aux débats pour bavards omniscients. Des voix différentes peuvent malgré tout s’y faire entendre, mais dans le vacarme d’un chœur assourdissant qui interprète, à quelques nuances et quelques fausses notes près, une même partition qui tient lieu de pluralisme éditorial.

 Les entretiens, dans les « matinales » et les « grands débats », ouverts aux responsables politiques (mais sans grand pluralisme) et à des éminences médiatiques (mais sans grande diversité) n’accordent qu’une place marginale aux syndicats et aux associations et presque aucune aux acteurs sociaux mobilisés.

 Les experts en commentaires et en entretiens sont à ce point interchangeables qu’un mercato devenu presque permanent les transfère indifféremment d’un média à l’autre – ce qui ne les empêche pas d’intervenir simultanément dans plusieurs médias. Et si, au fil des ans, l’éventail relativement restreint de leurs orientations s’est quelque peu élargi, c’est en raison de la place prise par des médias ouvertement réactionnaires !

 La sondomanie consomme à haute dose de prétendues « enquêtes d’opinion » qui construisent peu ou prou les opinions qu’ils prétendent enregistrer. Ces sondages tiennent lieu d’enquêtes sociales et fournissent la matière première des commentaires. Avec cette conséquence : l’opinion sondée supplante l’opinion mobilisée, réduite à une foule indistincte d‘où émergent quelques pancartes et quelques cris, ponctués par de maigres micros-trottoirs.

 Les exhibitions tiennent lieu de reportages. Dans les médias nationaux, les luttes sociales souffrent d’une désinformation par omissions, du moins tant que leur intensité ou leur ampleur ne les rendent pas incontournables. Quand elles le deviennent, elles sont alors fréquemment sous-traitées par les télévisions à un journalisme de préfecture, plus attentif au spectacle des affrontements et au point de vue des « forces de l’ordre » qu’aux aspirations et revendications des acteurs mobilisés.

Plus ou moins étouffées par ces pratiques journalistiques, les enquêtes sociales approfondies, qui seules permettraient de comprendre les motifs des mobilisations, se raréfient : leurs acteurs, si l’on excepte quelques prises de parole syndicales, sont tenus dans le rôle de témoins invités à exhiber leurs plaies.

Ces tendances lourdes ne sont pas exclusives de contre-tendances. Un autre journalisme est possible, puisqu’il existe déjà. Il dispose de niches dans les grands médias et prospère dans de nombreux médias alternatifs. Dans quelques médias dominants et quelques livres de journalistes, des enquêtes sociales peuvent parfois percer la chape de plomb des bavardages en tous genres. Parmi les médias indépendants et associatifs, les meilleurs ne se confondent pas avec l’orchestre plus ou moins désaccordé qui interprète les diverses variétés politiques d’un même répertoire. Mais de même que, dit-on, les trains qui arrivent à l’heure n’intéressent pas les journalistes, le journalisme réfractaire, minoritaire ou minorisé, ne reçoit pas ici tous les éloges qu’il mérite.

* * *

Les Médias et la Rue passe en revue les diverses nuances et variétés du pire, mais rend peu compte des raisons économiques et sociales des pratiques journalistiques qu’il rend visibles et qu’il épingle : les présupposés et les prolongements de notre critique, dont un aperçu est proposé dans la rubrique « Quelle critique des médias ? » de notre site. Disons simplement que cette critique n’est pas une critique académique, c’est-à-dire une critique qui s’abrite derrière ses prétentions scientifiques pour s’abstenir d’intervenir directement et en temps réel contre les malfaçons journalistiques. C’est une critique dans la mêlée, qui ne s’en adosse pas moins à l’économie des médias et à la sociologie du journalisme.

Ne nous y trompons pas : tout ne s’explique pas par l’économie, mais rien ne s’explique sans elle. Les modalités d’appropriation et de financement des médias sont loin d’être sans effets, mais tout ne s’explique pas par l’intervention directe des milliardaires qui possèdent les principaux médias. Pour ne pas verser dans un économisme à courte vue, notre critique s’étend aux conditions sociales et politiques d’exercice des métiers du journalisme, et notamment aux rapports de compétition et de domination qui règnent dans les médias, ainsi qu’aux formes de subordination des médias aux gouvernants et à l’organisation des pouvoirs publics. Cette critique s’efforce de mettre en évidence des logiques sociales sous-jacentes et non des intentions maléfiques et concertées, voire des complots auxquels nous renvoient quelques esprits forts en falsifications.

Le sociologue Alain Accardo dit l’essentiel en peu de mots : « Il n’est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps, il suffit qu’au départ elles aient été mises à l’heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu’en suivant son propre mouvement chacune d’elles s’accordera grosso modo avec toutes les autres. La similitude du mécanisme exclut toute machination. » (Médias et censure. Figures de l’orthodoxie, dir. Pascal Durand, éd. Université de Liège, 2004, p. 46).

* * *

L’accueil chaleureux réservé à nos critiques (et, il faut l’espérer, à ce livre) ne doit pas dissimuler l’hostilité qu’elles suscitent.

Il suffit de lire Les Médias et la Rue pour le comprendre : la plupart des chefferies éditoriales et leurs commis nous méprisent ou nous détestent. Prêts à accueillir sur leur plateau des n’importe qui prêts à dire n’importe quoi, ils ne nous ont reçus que quatre fois en 25 ans. On ne sait jamais : nous pourrions les déranger !

Plus consternant : des sociologues et des économistes, y compris parmi ceux dont nous faisons connaître les travaux qui inspirent nos critiques, sous couvert de défendre l’autonomie de leur activité, se gardent de se compromettre à nos côtés. Soyons clairs : les rythmes et les exigences de la recherche ne coïncident pas avec ceux des interventions. Mais est-ce une raison suffisante pour ne pas transgresser les limites de la bienséance académique, ainsi que Pierre Bourdieu invitait à le faire ? Le savoir des experts doit-il être réservé aux experts ? Ne pas s’engager, qu’on le veuille ou non, est une forme d’engagement.

Plus amusant : quelques importants qui n’ont d’autre importance que celles qu’ils s’accordent se prévalent d’une critique des médias d’autant plus complexe qu’elle est muette sur les médias eux-mêmes, notamment quand ils maltraitent les mobilisations sociales !

Plus troublant : des forces politiques, syndicales et associatives (mais pas toutes) pourtant impliquées dans la contestation d’un ordre social que soutient l’ordre médiatique préfèrent ignorer la question des médias (et trop souvent nous ignorer). Soyons clairs, une fois encore : la médiatisation de leurs positions et de leurs actions est, sous certaines conditions, nécessaire voire indispensable. Mais est-ce une raison suffisante pour accepter sans réserve de « jouer le jeu », en espérant instrumentaliser les médias dominants, quand ceux-ci vous instrumentalisent et vous maltraitent ?

***

Acrimed a 25 ans et toutes ses dents.

En 1996, nous n’étions ni les premiers ni les seuls. Depuis le XIXe siècle au moins, la critique des médias a toujours accompagné l’histoire des médias. Et Acrimed est né et a fait ses premiers pas dans un contexte marqué par la parution de Sur la télévision de Pierre Bourdieu (1996), puis des Nouveaux Chiens de garde de Serge Halimi (1997) et de la diffusion du documentaire de Pierre Carles, Pas vu, pas pris (1998). Leur ont succédé notamment les publications de Pour Lire Pas Lu, surnommé PLPL, (de juin 2000 à octobre 2005, puis du Plan B (de mars 2006 à mai 2010), ainsi que l’éphémère « Observatoire français des médias (septembre 2003 -2006). Sans omettre le film Les nouveaux chiens de garde (2012) réalisé par Gilles Balbastre et Yannick Kergoat – vu par 250 000 spectateurs en salle, nominé pour le César du meilleur documentaire et… censuré par France Télévisions ! – et les articles du Monde Diplomatique. Ces critiques, que l’on peut qualifier de « radicales », ont convergé en 2005-2008 avec celles de syndicats de journalistes et celles de nombreuses associations, syndicats et médias associatifs à l’occasion des « État généraux pour une information et des médias pluralistes » dont nous avions pris l’initiative. Enfin, le site d’« Arrêt sur images » (lancé en 2007) et la chronique de Samuel Gontier, « Ma vie au poste » (depuis 2008) fournissent d’utiles munitions.

Nous n’étions pas les seuls, nous le sommes encore moins. Les rubriques et les émissions sur les médias se sont multipliées : dans les grands médias, ce sont le plus souvent des produits médiatiques comme les autres, inodores et sans saveur, vaguement informatifs, vraiment inoffensifs. Et alors que seuls Acrimed et quelques autres contrariaient les prétentions de ces produits, désormais la critique des médias se répand sur tous les supports. Sans doute est-elle souvent superficielle (quand elle n’est pas réactionnaire). Mais, c’est une critique effective, omniprésente et multiforme qui prolifère, notamment sur des blogs, par vidéos et sur les « réseaux sociaux ».

Nous n’étions ni les premiers ni les seuls, mais nous avons enfanté une créature improbable et vulnérable...

Une créature improbable : une association militante qui s’efforce de mettre en commun les savoirs et les actions de chercheurs et d’universitaires, de journalistes et de salariés des médias, de militants (associatifs, syndicalistes et politiques) et d’usagers des médias.

Une créature vulnérable : non seulement parce qu’elle repose sur une activité militante, pour l’essentiel bénévole, et ne dispose que de faibles ressources financières, mais aussi (et peut-être surtout) parce que trop peu nombreux sont ceux qui sont prêts à prendre en charge les tâches sans gloire de la construction d’une association, à renoncer à des positions individuelles ou individualistes qui, aussi contestataires soient-elles, ne sont souvent que des postures.

* * *

Si notre critique se distingue peu ou prou de tant d’autres, c’est par les objectifs qu’elle se fixe et par ses enjeux qui, sans être étroitement partisans, sont proprement politiques. Pour trois raisons au moins.

1. Quels qu’en soient les supports, les formes et les genres, les médias sont indispensables à la diffusion des informations et des débats, ainsi qu’à celle de la culture et du divertissement et, ce faisant, à la démocratie, de quelque manière qu’on la définisse ou l’envisage. Indispensables, certes, mais sous certaines conditions qui sont si souvent mal remplies que la critique des médias est elle-même indispensable à la démocratie. Elle l’est d’autant plus alors que, déjà évoqués, des médias de plus en plus nombreux offrent leurs poubelles à des tentations et des déchets d’extrême droite, quand ils ne sont pas néo-fascistes.

La critique des médias oppose ses contre-pouvoirs, si faibles soient-ils, aux pouvoirs des médias et à leur domination symbolique. Sans doute les médias ne sont-ils pas tout-puissants. Ils ne sont pas aussi puissants qu’on le croit communément ou qu’ils le prétendent quand ils s’affichent comme un « quatrième pouvoir ». Ils ne s’imposent pas mécaniquement à des récepteurs passifs qui absorbent tout comme des éponges. Mais ils exercent des pouvoirs : de consécration ou de stigmatisation, d’incitation et de dissuasion, de prescription et de problématisation, de cadrage et d’exclusion. Quand ces pouvoirs s’exercent dans le même sens, les médias exercent une domination symbolique. C’est en cela que les médias dominants sont dominants. À ce titre, ce sont des auxiliaires, voire des rouages de toutes les formes de domination : économique, sociale et politique. C’est pourquoi il convient de ne pas les laisser sans répliques.

2. Ces répliques – ces contre-pouvoirs – requièrent l’intervention d’acteurs collectifs et de leurs représentants. C’est pourquoi inlassablement, nous soumettons ces questions aux associations, aux syndicats, aux formations politiques, aux acteurs des mobilisations sociales qui, sans doute, se la posent sans nous : Quels rapports entretenir avec les médias, et en particulier avec les médias dominants ? Comment se servir des médias sans leur être asservis ? Inlassablement, nous leur proposons quelques analyses du « champ de bataille » et nous les interpellons, non pour leur prescrire ce qu’ils doivent faire, mais pour qu’ils ne se bornent pas à traiter les médias comme des instruments plus ou moins dociles dont ils tentent, non sans illusions, de domestiquer l’usage. Or force est de constater qu’il est trop rare que ceux qui subissent quotidiennement les foudres des intervieweurs, le mépris des commentateurs, la morgue des présentateurs, puissent contester leur arrogance. Force est d’admettre qu’il est difficile, voire impossible, surtout « à chaud », de soutenir, à la télévision et sur la plupart des radios, une critique argumentée. Faut-il tenter de contourner ces difficultés, feindre de les ignorer, au risque de sembler cautionner le système qui les produit, ou les affronter en les dénonçant ?

3. Depuis 1981, un énorme trou noir a englouti les projets de transformation et d’appropriation démocratiques des médias, alors même que leur concentration, leur déploiement multinational et multimédia, leur financiarisation et leur soumission à la logique du profit en font des acteurs et zélateurs d’une domination qui rétrécit, quand elle ne l’étouffe pas, la vie démocratique. Des projets, plus ou moins développés, portés par quelques chercheurs, par les médias indépendants, par des syndicats de journalistes et par quelques forces politiques fleurissent pourtant. Ces projets doivent être débattus, voire contestés. Dans le meilleur des cas, ils demandent être précisés et amplifiés : notre critique a pour principale ambition de mettre en évidence l’urgence et la nécessité d’une transformation d’ensemble et d’y contribuer.

Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi. Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires.

Henri Maler
Quelque part en France, juin 2021